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et conduits par des chefs indigènes qu'ils considèrent comme leurs pairs ou avec lesquels ils ont des traditions d'honneur et de loyauté qu'ils n'étendent jamais aux étrangers, qu'ils soient chrétiens, nègres ou arabes. De plus, les diverses fractions touareg n'ont guère de liaison entre elles, elles ne forment pas une nation mais une sorte de confédération peu homogène où tout en reconnaissant un chef unique, chaque élément n'obéit que suivant ses convenances personnelles.

Quant aux chefs de fractions ils n'ont, pour la plupart, qu'un pouvoir très faible et toujours fort éphémère. Aussi, quand même il serait possible de traiter avec eux tous, on ne pourrait compter sur les conventions faites, car les chefs qui se succèdent ne se croient jamais engagés par les traités passés avec leurs devanciers. Puis, on ne doit pas oublier que la suppression de la traite des nègres nous a attiré la haine de toutes les peuplades sahariennes. Les commerçants arabes comme les Touareg voient dans toutes nos entreprises, chemins de fer ou explorations, la ruine de leurs ressources, et tant qu'ils croiront pouvoir le faire impunément, ils mettront tout en jeu pour s'opposer à notre extension dans le Sahara. Chaque explorateur, fùt-il mème isolé, ne sera jamais à leurs yeux qu'un espion envoyé pour reconnaitre et écrire » le pays, afin d'y revenir plus tard en force et de s'en emparer. Il est facile de conclure de tout cela qu'il sera toujours impossible, comme on s'en était flatté un instant, de nouer des relations avec les peuplades sahariennes, et de leur persuader que nous avons des moyens de trafic leur permettant de vivre en renonçant à la traite. »>

Pour ces Touareg, nous sommes donc bien l'ennemi; et quelque mauvais musulmans que soient les nobles Ihaggaren, ils n'ont pas hésité à faire alliance avec les personnalités religieuses influentes des tribus voisines qui les couvrent contre nous, tribus imbues de ces

doctrines snoussiennes qui prêchent, avant tout, l'isolement et l'éloignement des Européens, propagateurs maudits des idées modernes et du progrès. L'accord, on le voit, était ici facile entre les intérêts islamiques des uns et les intérêts politiques et commerciaux des autres. Les Touareg, en effet, regardent le massacre de la mission Flatters comme un grand succès politique et commercial. Les marchands. ghadamessiens, eux aussi l'envisagent à ce dernier point de vue, et ces négociants de moeurs ordinairement fort douces s'en réjouissent si fort, qu'un journal malto-italien, le Risorgimento, mettait dans leurs bouches à propos de la mort. de Flatters ces cyniques paroles « mors tua vita mea» (1).

Quelques jours auparavant, Ahitagel avait lui-même écrit en ces termes au caïmacan de Ghadamès pour lui annoncer l'épilogue tragique de nos malheureux compatriotes et réclamer du sultan de Stamboul, chef de l'islam, une récompense et son concours militaire ou politique en cas de représailles de notre part:

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<< Maintenant, ò cher ami, vous nous aviez recom» mandé de surveiller les routes et de les préserver » contre les gens hostiles; c'est ce que nous avons » fait...... Maintenant, ò cher ami, il faut absolument que la nouvelle de nos hauts faits parvienne à Constantinople. Informez là-bas de ce qui est arrivé, c'est» à-dire que les Touareg ont fait contre les chrétiens une » guerre sainte exemplaire......; faites parvenir mes paroles à Constantinople; dites-leur en haut que je » demande à ce que les musulmans sous vos ordres viennent à notre aide pour soutenir la guerre sainte » dans la voie que Dieu nous a tracée (2). .»

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(1) Risorgimento de Malte, 27 avril 1881, N. 1397.

(2) Deuxième mission Flatters, document XX, p. 157, d'après le texte original.

A côté de ce fanatisme de commande et tout extérieur des Touareg, nous avons vers l'Ouest le fanatisme sinon beaucoup plus convaincu, du moins bien plus actif, des nomades arabes au sud des Areg, nomades qui sont d'autant mieux les alliés ou les séïdes des Snoussya qu'ils ont les mêmes intérêts que les Touareg à nous empêcher d'occuper les ksour du Tidikelt, du Gourara et du Touat, dont ils exploitent les habitants, maintenus par eux sous une dure et pénible oppression.

