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NOS

FRONTIÈRES SAHARIENNES

AVANT-PROPOS

La mort tragique de l'infortuné Marcel Palat vient encore une fois de ramener l'opinion publique vers ce riche et mystérieux Soudan situé si près de nos frontières sahariennes et que, cependant, nous n'avons pu atteindre encore malgré tant de sang généreusement répandu.

On évoque les ombres de Dourneau-Duperré, de Joubert, de Mile Tynne, des pères blancs, de Flatters et de ses glorieux compagnons comme aussi de tant d'autres qui ont jalonné la route en tombant martyrs de leur dévouement à la science et à la grandeur de leur pays.

Des esprits plus ardents que réfléchis s'étonnent que la France, en possession de tous ces terribles engins de force, de vitesse et de destruction dont dispose notre civilisation moderne, n'ait pas encore fait justice de ces quelques bandes de coupeurs de route, sans nationalité et sans cohésion, qui « ont mis le blocus» sur nos frontières méridionales de l'Algérie, et qui journellement rançonnent à nos portes, sans merci ni pitié, des millions de Ksouriens sympathiques et travailleurs dont l'affranchissement politique, religieux et commercial préoccupe depuis longtemps nos penseurs et nos économistes.

Revue africaine, 30e année. N° 177 (MAI 1886).

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Il a été écrit déjà dans la presse et les revues d'excellentes choses sur ces questions délicates. Notre France algérienne commence à être mieux connue; mais, on s'est laissé aller aussi à des exagérations fâcheuses et sans souci des enseignements du passé, ni des exigences géographiques, politiques et économiques on est arrivé à proposer des mesures dont l'adoption serait inutile, et parfois même nuisible aux véritables intérêts de l'Algérie.

Rappeler les traits principaux de cette histoire, définir les exigences spéciales du pays, indiquer les moyens de tirer le meilleur parti possible de nos efforts et de notre argent, tel est le but de cette étude.

I

Nos ennemis sahariens

Tout le monde sait aujourd'hui qu'en Algérie, après le Tell, étroite bande montueuse et fertile qui borde la Méditerranée, on rencontre, à une altitude variant de 8 à 1,200 mètres, des steppes couvertes d'alfa, de riches pacages, et même des terres de labour d'une certaine fertilité.

C'est la zone des hauts plateaux qui se termine au sud par un bourrelet montagneux plus ou moins épais dont les points les plus remarquables sont, de l'est à l'ouest, les massifs de l'Aorès et du djebel Amour et enfin les montagnes des Ouled Sidi-Chikh qui se terminent près de Figuig.

Plus au sud, à une altitude bien moindre que celle des

hauts plateaux (car dans l'Est certaines cuvettes descendent au-dessous du niveau de la mer), s'étendent les immensités du Sahara.

Ce Sahara qui n'est ni désert ni stérile, puisqu'on y rencontre des oasis et de nombreuses populations pastorales, forme en réalité une vaste dépression orogragraphique entre le bourrelet sud des hauts plateaux algériens et l'immense massif du djebel Hoggar dont les ramifications s'étendent de la-Tripolitaine à l'oued Nsaoura, dans une direction oblique entre le 25° et 27° L. N.

Au fond de cette vaste dépression et à des distances variables des soulèvements qui la limitent, se trouve une véritable mer de sable, c'est la région des grandes dunes ou des Areg; elle s'étend du sud de la Tripolitaine et de la Tunisie jusqu'aux plages de l'Atlantique audessous du Sous-Marocain.

Ces Areg qui ont parfois des centaines de kilomètres d'épaisseur sont à peu près impraticables, sauf par de rares passages dont les principaux sont l'Ighargar, l'oued Mya et la vallée de l'oued Nsaoura. Hors de ces trois grandes routes dont le sol (hamada ou reg) est en nature de roc ou de gravier résistant, il n'existe à travers les sables meubles que des sentiers à peu près infranchissables aux caravanes et fréquentés seulement par les courriers, les éclaireurs, les bergers et les bandits.

Au nord de ces Areg sont nos Nomades algériens qui, avec leurs troupeaux de chameaux, s'avancent plus ou moins dans ces sables où ils ont des puits sur lesquels leurs droits traditionnels de propriété sont bien connus et hors de contestation.

