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scientifique. On devine d'avance les fruits qu'a pu produire un pareil système.

Il y eut donc chez les Grecs deux géographies distinctes par leur origine : l'une réelle, qui n'eut d'abord pour domaine que la Grèce et les pays limitrophes, l'autre imaginaire, embrassant le reste du monde. Ce fut sur cette dernière que vinrent se greffer les notions plus modernes apportées par les voyageurs plus récents. Ces deux géographies finirent par se confondre si com-. plètement l'une dans l'autre, que jamais les Grecs et les Romains ne purent les démêler, et que la science moderne elle-même n'a pas toujours deviné qu'elle avait devant elle une œuvre complexe, où l'erreur tenait la plus grande part.

Mon but est d'indiquer, pour la Libye ancienne, quelles sont les légendes menteuses qu'il faut bannir de son histoire et de sa géographie, et, dans ce premier article, je m'attacherai d'abord aux plus anciennes, qui se trouvent, d'ailleurs, les plus faciles à découvrir. Je veux parler, en effet, des mythes qui figuraient déjà dans les poèmes avant l'époque où les Grecs se créèrent des établissements en Libye. Il est hors de toute critique que, puisque ces traditions existaient en Grèce avant que les Grecs eussent connu l'Afrique, ce n'a pu être en Afrique que les Grecs les ont trouvées à leur origine.

Ce premier travail est très facile à accomplir: il suffit de parcourir, du début à la fin, chacune des œuvres fort rares, dont la date est incontestablement antérieure à l'arrivée des Grecs en Libye, et d'y relever les noms et les faits que les écrivains des temps postérieurs ont mentionnés à propos de ce continent. Cette simple énumération prouvera qu'il faut, sans hésitation aucune, expulser ces noms et ces faits de l'histoire et de la géographie africaines.

Nous n'aurons pas à rechercher dans ce mémoire, quelle a été, par rapport à la Grèce, l'origine primitive de ces noms et de ces faits. I importe fort peu

en effet au but de notre travail que ces légendes aient eu dans l'Hellade, à une époque antérieure, un certain fonds de vérité. Il nous suffit qu'elles soient fausses en ce qui concerne l'Afrique. Nous prendrons donc ces traditions pour la plupart sous les formes secondes que leur ont données les poètes de l'Odyssée, de l'Iliade, des Travaux et des Jours, et de la Théogonie, attendu que ce fut sous ces formes secondes qu'elles apparurent aux commentateurs, quand ils prétendirent en tirer des déductions géographiques.

I

Il n'est resté dans la mémoire des Grecs aucun souvenir des émigrations maritimes qu'ils ont pu tenter avant le XIIIe siècle en dehors de l'Hellade. S'il est vrai, ce que je ne crois pas (1), qu'ils aient à deux reprises envahi le Delta d'Égypte, sous les Pharaons Rhamessides, il est plus sûr encore que le souvenir du départ de ces émigrés disparut de bonne heure de la mémoire des Grecs restés dans le pays. Le plus ancien voyage sur mer en effet, dont les Aèdes aient gardé souvenance, est celui des Argonautes, et, bien loin qu'il s'y agisse d'une grosse flotte, comme celle qui a porté les Machouach, les Sarda, les Tursa et les autres en Égypte, il n'y est

(1) Il m'est bien difficile d'admettre, comme on l'a fait, que des peuples déjà établis en Tyrrhénie, en Sardaigne et en Achaïe, aient pu se concerter avec assez de précision pour se réunir sur un point donné et tomber le même jour sur l'Égypte. Je crois plus probable que les Sarda, les Tursa, les Achaïa des Hieroglyphes formaient une bande retardataire de ces tribus, laquelle fut entrainée plus tard par lès Machouach quand ceux-ci se mirent en marche. Cette masse de peuples arriva sur la Méditerranée (en Asie-Mineure, sans doute}, y acquit des connaissances maritimes, et de là, sous la pression des peuples qui la suivaient, se jeta sur des navires avec ses femmes et ses enfants et tomba ainsi sur les embouchures du Nil.

question que d'une simple barque montée par 50 guerriers: Vers l'année 1300, paraît-il, des pirates Thessaliens, commandés par Jason, traversèrent sur la barque Argo les détroits qui s'ouvrent sur le Pont-Euxin, pénétrèrent jusqu'au Phase (1), en pillèrent les bords, et revinrent, chargés d'or, dans leur patrie, par le chemin qui les avait amenés (2). L'un d'eux consacra le souvenir de cette course dans un de ces chants guerriers que les Aèdes psalmodiaient dans les festins des chefs, en s'accompagnant sur la lyre. On a raconté, plus tard, que ce poètehéros n'était autre qu'Orphée.

Ce fut une génération après, si l'on en croit les poètes, que les tribus helléniques se confédérèrent contre celles de l'Hellespont. Elles assiégèrent Troie, et, pendant les dix ans que dura cette expédition, promenèrent dans les pays voisins le carnage et la ruine. Après ces dix ans, une ruse leur livra la ville ennemie; mais à leur retour (1270), une tempète horrible dispersa leur flotte, et Ulysse, l'un des chefs de leur armée, resta encore dix ans sans revoir sa patrie.

Ce fut sur cette absence de dix ans qu'un poète Dorien, venu une vingtaine d'années après (1250), basa un récit où s'emparant du nom et de la gloire d'Ulysse, il exprima, dans une épopée gigantesque, ses propres opinions sur l'étendue, la forme et les divisions du plateau terrestre. J'ai dit ailleurs (3) que l'Odyssée de ce poète était le récit d'un voyage imaginaire fait autour du monde, en suivant

(1) Encore est-il douteux que Jason soit allé jusqu'au Phase. Les premiers poètes ne le disaient pas.

