Images de page
PDF
ePub

Les nôtres étant les moins nombreux et les moins guerriers, ne s'aventuraient guère au sud des Chott avec leurs troupeaux car lorsque le besoin de pâturage les entraînait plus au Sud, ils étaient à peu près sûrs de subir quelque razzia. S'ils venaient se plaindre à nous, nous leur répondions qu'ils auraient dù mieux se garder; et s'ils nous demandaient à organiser eux-mêmes des rezzou pour se venger et surtout se récupérer de leurs pertes, nous les en empêchions pour ne pas les voir s'engager dans des affaires qui auraient pu, soit ressembler à des agissements hostiles vis-à-vis du Maroc, soit nous forcer à des démonstrations armées dont nous cherchions à éviter la répétition trop fréquente.

Quant aux ksouriens ils restaient libres de fermer les portes de leurs villages et ils devenaient ce qu'ils pouvaient en fait, ils étaient à la discrétion des dissidents avec lesquels ils avaient des compromis incessants.

Le M'zab, qui couvrait en partie notre Sahara à l'Est, et qui, placé sous le regime du protectorat nominal de 1853, échappait en fait à la surveillance et à l'action des agents français, devenait chaque jour de plus en plus gênant: ce n'était certes pas un centre de propagande insurrectionnelle ses intérêts sont dans nos villes du littoral et il a toujours été, en somme, sympathique à la France; mais les Beni-M'zab sont des marchands: ils approvisionnaient de poudre et de grains ceux de nos dissidents à qui nous fermions nos marchés, et ils donnaient, de gré ou de force, un refuge temporaire aux agitateurs, aux agents de désordre, et à ceux de nos ennemis qui, sans cet appui, n'auraient pas osé s'aventurer chez nous.

Nos officiers qui parcouraient incessamment ces pays, y dépensaient en pure perte leur intelligence et leur activité leur rôle était fort restreint, car ils n'étaient pas toujours en mesure d'imposer leur volonté et le plus souvent ils devaient se borner à rendre compte de ce qu'ils voyaient et à signaler les causes de trouble qu'ils ne pouvaient supprimer.

Nous n'exagérons rien. Quand en 1875, Bou Amama simple petit marabout, quelque peu prestidigitateur et passant pour fou, rentra à Moghar qu'il avait quitté depuis plusieurs années et que les habitants lui bâtirent une maison ou plutôt une zaouïa, on fut frappé de ses allures extravagantes et on le surveilla: en 1878, on trouva un prétexte plausible pour l'arrêter; mais il n'était plus à Moghar quand on y arriva. Quand on en repartit il y rentra, puis plus tard, sans paraître se cacher, en affectant même soit de prévenir l'autorité de ses pélerinages à El-Abiod, soit de s'excuser de ne pouvoir se rendre là où il était demandé, il sut se soustraire pendant 4 ans à toutes les tentatives faites pour s'emparer de sa personne. Il n'avait cependant alors commis aucun fait précis le plaçant sous le coup de la loi, et s'il avait été pris de 1878 à 1880, on l'aurait simplement interné en Corse par mesure politique.

Cet exemple montre bien quelles étaient notre influence et notre autorité, en pleine paix, dans un de nos ksours et fait deviner ce qu'elle pouvait bien être sur des nomades qui avaient la ressource de filer avec leurs tentes et leurs troupeaux du côté des insoumis toujours disposés à les accueillir.

Cependant, dès qu'on avait pu le faire, c'est-à-dire dès 1874, quand le maigre impôt des ksours ne rentrait plus, parce que les exigences des nomades, tant des amis que des ennemis, les avaient épuisées; quand nos tribus avaient des tendances trop marquées à se désagréger au profit des insoumis, une ou deux colonnes partaient de Sebdou, Saïda, Boghar, Djelfa ou Laghouat, parcouraient une portion des hauts-plateaux dans l'Ouest, et un peu du Sahara dans l'Est, sans cependant pousser jamais jusqu'aux Areg. Nous perdions quelques hommes, soit de fatigue en route, soit dans les hôpitaux au retour, nous faisions rentrer 10 ou 20 p. 0/0 de l'argent que nous coûtaient ces manifestations dispendieuses, mais nécessaires; les ksouriens avaient peur et

1

mettaient, pendant quelque temps, plus de réserve dans leurs compromis avec les insoumis qui, quelquefois mais rarement, recevaient de nos goums, encouragés par la proximité de nos soldats, quelque correction de nature à les rendre plus circonspects ou à les obliger à aller « se refaire » plus loin.

Trop souvent aussi, il arrivait que certains chefs de colonne, pour relever le moral de leurs soldats dépités de n'avoir eu ni combat, ni razzia, faisaient couper des palmiers ou démolir des maisons appartenant aux nomades qu'on n'avait pu atteindre. Ces destructions malencontreuses se retournaient tristement contre nous. Nous faisions disparaître une partie de la matière imposable de nos contribuables: nous enlevions à nos nomades insoumis, avec leur point d'attache en Algérie, toute raison de rentrer un jour dans le devoir; nous montrions aux nomades et aux ksouriens restés fidèles qu'ils n'avaient aucun intérêt à se fixer au sol ou à développer leurs plantations qui, un jour ou l'autre, pouvaient ainsi servir de gage à leurs ennemis. Les plus atteints étaient encore ces ksouriens qui perdaient à la fois leur travail, leur logis et leur quote-part dans les revenus des palmiers qu'ils soignaient comme fermiers.

