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Monténégrins, oubliant les divisions religieuses qui les séparaient d'eux pour ne voir que l'ennemi commun des chrétiens, elles atteignirent Soliman-pacha dans les environs de Podgoritsa, et tombant à l'improviste sur son armée en marche, la mirent en pleine déroute. Cet événement ne fut cependant pas suffisant pour délivrer entièrement le Tsernogore. Les troupes laissées par le pacha de Scutari parvinrent à se maintenir dans le pays et continuèrent à lever le kharatch, dont le produit, pour insulter encore plus cruellement les fiers montagnards, fut appliqué à payer les frais de chaussure des femmes du harem impérial: souvenir que les Monténégrins ne rappellent pas encore aujourd'hui sans en frémir d'indignation.

Cette loi outrageante ne pesait, du reste, pas sur toute la nation, et les districts les plus inaccessibles continuaient à demeurer insoumis comme par le passé. Au bout de soixante ans le mouvement de résistance s'étendit de nouveau à toute la Montagne Noire. En 1687 les Vénitiens s'adressèrent au vladika Vissarion pour lui demander d'opérer avec ses montagnards une diversion qui, occupant une parties des troupes turques sur un autre point, favorisât l'expédition de Morosini contre le Péloponèse. Un traité d'alliance fut conclu entre la puissante république et la petite peuplade montagnarde, et le gouvernadour Voutcheta Bogdanovitj, ayant pris le commandement des troupes, battit auprès de Mokrina le pacha Topal, tandis qu'un autre corps de Tsernogortses dispersait à l'entrée des défilés les soldats de Soliman Bagailia, vizir de Scutari. La République vénitienne, en reconnaissance de ce concours, décerna des médailles d'or et des pensions viagères pour récompense

à ceux des Monténégrins qui s'étaient le plus distingués dans ces deux affaires.

Mais elle se borna là, et l'année suivante ses auxiliaires de la veille réclamèrent vainement d'elle le secours qu'ils lui avaient si efficacement prêté : elle les laissa livrés à euxmêmes, et ils durent résister seuls à une attaque de Soliman de Scutari. Malgré ce manque de secours, ils furent encore une fois vainqueurs, et après une campagne de huit jours seulement rejetèrent les Ottomans en désordre à la suite d'une bataille livrée au pied du mont Vertielki.

En 1689 ce fut Léopold, empereur d'Allemagne, qui réclama leur coopération pour soutenir le mouvement de son armée en Bosnie et en Servie; en échange il promit de leur reconnaître en pleine souveraineté la possession de tout le territoire qu'ils pourraient enlever aux Turcs. Mais après quelques premiers succès, les troupes impériales furent obligées de rétrograder devant l'armée du grand-vizir KiouperliZadé-Mustapha, et en 1693 plus de trente-sept mille familles serbes, compromises par les sympathies qu'elles avaient montrées en faveur des armes chrétiennes, se virent obligées d'abandonner leur sol natal et de chercher un refuge en Autriche sous la conduite du patriarche d'Ipek, Arsène III, Monténégrin de naissance. Leur émigration se fit sous la protection d'un corps de troupes montagnardes envoyé à la demande du patriarche.

Cette déplorable issue d'une guerre dont ils avaient espéré un heureux résultat fit perdre aux Tsernogortses tous les avantages qu'ils avaient tirés de leurs derniers combats. L'autorité ottomane fut rétablie presque sans résistance dans les vallées qui en avaient pour quelques instants secoué le

joug, et l'odieuse obligation du kharatch continua à peser sur les habitants. La paix de Carlovitz, en 1699, dans laquelle les Monténégrins furent oubliés et dont aucun article ne stipula de garanties en leur faveur, parut destinée à confirmer encore cette loi de servitude. Mais bientôt après, au bout de quatre-vingts ans d'humiliation, elle fut noyée dans le sang.

FRANÇOIS LENORMANT.

(A suivre.)