(2) L'Odyssée fait mention de cette expédition (08. p..59): « Un › seul navire, dit Circe, a pu jusqu'ici traverser le passage des » Roches-Errantes: c'est Argo, si connue de tous, quand elle revint » de chez Aėtės; elle se glissa rapidement entre ces grands rochers; » mais elle n'y réussit que grâce à Junon dont Jason était le › protégé. »

(3) Hypothèse sur l'existence d'un poème Dorien, antérieur de 800 ans à Homère (Saint-Lô, 1879, chez Élie fils).

la mer extérieure qui, dans l'opinion de l'auteur, entourait l'ensemble des continents. Je n'en releverai ici qu'un élément : c'est que les connaissances positives de l'époque étaient encore fort bornées et grandement défigurées par les fables. A l'Ouest, elles s'arrêtaient au détroit de Skylla, au Sud au cap Malée, à l'Est à la Troade. Vers le Nord pourtant, on avait des notions un peu plus éloignées, l'expédition de Jason peut-être avait révélé l'existence d'un grand fleuve que les Grecs nommaient Océan (1) et qui se jetait dans le Pont-Euxin; et l'on savait aussi qu'au nord de son embouchure, dans les plaines humides, basses et nuageuses baignées par cet immense courant, vivait une triste bourgade de Kimmériens.

Dans le même récit, le poète Dorien avait placé au

(1) Voici ce que ce poète Dorien, et d'après lui, Homère, ont dit de l'Océan Homère nous montre Ulysse racontant à Circé son voyage dans l'Adès, ou prairie de l'Asphodèle, demeure des ombres des héros (08. λ. 11): « Pendant tout un jour de traversée maritime >> nos voiles restèrent déployées, puis le soleil tomba et l'obscurité > nous cacha notre route. Le vaisseau arriva aux extrémités (puta) » de l'Océan au courant profond. Là se trouvent un peuple et une >> ville de Kimmériens enveloppés d'obscurité et de brouillards. » Jamais le soleil brillant ne les éclaire de ses rayons, ni quand il » monte vers le ciel étoilé, ni quand il redescend sur la terre; mais » une nuit funeste s'étend sur ces misérables mortels En arrivant >> en ces lieux, nous tirâmes le vaisseau sur le rivage, nous en >> fimes sortir les brebis et nous longeåmes encore le cours de › l'Océan jusqu'à ce que nous eùmes atteint l'endroit indiqué par » Circé. (08. λ. 624). Je regagnai mon vaisseau: le flot l'emporta » sur l'Océan (od μ. 1). Quand le navire, continue Ulysse, eut quitté >> le courant du fleuve Océan, il parvint aux flots de la vaste mer, » puis à l'île d'Æra. »

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Le poète Dorien, qui mettait l'Adès au Nord de la terre, croyait que, pour y venir de la Grèce, il fallait traverser le fleuve Océan; indication qui se rapporte encore pleinement à l'Ister. C'est ce qu'il fait dire par l'ombre d'Anticlée que son fils était venu visiter dans l'Adès (08. λ. 156). « Il est impossible aux vivants de parvenir jusqu'à >> ces lieux; car, dans l'intervalle coulent de grands fleuves, des » courants terribles et surtout l'Océan qu'il est impossible à un piéton » de traverser, s'il ne possède un solide navire. »

Sud de la terre plusieurs peuples merveilleux, les Phéaciens, les Kyclopes, les Géants, les Lotophages; nous ne parlerons ici que de deux d'entre eux, les seuls que l'érudition grecque ait plus tard voulu fixer en Libye.

Au dire de l'auteur, les Phéaciens tiraient leur origine des Dieux, ainsi que leurs monstrueux voisins, les Géants et les Kyclopes. Ils habitaient jadis, auprès de ces derniers, le pays d'Hypérie; mais les violences des Kyclopes les décidèrent à émigrer. Ils franchirent un détroit et allèrent habiter Ja fertile Schérie sous la conduite de Nausithoos, fils de Neptune et de la fille du Roi des Géants. Alcinoos, fils de Nausithoos, régnait encore sur eux, quand Ulysse vint échouer sur ces rivages. Le poète a fait des jardins d'Alcinoos un tableau délicieux. La demeure de ces peuples était fort éloignée, disait-il, de celle des hommes. Bien qu'habiles navigateurs et pourvus de navires qui se dirigeaient d'eux-mêmes à travers les mers, les Phéaciens n'avaient aucun commerce avec les humains; mais les Dieux venaient souvent leur rendre visite. Près d'eux se trouvait le Canton Réservé (Champ-Élysée), demeure de certains hommes auxquels les Dieux avaient accordé l'immortalité (Rhadamanthe, Ménélas, etc.) (1).

(1) 06 & 278. - « Le dix-huitième jour apparurent à Ulysse les montagnes ombreuses du pays des Phéaciens. »

od ¿ 2. — « Minerve se rendit au pays et à la ville des Phéaciens : ils avaient jadis habité les vastes plaines d'Hypérie, près des Cyclopes, hommes violents qui les maltraitaient et leur étaient supérieurs en force. Nausithoos, semblable aux Dieux, les fit émigrer hors de ces lieux et les conduisit à Schérie, où ils se fixèrent loin des hommes industrieux. »>

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Od 56. — « Nausithoos était né de Neptune, le-Dieu qui ébranle la terre, et de Péribée, la plus belle des femmes. Celle-ci était la plus jeune fille du magnanime Eurymėdon, qui régna jadis sur les superbes Géants; mais celui-ci fit périr son peuple coupable et périt aussi lui-même. Neptune s'unit alors à sa fille Peribée, dont il eut Nausithoos qui régna sur les Phéaciens, >>

Đôn 205. - Souvent les Dieux nous apparaissent, dit Alcinoos

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