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LES ILES LOU-TCHOU.

[UN CHATEAU-FORT.

LE MARCHÉ DE NAFA.]

LETTRE A M. LÉON DE ROSNY,

Rédacteur en chef de la Revue orientale et américaine

Nafa, 25 juin 1858.

.... Je viens vous inviter à visiter avec moi les ruines d'un ancien château-fort qui mérite votre intérêt. Si la rivière de Nafa était véritablement une rivière, nous pourrions faire la promenade en barque; mais à quatre kilomètres d'ici environ (c'est la distance du château), elle se divise en deux ruisseaux qui ont très-peu d'eau, si ce n'est au moment de la marée. Donc nous irons à pied, en passant le bac du port même de Nafa, qui est assez bien garni pour le moment. Ces grandes barques à un seul mât sont des barques japonaises de Kango-sima, les seules qui viennent ici pour le commerce, dont le roi Satsouma, duquel dépend Lou-tchou, conserve pour lui seul le monopole. Ces barques sont au nombre de quinze, comme vous pouvez le voir; en ce moment elles chargent surtout du sucre et s'apprêtent à repartir. Ces barques nous donnent l'occasion de voir dans la ville quelques figures japonaises, et notamment des hommes armés de leurs sabres, ce qui contraste d'une manière frappante avec les pacifiques Lou-tchouans qui portent à leur côté, en guise d'épée, un éventail, quand ils ne l'ont pas à la main. Cette année ces messieurs japonais paraissent moins nous éviter que les années précédentes.

II. 1859.

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Quelles sont donc ces autres grandes barques chinoises et japonaises? Les barques chinoises sont celles qui font le voyage de Chine: elles portent la malle environ une fois par an, et nous arrivent chargées de thé, de parapluies, de papier, etc. Les barques japonaises sont destinées à faire le voyage du Japon, où elles portent probablement le tribut.... Si nous en croyons un de nos maîtres, qui nous le dit tout bas, le gouvernement prend pour lui les deux tiers des revenus. Les plus petites barques appartiennent à des pêcheurs, ou bien elles viennent de Ounting (au nord) et apportent du bois de chauffage; d'autres viennent des îles dépendantes de Lou-tchou avec du bois, des vaches, des porcs, etc., qu'elles échangent contre les objets qui leur manquent, comme des marmites, de la poterie et divers ustensiles de ménage.

La rivière passée, nous nous trouvons dans un grand village que l'on peut regarder comme un faubourg de Nafa. Voyez-vous tous ces curieux ? Les curieuses se cachent derrière les murailles. Quand nous serons passés, nous entendrons les enfants se dire entre eux : Houlanda (des Hollandais), nom que les gens du pays donnent indistinctement à tous les étrangers: c'est qu'en fait de géographie ils ne sont pas forts, et il n'est presque aucun d'eux qui ait une idée même confuse des peuples d'Europe.

Ces femmes que vous voyez devant vous et qui viennent de notre côté, sont chargées de patates, de gingembres et de légumes qu'elles portent au marché. Tout à l'heure vous les verrez prendre la tangente pour nous éviter. C'est l'habitude. Si nous cherchons à les ramener près de nous par

des paroles bienveillantes, il y a fort à craindre qu'elles fuient encore plus vite que jamais.

Avant d'arriver à notre château-fort, nous trouvons une petite plaine remplie de magnifique riz, de cannes à sucre, de haricots, de patates et même de joncs pour faire des nattes.

