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caine de l'Atlantique, puis entreprend un voyage de reconnaissance, au cours duquel, très vraisemblablement, il atteint l'Equateur. Hannon d'ailleurs a eu des devanciers; avant lui des marchands phéniciens ont commercé sur la côte occidentale d'Afrique. Les Carthaginois ont dû connaître les Canaries, ils ont certainement connu Madère où les Gaditains avaient dû faire escale avant eux.

Mais ce sont là domination éphémère, pénétration restreinte, besogne inachevée, même à peine ébauchée. Il n'est pas besoin de relire Bossuet pour se représenter la fragilité de ces empires anciens, dès qu'ils s'étendaient sur des populations, sur des nationalités si l'on ose employer ce terme pour pareille époque, trop disparates entre elles, trop différentes de la race qui commandait. Seuls, les Romains ont su cimenter un Empire qui, pour n'être pas absolument homogène, n'en demeure pas moins le plus solidement édifié qui ait été construit et constitue un fait unique dans l'histoire universelle. Des nombreuses provinces qui ont composé cet empire, l'Afrique du Nord est l'une de celles qui furent le moins soumises. Et nous voici conduits par ce rappel de la grandeur romaine à utiliser le second mode de comparaison qui permettra d'apprécier la valeur de la colonisation française en Afrique du Nord, c'est-à-dire à rechercher si les colonisations antérieurement tentées sur ce continent ont été un succès ou un insuccès.

Au paragraphe V de cette introduction ont été présentées quelques observations sur l'histoire des relations punico-berbères et romano-berbères. Au paragraphe VI une très courte ébauche a été brossée des rapports arabo-berbères. Et la conclusion tirée de cette incursion dans un passé, cependant assez bien connu aujourd'hui, a été qu'il était difficile de se prononcer sur l'influence qu'a subie la race autochtone du fait des invasions et conquêtes successives, sans s'être livré à une étude absolument approfondie des livres, des monuments, des survivances de toutes natures, sans avoir essayé de retrouver dans les mœurs actuelles des vestiges des coutumes carthaginoises ou impériales, sans faire le départ très exact entre ce qui s'est maintenu de la coutume berbère et ce qui s'est imposé de la vie arabe.

Il n'est donc pas en projet de traiter ici en dix minutes et en une demi-page un sujet qui réclame un tel effort de recherche et de réflexion. Il n'y a lieu que de compléter par quelques remarques les courtes lignes consacrées dans les paragraphes précédents à ces dominations disparues. C'est l'histoire de l'Afrique romaine qui au point de vue particulier qui nous intéresse en l'instant doit retenir plus spécialement l'attention. Car Rome, plus que Carthage ou que les

Arabes a gouverné l'Afrique suivant des principes méthodiques, l'a élevée à un degré de prospérité remarquable, s'est efforcée d'assurer son développement sans contrecarrer les lois naturelles et sans trop rompre en visière avec les pratiques en usage. Rome donc, plus que Carthage ou que les Arabes, a employé des procédés semblables à ceux que nous appliquons, nous Français.

A l'appui de cette opinion que Rome a pleinement réussi dans sa tentative de colonisation africaine, on peut, avons-nous écrit, << fournir des arguments sérieux, la durée même de la période romaine, l'étendue de la zône soumise aux Empereurs, l'impression produite en Afrique par la grandeur romaine, les ressources, hommes et vivres, que l'Italie tira du nord de l'Afrique. >>

Ce sont ces arguments qu'il s'agit de développer.

La période romaine a duré six ou huit siècles, selon que l'on considère ou non les dominations vandale et byzantine comme une suite assez naturelle de la domination romaine. La période française varie au moment où ces lignes sont écrites, de quatre-vingt-huit ans (Alger) à quinze jours (nouveau fortin dans la région de Bab-Merzouka, vallée de l'Inaouen ouest de Taza). La durée d'occupation des territoires définitivement soumis et en plein rendement, varie de quatre-vingts ans (environs d'Alger), à cinquante (Kabylie), à trente (Tunisie) et dix (Chaouia). L'avantage est tout en faveur de la conquête française, si l'on tient compte en outre de ce fait que la zône occupée et mise en valeur par les Français est bien plus étendue que la zône occupée et mise en valeur par les Romains. Ni les uns ni les autres n'ont possédé le Rif. Mais les Français possèdent les montagnes du Tell tunisien et algérien, l'Aurès, l'Ouarsenis, une partie de l'Atlas, et le Sahara, qui n'ont jamais été soumis aux Empereurs romains. Les ressources que tire la France de l'Afrique proviennent de toutes les régions, alors que le grenier était pour Rome le canton assez étroit de la plaine tunisienne du Nord (Mateur) et quelques plateaux de l'actuel département de Constantine; alors que les guerriers provenaient presque tous du massif côtier Bougie-Bône-Bizerte et du triangle TebessaSouk-Ahras-Kairouan.

