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Reste à dire deux mots des anomalies du monde touareg. Des Berbères qui méprisent l'agriculture et qui placent la femme au-dessus de l'homme, en vérité voilà d'étranges Berbères. Le mépris de l'agriculture peut s'expliquer par la nature du sol qui ne produit rien, encore qu'on y vive et que des esclaves le cultivent tant bien que mal. Quant au régime du matriarcat c'est un régime fossile, une survivance des plus vieux âges de l'humanité et, suivant le mot de Gautier, un sentiment de l'époque quaternaire. Ces explications valent ce qu'elles valent. Elles nous fournissent seulement la moitié d'une réponse. Nous savons que des mœurs particulières ont une cause physique ou historique, mais nous ne savons pas pourquoi elles se sont perpétuées. Il y a de l'eau au Sahara, dans certaines oasis; il en existe précisément en pays touareg et nous y retrouvons beaucoup de puits comblés. Pourquoi ne pas les avoir entretenus, en avoir creusé d'autres avoir fait quelques séguias? Voilà l'explication qui nous manque. De même pourquoi le régime du matriarcat s'est-il maintenu depuis les origines lointaines jusqu'à nos jours chez les Touareg et chez eux seuls? En dépit des avions qui le survolent, le Hoggar conserve encore quelque mystère.

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CHAPITRE XII

ROLE, ASPIRATIONS ET AVENIR

DE LA RACE BERBÈRE

I. Quelques réflexions. Il ne suffit pas, avons nous dit, d'énumérer et de discuter les traits qui distinguent la race berbère et lui créent, entre toutes autres, une originalité qui s'impose. Il faut, ce travail achevé et pour être complet, il faut pour que cette étude ait ur sens, une portée, une utilité, pousser plus loin l'analyse. Il est indispensable de rechercher si ces traits caractéristiques sont fixés ne varietur et si la civilisation moderne, qui a réalisé tant de prodiges, se brisera contre ce granit, ou si au contraire et pour tout dire d'un mot, la race berbère est susceptible d'une évolution.

Problème dont on sent d'instinct toute la gravité, en lisant l'introduction générale, placée en tête de ce livre ; mais que, en ces pages de conclusion, on peut poser, sinon débattre, en connaissance de cause, tous arguments déjà en partie appréciés ; et dont cette connaissance même du sujet accentue encore la valeur.

Car s'il est vrai que ce peuple berbère est si bien adapté au pays, qu'on ne conçoit pas le nord-africain sans lui, s'il est vrai que les civilisations punique, romaine, vandale, byzantine, ont disparu dans la tourmente des siècles, alors que lui seul survit et prospère, on peut logiquement se demander ce qu'il adviendra de la civilisation arabe et de notre propre civilisation, occidentale, française, si elles entrent en conflit avec la vie berbère ?

Des problèmes se formulent alors auxquels il serait criminel de ne pas chercher une réponse. La politique qui veut ignorer les difficultés sociales est condamnée d'avance. Résoudre ces difficultés exige qu'on les étudie à fond. C'est ce que nous avons voulu faire. Mais notre tâche n'est pas encore achevée. Le rôle actuel des Berbères en Afrique du Nord doit être précisé. Les aspirations nationales berbères, s'il en existe, doivent être prises en considération.

II. Rôle actuel des Berbères en Afrique du Nord. Sur l'un de ces multiples quarts de feuille blanche où nous avons coutume de noter nos idées au jour le jour et qui, peu à peu, constituent la matière

de nos dossiers, nous retrouvons ces lignes, tracées en 1913. C'est un court sommaire à développer.