Au sud des Areg, du Fezzan à l'Adrar Atlantique, gravitent les quatre grandes confédérations des Touareg, dont deux seulement nous intéressent les Touareg Azgar, à l'Est; les Touareg Hoggar, au centre et à l'Ouest. Eux aussi s'avancent parfois dans les Areg jusqu'à la rencontre de nos Nomades sahariens, laissant bien en arrière au sud, sur les deux versants du djebel

Hoggar, leurs villages mal connus où vivent sous des tentes de cuir leurs femmes et leurs serfs pasteurs.

Pendant des siècles, ces Touareg ont été les transitaires et les convoyeurs des caravanes allant du Soudan au Sahara et alimentant d'esclaves noirs les marchés des États barbaresques. Ce ne sont pas à proprement parler des sauvages, ils ont une civilisation à eux, civilisation qui, bien que retardant de pas mal de siècles sur la nôtre, a cependant ses traditions et même certains côtés séduisants qui ont frappé des hommes comme Barth et Duveyrier. Ces deux savants voyageurs, qui ont réussi à pénétrer dans la vie intime des Touareg, ont pu apprécier les qualités de l'homme privé. D'autres aussi ont été séduits par la courtoisie de quelques individualités, comme cet Ikhnoukhen qui fut jadis notre hôte; enfin, à Ghadamès et au Souf, des négociants arabes ont eu souvent à se louer de la sûreté de leurs relations commerciales avec les Touareg Azgar.

Malheureusement, les choses ont bien changé, depuis une vingtaine d'années. Dans le centre de l'Afrique, la propagande des Snoussia et, en Algérie, les améliorations apportées à l'état social des masses musulmanes, grâce à la destruction continue de la féodalité indigène, ont fait comprendre aux classes dirigeantes des Touareg que la France était un danger pour eux au quadruple point de vue de leur indépendance, de leurs privilèges nobiliaires, de leurs intérêts commerciaux, de leurs tendances panislamiques.

Il nous importe donc peu aujourd'hui que le targui soit bon père et bon époux, que ses relations sociales rappellent parfois « la chevalerie du moyen àge (1) » que la femme targuia, sous les yeux de son mari et en tout bien

(1) Duveyrier, les Touareg du Nord, p. 429. On peut ajouter ce détail recueilli par M. Féraud (Deuxième mission Flatters, p. 179). Les femmes n'ont pas voulu que le massacre (de la mission Flatters) s'accomplit près de leur campement, cela portant malheur aux femmes et aux enfants, et Ahitagel a dù leur donner satisfaction.

tout honneur, brode sur le voile ou écrive sur le bouclier de son chevalier servant des vers à sa louange. Cette société nous est fermée, nous sommes pour elle « l'ennemi, et nous n'avons à nous préoccuper que de son organisation sociale et de ses mœurs politiques, Ces mœurs, on ne les connaît pas assez et on nous saura gré de reproduire ici ce que nous disions en 1881 (1).

Au premier plan une noblesse jalouse de ses privilèges, vivant de son épée, ne croyant qu'à sa force, n'ayant d'autre souci que la liberté; puis, une sorte de tiersétat relativement nombreux représenté par les Amghad inféodés et absolument dévoués à leurs seigneurs; enfin, les esclaves qui, protégés par les maitres qui les nourissent, ne peuvent songer à sortir de leur situation qui, d'ailleurs, est relativement assez douce. Quelques marabouts nobles ou roturiers existent aussi chez les Touareg, mais leur caractère religieux n'a de valeur que s'il s'appuie sur une puissance réelle. Les Touareg sont, en effet, mauvais musulmans et ne subissent jamais ni l'ascendant, ni les idées de leurs marabouts.

Ainsi, de ces divers éléments qui constituent la société targuia, un seul dirige et domine les autres d'une façon absolue, c'est celui des nobles dits Djouad ou Ihaggaren. Cette classe méprise tout travail et a pour principale ressource les droits de péage qu'elle perçoit sur les caravanes traversant ses terres de parcours. Moyennant cette redevance, les caravanes s'assurent la protection des chefs de clan sur les territoires desquels elles passent. Ces derniers ne se font, d'ailleurs, aucun scrupule de les attaquer et de les dévaliser dès qu'elles sont sur les terres du voisin; et encore n'accordent-ils leur protection qu'aux caravanes de gens connus d'eux

(1) Rapport inséré dans le volume publié en 1882 par le gouvernement général de l'Algérie, sur la deuxième mission Flatters.

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