Cependant, on ne le répètera jamais trop, aucune puissance n'a existé que l'on puisse comparer à Rome. La grandeur romaine, quelle splendeur !

Toutes les nations se plaisent à vanter les fastes de leur passé, la force de leurs destinées présentes ou les promesses de leur avenir. Mais laquelle oserait, à l'apogée de sa puissance ou dans l'hypertro

phie de son orgueil, nier l'existence des autres ? L'Espagne de Charles-Quint et Philippe II a dû compter avec la France; la France de Louis XIV et de Napoléon a vu se dresser contre elle une Hollande, une Angleterre, une Prusse, une Autriche, une Russie; la Germanie de Guillaume II a eu contre elle le monde. Du premier au cinquième siècle de notre ère, il y a eu Rome et rien que Rome...

Et pourtant Rome n'a eu de l'Afrique qu'une possession parfois précaire, on le peut affirmer sans plus ample informé et le doute n'existe que sur le degré de cette précarité. Même Rome n'a pas eu la sensation de l'unité africaine. Pourquoi d'ailleurs l'aurait-elle eue, elle qui possédait l'Orient, la Grèce, l'Italie, la Gaule, l'Espagne ? Le Maroc actuel n'était-il pas plus naturellement uni à l'Espagne qu'à la Tunisie? Et la Cyrénaïque n'était-elle pas une dépendance de l'Egypte ? L'Afrique devient province romaine en 146 av. J.-C., le partage de la Numidie et l'occupation de la Cyrénaïque s'échelonnent de 104 à 66. Les grandes organisations de l'Afrique sont faites par Auguste en 27 après J.-C.; par Claude en 42; par Dioclétien et Maximien en 297, par Constantin en 323. Dans toutes les réorganisations la Cyrénaïque est rattachée à l'Orient. La Tripolitaine, la Byzacène et l'Afrique (ou Proconsulaire, ou Province), la Numidie (cirtéenne et militaire), la Maurétanie (sétifienne et césarienne) forment un ensemble soit administré directement soit rattaché à l'Italie. La Maurétanie Tingitane dépend du diocèse d'Espagne ou du préfet des Gaules. A la France, au contraire, s'impose et s'imposera la création d'une certaine unité nord-africaine à laquelle vingt raisons conduisent inévitablement. Et c'est là une des preuves les plus éclatantes de la solidité de la colonisation française.

Donc reléguons dans l'arsenal des vieilles légendes, pour la laisser tomber en poussière parmi tant d'autres friperies surannées, croyances qui ont été cause de tant d'erreurs et fait tant de mal à la France, cette thèse définitivement condamnée que le peuple galloromain, si heureusement doué, vivant sur un sol si équilibré, riche d'un passé si lourd de gloire, n'a pas d'aptitudes colonisatrices. Pour jeter la dernière pelletée de terre sur cette affirmation ridiculement fausse veut-on encore des arguments?

En voici deux, qui ont leur valeur. Le premier, on le tire de cette constatation que cette rapide et magnifique emprise de la France sur l'Afrique du Nord n'est pas son unique titre à prétendre savoir coloniser. Partout où une race nettement française a pu vivre, une colonisation a été entreprise et menée à bien, œuvre de mesure, de clairvoyance et de bienveillance. Une allusion a déjà été faite aux résul

tats acquis au Canada en un temps très court. Ces résultats étaient tels qu'on les constate encore au vingtième siècle. L'Orient n'a pas été à proprement parler colonisé par nos ancêtres, et cependant quelle influence nous y avons possédée jusqu'à ces dernières années, y possédons-nous même encore! Franc y est toujours synonyme d'Européen.