DE LA CLASSIFICATION DES LANGUES

ET DES

ÉCOLES DE LINGUISTIQUE EN ALLEMAGNE.

[Sprachwissenchaftliche Abhandlungen, von H. STEINTHAL. Berlin, 1856, in-8°.]

L'Allemagne est aujourd'hui partagée entre deux grandes écoles de linguistes. La première, qui compte au nombre de ses disciples le savant Bopp, auteur de la Vergleichende grammatik, se distingue par ses tendances évidemment empiriques. Peu portée aux spéculations abstraites, elle s'efforce de découvrir au moyen de l'étude des lois phonétiques et de la grammaire comparée, les traits d'analogie ou de dissemblance qu'offrent entre eux tous les idiomes connus. De là elle prétend conclure à la parenté ou à la diversité d'origine des peuples qui les parlent. Les principes de cette école nous sont succinctement exposés par M. Schleicher dans son ouvrage Sur les langues de l'Europe moderne.

Il en a paru une traduction française due aux soins de M. Ewerbeck.

La seconde école, fondée par G. de Humbold, manifeste au contraire un penchant beaucoup plus vif pour les idées théoriques, et se plaît à transformer la science des langues en un véritable système de philosophie.

Le point important pour ses sectateurs, c'est la recherche des principes grammaticaux qui ont présidé à la formation de chaque groupe de langues, et sur cette base s'élève tout l'édifice de leurs classifications philologiques. Partout où ces principes grammaticaux semblent différer, ils se hâtent d'admettre une nouvelle formation d'idiomes sans connexité avec les formations environnantes. En un mot, leur méthode éminemment analytique laisse de côté toutes les questions d'ethnologie comparée et tend à multiplier le nombre des centres de création linguistique que la méthode des disciples de Bopp a surtout pour effet de restreindre.

Aucun des ouvrages sortis de l'école de Humbold n'a, que nous sachions, encore été traduit, et malgré tout l'intérêt qu'offre leur lecture, ils restent inabordables à quiconque ne veut pas commencer par apprendre l'allemand. Le désir de combler autant qu'il est en nous la lacune signalée ici nous a déterminé à faire paraître un résumé du mémoire de M. Steinthal intitulé: De la classification des langues considérée comme développement des idées linguistiques. L'auteur est un fervent disciple à la fois de G. de Humbold et du philosophe Hégel, et son opuscule, véritable manifeste de parti, joint au mérite d'être aussi complet que

possible, le mérite non moins considérable d'une grande brièveté. Puisse notre article contribuer tant soit peu à répandre parmi nous le goût des études philologiques. S'il doit en être ainsi, nous oublierons bien volontiers ce qu'il nous a coûté de peine et de travail pour rendre en français l'intraduisible terminologie des écrivains allemands.

L'ouvrage de M. Steinthal débute par un rapide exposé des progrès de la linguistique à partir de la fin du dix-huitième siècle. Les noms d'Adelung, de Pott, de Bopp, dont les travaux sur la grammaire historique seront difficilement égalés, de Frédéric Schlégel, qui le premier remarque la nature organique du langage, sont cités en passant. Enfin notre auteur s'arrête à Guillaume de Humbold et salue en lui le père de la philologie comparée.

Les méthodes jusqu'alors en vigueur, dit Steinthal, ne tenaient compte pour la classification des idiomes que des phénomènes purement extérieurs et formels de flexion ou d'agglomération. Humbold le premier s'aperçut de lear insuffisance et sentit la nécessité d'étudier chaque langue dans son essence intime, dans les principes mêmes qui ont présidé à son développement. C'est ainsi qu'il en arriva à la découverte de la forme intime du langage. Enfin ses regards se tournèrent vers ces dialectes de l'Asie orientale et de l'archipel indien jusque-là fort délaissés des linguistes, et il montra une merveilleuse sagacité à pénétrer les artifices les plus ingénieux au moyen desquels plusieurs de ces idiomes déguisent la pauvreté de leur véritable structure grammaticale.

Et cependant, malgré sa science profonde, malgré la su

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