Patience, nous arrivons. Il faut gravir cette petite montagne, sur le sommet de laquelle vous apercevez déjà les murailles du château. Il y a un mois, nous aurions rencontré sur notre route, parmi les pierres, le beau lys à la blanche corolle, et même l'oranger en fleurs. Arrivés à 40 ou 50 mètres au-dessus du niveau de la mer ou du lit de la rivière qui passe au pied de la montagne, nous trouvons la porte d'entrée. L'emplacement de cette porte et les ruines témoignent encore de sa grandeur (environ 2 mètres) ; quelques pieds de rhubarbe poussent au milieu des ruines. L'intérieur du château est disposé en amphithéâtre. Les murs d'enceinte existent encore partout, mais ils sont tous délabrés à l'intérieur. Ils étaient construits de pierres sèches (sans mortier). La longueur, que je n'ai pu mesurer exactement, peut bien être de 150 mètres et la largeur de 60 à 80 mètres. La longueur se divise en quatre espèces d'étages distinguées par des murs qui règnent dans toute la largeur. Dans la troisième division, il existe encore une porte en pierre de taille dont la partie supérieure est soutenue par des racines d'arbres à pagode qui se sont si élégamment disposées le long des côtés et à la voûte, qu'un artiste ne pourrait s'empêcher de la dessiner en la voyant. Dans cette troisième porte, on semble encore reconnaître l'emplacement de bâtiments confortables: c'était probable

ment le quartier du gouverneur. A droite et à gauche, il y a deux petites enceintes dépendantes de celle-ci; il y a aussi une espèce de petit bocage planté de divers arbustes, entre autres de beaux orangers. En suivant un petit sentier derrière cette enceinte, on trouve une muraille très-élevée avec un grand porche, ainsi qu'une haute porte bien ferrée et fermée avec un cadenas. Comme cette porte ne s'élève pas jusqu'à la voûte cintrée du porche, nous avons pu l'escalader et passer de l'autre côté. Nous nous sommes alors trouvés dans un petit bois au fond duquel se trouvent des pierres sacrées sur lesquelles on brûle encore de temps en temps des bâtonnets et des parfums.

En revenant de ce bois et traversant la troisième enceinte, si on prend un sentier à gauche et que l'on passe par une brèche faite dans le mur, on se trouve dans une nouvelle enceinte que l'on ne voyait pas d'abord et qui est presque aussi grande que la première. De cette enceinte, en suivant la montagne et à quelques centaines de pas, on arrive à un gros village qui, par le titre de ville (goussikou) qu'il porte encore, atteste de son antique importance. Nous trouvâmes dans cette enceinte trois hiakou-so (cultivateurs) 1. L'un de mes confrères, qui parle le mieux leur langue, leur demanda le nom de ce lieu.

1 On appelle hinkou-so (bas peuple) des individus de classe infime. Quelque riches qu'ils soient (et il y en a de très-riches), ils ne peuvent jamais espérer devenir samouraï. Ils n'ont pas même le droit de porter la ceinture de soie; ils doivent se borner au coton. De même pour les chaussures, ils ne peuvent en porter d'écorce de bambou ; ils doivent se contenter de chaussures en paille.

Il s'appelle, dirent-ils, Timi-goussikou (le fort de la ville de Timi).

Anciennement qu'est-ce qu'il y avait ici?

-Oh! anciennement il y avait un grand chef... Il s'en alla demeurer à Chouï (capitale actuelle de Lou-tchou). -Y a-t-il longtemps?

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Oh! oui, il y a bien longtemps.

Et aussitôt ces braves gens, regardant à droite et à gauche comme des voleurs qui craignent d'être surpris, nous quittèrent et se mirent tout près de là à leur travail sans vouloir nous en dire davantage. Nos maîtres, que nous avons interrogés sur ce château, ont été encore plus réservés que les hiakou-so, de sorte que je ne puis vous donner d'autres renseignements historiques sur son compte. J'ajouterai sculement que, de ce château, l'on découvre parfaitement la mer au nord et à l'ouest.

Dans le nord, à deux ou trois lieues de Nafa, se trouvent les ruines d'un autre château, d'où l'on découvre la mer à l'est et à l'ouest. Il s'appelle fort d'Ourasi. Dans la colline sur laquelle il est construit, on trouve une caverne à stalactites et stalagnites encore en voie de formation.

Pour terminer notre excursion, nous reviendrons par le marché. Oh hoye! oh hoye! Que veulent dire ces cris? Ils veulent dire, très-cher Monsieur, que le feu dévore quelque maison. Les incendies ne sont pas rares dans ces petites habitations couvertes en chaume et à bas étage. Aussitôt que quelqu'un, même un enfant, s'en aperçoit, il donne l'alarme par ce cri oh hoye! et, dans quelques minutes, vous entendez les mêmes cris dans toute la ville de Nafa

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