Un second argument et décisif se tire de l'évolution de notre conquête africaine. Quand les Français débarquaient à Sidi-Ferruch, fort peu nombreux étaient ceux qui avaient l'intuition, même vague, de l'avenir qui nous était réservé sur cette terre. Il n'était question que de venger un soufflet. Pas de rêve colonial dans les milieux politiques, pas de velléité de conquête dans l'armée. Le général de Guyon, notre arrière-grand-père, est l'un des très rares acteurs de l'épopée, qui ait eu comme la prescience de la grandeur africaine de la France ; en 1833, quelques mois avant sa mort, rappelant à l'un de ses aides de camp ses premiers succès d'Egypte, il entrevoyait en Algérie une revanche de nos ambitions déçues et de nos espérances meurtries. S'il avait publié cette opinion on l'eut tenu pour prématurément vieilli. Aucun plan n'existait alors de progression méthodique. Dans l'âme de la nation, confusément, naissait le désir d'en appeler de la sentence brutale de 1815, mais combien vague encore était ce désir. On avait déjà reconstruit, il fallait maintenant s'enrichir. Mais commerce, industrie, affaires, avaient pour théâtre la métropole, qui offrait amples matières à travaux multiples et pouvait contenter toutes les activités. La France n'entreprenait donc pas en Afrique une œuvre préconçue, comme l'Allemagne a cherché à en réaliser une dans le dernier quart du dix-neuvième siècle. Elle allait à l'aventure.

Et rien ne prouve mieux que cette absence totale pendant de très longues années de velléité colonisatrice, d'idée directrice, de plan d'ensemble, rien ne prouve mieux les aptitudes naturelles du Français. Sans doute il n'a pas à un très haut degré le sens de l'organisation, c'est même ce sens qui lui manque le plus, il ne peut se comparer à ce point de vue au Romain ou à l'Allemand; mais il comble cette lacune par des qualités aussi rares que précieuses. Il serait aisé de les citer et d'en disserter, si elles n'avaient été déjà signalées à plusieurs reprises dans cette introduction.

Ayons donc foi en notre destinée. Et pour résoudre les problèmes les plus immédiats ne nous inspirons pas seulement des données du moment, mais ayons une vue large, sachons nous représenter les conditions et les nécessités d'un avenir éloigné.

XIV.

Quelles questions sont en 1919 à l'ordre du jour

Ces problèmes sont les problèmes d'ordre général, que cette introduction a voulu classer, autant pour simplifier la tâche du lecteur que pour faciliter celle de l'auteur. Car l'ampleur des développements qui seront sans doute nécessaires à la démonstration des idées reconnues justes pourrait nuire à la clarté de la thèse, qui doit se résumer en quatre ou cinq principes simples à graver dans l'esprit des lecteurs les moins avertis. Et dans cet enchaînement de causes et d'effets, qui à chaque instant amorcent l'exposé d'un point de vue. nouveau, l'auteur risquerait de s'égarer, ou tout au moins de ne pas suivre la route très droite qu'il s'est tracée.

Mais ces problèmes ne sont pas tous de même urgence. Et d'autre part cette introduction, qui a pour première ambition de les sérier, a pour seconde intention de marquer avec quelques exactitude l'heure à laquelle elle est composée. Elle doit donc indiquer ce qu'il y a de plus particulièrement actuel dans la vie de l'Afrique du Nord en 1919. Non pas que les aspects envisagés de l'existence sociale soient des aspects ephémères et transitoires; ils font partie des conditions historiques qui ont été soulignées, ils s'enchassent dans le cadre d'ensemble qui a été délimité, ils sont incorporés à l'évolution dont la courbe a été dessinée. Mais les circonstances sont telles qu'ils apparaissent en plus vive lumière que d'autres aspects, également impor tants et durables, et qu'à ce titre ils retiennent tout d'abord l'attention.

Et l'attention se porte sur des objets très différents, selon que l'on considère l'Algérie, la Tunisie, le Maroc, ou le Sahara.

En Algérie-Tunisie, on a insisté sur ce fait dans les observations qui précèdent, les problèmes d'un intérêt plus immédiat sont d'ordre économique. Pays entièrement organisé, en plein rendement, et dont la sécurité n'a pas été troublée, l'Algérie-Tunisie reçoit de la guerre universelle, sous des formes multiples un contre-coup qui est susceptible de modifier sérieusement sa vie économique. A un degré moindre, mais important déjà, s'accomplissent des tranformations curieuses dans le domaine moral, dont il faut noter avec un soin minutieux les moindres indices. Et ces influences économiques d'abord, morales ensuite, vont avoir à échéance rapprochée, des conséquences politiques considérables. L'extension des droits des indigènes n'est pas plus tôt annoncée que toute une presse algérienne d'habitude bien inspirée, perd un peu la tête.

Un de nos amis, kabyle pur sang, mais qui a tout accepté de nos mœurs, homme d'érudition et de bon sens calme, nous écrit :

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