Tel fut, en somme, notre mode d'action pendant longtemps sur les hauts-plateaux et dans le Sahara. Avec un peu plus d'humanité et moins de cruauté vis-à-vis des personnes, il ressemblait à celui des Turcs, nos prédécesseurs, et il n'était guère fait, il faut en convenir, pour démontrer aux indigènes la supériorité de cette civilisation européenne dont nous leur vantions la grandeur et les bienfaits.

Il serait cependant malséant et injuste d'incriminer ceux qui, n'ayant en main ni les crédits, ni l'outillage nécessaires pour pouvoir faire autre chose que des coups de force et de la répression, surent encore, avec de pareils moyens, obtenir des résultats dont il y aurait injustice et ingratitude à méconnaître l'importance.

D'un autre côté, si, nous avions eu devant nous un ennemi plus actif et voulant nous faire la guerre comme en 1864 et 1865, la situation nous aurait obligé à de bien plus grandes dépenses de force et d'argent. Mais, dès 1872, dès que Si Sliman eut cessé de surexciter le pays par ses razzia incessantes ou ses exactions continuelles, il se produisit une sorte d'accalmie générale.

Ce n'était pour nos sujets indigènes ni tout à fait la paix, et encore bien moins la sécurité; mais nos nomades, sachant que nous n'étions plus disposés à les soutenir dans des représailles incessantes et sans résultat, restèrent sur la défensive et, en fin de compte, nos colons ne ressentirent pas les contre-coups des désordres et des rezou que subirent parfois nos douars des hauts-plateaux.

Cette attitude expectante de nos nomades, gênés dans leurs allures par les exigences de notre administration, ne fut pas, du reste, la seule cause de cette accalmie que nous signalons.

Il en est une autre qui n'a pas été appréciée comme elle aurait dû l'être.

Cette cause, c'est la ligne de conduite suivie depuis 1872 par les chefs des Zoua-Cheraga ou Ouled-Hamza dont les personnalités doivent être soigneusement dégagées de celles des Zoua-Gheraba, leurs ennemis depuis 1867 et les nôtres depuis 1872.

Cette distinction est capitale, et généralement elle n'est pas faite dans le public qui les désigne, les uns et les autres, sous le nom d'Ouled-Sidi-Chikh, et qui englobe encore dans cette même designation générale les tribus clientes de ces deux familles.

La vérité est que dans la famille de Si Hamza, même après 1864, l'idée d'une réconciliation avec la France a toujours eu des partisans. En 1867 Si Lala s'était déjà affirmé dans ce sens; et, après la mort, en 1868, du dernier des enfants de Rekeïa bent El-Heurma, l'âme damnée du soff anti-français, cette réconciliation reste l'objectif Revue africaine, 30° année. N° 177 (MAI 1886).

14

constant des deux autres fils de notre ancien khalifa, Si Kaddour et Si Eddin, et de son petit-fils Si Hamza Ould Si Boubekeur.

On a déjà vu comment leurs ouvertures pacifiques avaient été repoussées par nous en octobre 1869, puis en décembre 1870. La disgrâce de Si Sliman ben Kaddour leur parut une occasion favorable pour renouveler leurs démarches, et l'année 1872 se passa toute entière en pourparlers avec Si Kaddour, Si Eddin et aussi avec leurs oncles Si Lala et Si Zoubir, frères puinés de notre ancien khalifa tous convoitaient la succession de Si Sliman ou des situations analogues.

Les négociations engagées par Si Eddin furent poursuivies par lui avec une insistance remarquable. Il demanda et obtint un sauf-conduit pour venir s'expliquer lui-même à Alger et dissiper les malentendus qui faisaient retomber sur lui et les siens la responsabilité de faits imputables à une coterie dont il n'avait jamais fait partie.

On lui donna ce sauf-conduit, et, le 4 janvier 1873, il était à Alger.

Ses explications furent habiles et elles témoignaient certainement du très grand désir qu'il avait de revenir avec nous. Il chercha à nous persuader que depuis 1868, c'est-à-dire depuis la mort de Si Ahmed ben Hamza et l'entrée à notre service de Si Sliman, l'objectif des ZouaCheraga avait été uniquement l'abaissement des Gheraba qu'eux-mêmes n'avaient jamais été animés d'intentions malveillantes vis-à-vis les Français; que Si Kaddour, Si Lala ne nous avaient combattu que parce que nous étions avec Si Sliman et les Gheraba, leurs véritables ennemis. Puis en diplomate habile il faisait ressortir que s'ils venaient à nous, ce n'était nullement sous la pression de la nécessité. Depuis un an, disait Si Eddin, les siens vivaient en paix et il ne tenait qu'à eux de prolonger cette paix en se tenant à une certaine distance de nos colonnes; leur situation d'adversaires

« PrécédentContinuer »