Cette inimitié contre nous des nomades d'au delà de l'Areg est peut-être plus dangereuse que celle des Touareg. Ceux-ci n'ont aucune influence dirigeante sur les nomades du nord des Areg dont ils n'approchent jamais en groupes nombreux; ils n'ont, en réalité, que l'audace de leurs coups de main sur les troupeaux des Chamba qui les détestent. Nos ennemis arabes du SudOuest sont plus nombreux, mieux groupés, et ils ont pour satisfaire leur haine, comme moyen autrement puissant et efficace, cette propagande panislamique faite chez nos sujets musulmans par tous les émissaires et agents des divers ordres religieux qui pullulent au Tidikelt et au Gourara. Tous ces ordres, ou à peu près, subissent l'influence des doctrines snoussiennes et les appliquent avec l'exagération du fanatisme et de l'ignorance. La vallée de l'oued Nsaoura est, en effet, la grande route de ces missionnaires infatigables, dignes successeurs de ceux qui, il y a plusieurs siècles, furent assez habiles pour faire disparaître du nord de l'Afrique cette puissante église des Tertullien et des SaintAugustin.

II

La défense de nos frontières sahariennes à l'est

du djebel Amour

Nous avons dit quel est pour nous le danger des sentiments de diverses natures qui inspirent la politique de nos ennemis sahariens.

Qu'avons-nous à opposer aux manifestations de ces inimitiés vis-à-vis notre action civilisatrice dans l'Afrique du Nord, et plus immédiatement vis-à-vis nos tribus fidèles et vis-à-vis nos savants et nos explorateurs pacifiques?

Rien, ou presque rien.

Nous sommes sans action possible sur la zaouïa de Djerboub, chef-lieu inviolable de l'empire des Snoussya. Les hésitations de notre diplomatie ou toute autre cause qui nous échappe, nous ont empêché d'avoir jusqu'ici un agent français à Ghadamès, un des principaux centres d'excitation et d'hostilité contre nous. C'est pourtant une ville située à 20 kilomètres seulement de notre frontière orientale, ville où la Porte a un gouverneur, où d'autres puissances ont des agents attitrés. L'établissement d'une agence de ce genre a été souvent demandé par les divers gouverneurs de l'Algérie, et plusieurs fois depuis le massacre de la mission Flatters, car c'est à Ghadamès que les Touaregs ont trouvé le placement des dépouilles de nos malheureux compatriotes (1). Rien n'a pu encore être fait; par contre, les Turcs ont depuis longtemps une garnison à Ghat, autre centre snoussien et targui, tout aussi malveillant et tout aussi actif que Ghadamès.

Nous n'avons pas davantage réussi à faire quelque

(1) Voir dans la Deuxième mission Flatters, p. 341 et suiv.

chose à Insalah, qui cependant n'appartient à aucune puissance reconnue. La position géographique de cette confédération lui a jusqu'à présent assuré l'impunité.

Ce n'est pas qu'il nous soit impossible d'organiser contre ce groupe d'oasis soit une « harka », excursion armée, que feraient avec plaisir nos nomades du Sud, bien payés et bien commandés; - soit même une expédition française. Tant que la mission Flatters est restée groupée et en force, on n'a pas osé l'inquiéter.

Pour châtier de moins terribles griefs, l'Angleterre n'a pas hésité à faire jadis campagne en Abyssinie; et cet exemple a été souvent invoqué à l'appui des nombreux projets de ce genre, souvent proposés en Algérie et en France. Bien à tort, selon nous, car l'Angleterre agissait contre un peuple habitant à quelques milliers de lieues de ses établissements nationaux et non pas aux portes mêmes de son propre pays.

Rien, du reste, ne serait relativement plus facile que d'aller camper sur les ruines d'Insalah, de détruire quelques milliers de palmiers, de « dynamiter » quelques mosquées et plusieurs de ces 30 ou 34 ksours; de fusiller un certain nombre d'inoffensifs ksouriens, qui se seraient défendus derrière leurs murailles; mais ce que nous n'atteindrions pas ce serait les personnalités des Touaregs et des Oulad-Bahamou, car ils feraient le vide devant nous leur tactique est la fuite, leur force est la vitesse. Et quand bien même, à ces exécutions à la Prussienne, à ces sauvages destructions indignes de la civilisation, nous aurions la chance bien improbable d'ajouter quelques centaines de cadavres touaregs, en serions-nous plus avancés? Nous aurions montré aux ksouriens du Tidikelt et aussi du Gourara et du Touat, que les chrétiens sont encore plus barbares que leurs maîtres, oppresseurs ou exploiteurs, arabes, nomades et touaregs. Nous aurions dépensé des sommes fantastiques, et nous aurions ouvert une ère de représailles qui nous forcerait à encourager les instincts pilliards et guer

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