Rôle actuel des Berbères : 1o en Tunisie. - Statut personnel des Berbères, influence politique, influence sociale, rôle économique. 2o En Algérie. Statut personnel des Berbères, Kabyles et autres Berbères, influence politique, influence sociale, rôle économique, développement de la richesse en Kabylie, rachat de la terre kabyle, émigration et ses conséquences, suites de la guerre de 1914. 3o Au Maroc. Berbères soumis, Berbères dissidents, Berbères insoumis; point d'interrogation : l'avenir? Rôle général des Berbères au Maroc. Ces divers points et d'autres que depuis 1913 nous avons ajoutés à ce court sommaire ont fait l'objet de discussions plus ou moins longues dans ce volume dont voici les dernières pages. Il en est un cependant que nous n'avons pas abordé : nous n'avons pas parlé du statut personnel des Berbères et de leur influence politique. Nous réservons l'examen de cette question. Il paraît indiqué de la placer dans le cadre général de la politique nord-africaine, de cette politique française telle que nous nous proposons de la définir, après avoir accordé aux Arabes, aux Israélites, aux Européens, qui vivent au Moghreb la même part de recherches et de réflexions qu'aux Berbères.

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Le rôle actuel des Berbères, leur statut personnel, les mesures politiques à leur appliquer peuvent en effet varier suivant qu'ils sont Tunisiens, Algériens ou Marocains; ils peuvent, ces autochtones, avoir les mêmes besoins et les mêmes droits que les Arabes ou devoir être traités différeminent. Et de toute évidence, pour juger de ces problèmes, il est indispensable de les avoir embrassés en leur entier.

Il nous était facile de parler de l'attachement du Kabyle à son sol, du soin qu'il prend de racheter sa terre, des modalités de son émigration; de noter les conséquences qu'a entraînées pour l'esprit berbère la guerre de 1914-1918; de faire le départ entre les Berbères soumis, dissidents ou insoumis du Maroc, etc. Ce sont faits ou idées qui ne mettent nullement en cause le monde arabe. Mais pour dresser des règles de gouvernement, pour préciser de manière non équivoque le rôle général, social autant que politique, des Berbères, il est indispensable de les avoir vus penser et vivre à côté des autres indigènes nord-africains, des Européens et en fonction d'eux. C'est pourquoi nous ne pouvons actuellement que signaler le problème.

Mais pour éclairer dès maintenant le sujet, peut-être pouvons nous faire quelques remarques sur ce que fut le passé des Berbères;

et avant de nous demander, c'est notre tâche de demain, nous venons de le dire, ce que sera leur avenir, leur demander ce qu'ils pensent qu'il sera. Car, ne nous y trompons pas, les Berbères ont des aspirations.

III. Passé et Avenir des Berbères. Les qualités des Berbères, amour de l'indépendance, amour du sol natal, travail acharné, esprit d'économie, sont de celles qui rendent une race indestructible. Et de fait nous voyons les Berbères résister à toutes les tourmentes, renverser une à une toutes les dominations et rester à travers le temps identiques à eux-mêmes. Leur indifférence en matière religieuse est aussi une force pour durer.

Mais leurs défauts, esprit démocratique exagéré, esprit de çof, organisation sociale primitive, les empêchent de créer un empire solide.

L'assemblée plénière des citoyens n'est mode de gouvernement possible que dans la cellule organique, le tout petit douar ou village. Rapidement, par le fait même de son incapacité, de son inaptitude à réaliser, ou bien lorsque la cellule sociale se développe, l'assemblée des citoyens doit céder l'autorité à un conseil de notables, c'est-à-dire à un conseil de riches, de vieillards, de saints, de savants. Mais dès que ce conseil prend une autorité réelle, la foule anonyme, par haine de l'autorité, le renverse.

Le Berbère ne veut pas obéir et cette indépendance devrait normalement le conduire à un individualisme forcené. Or toute la vie berbère repose sur la famille ; mais la logique des choses est tout de même respectée : l'individualisme est, si l'on ose ainsi s'exprimer, le fait non pas d'un homme mais de quelques hommes. Chaque petit groupe familial prétend s'affranchir de toute dépendance, mais ne demanderait pas mieux que d'imposer sa loi.

Seul peut courber ces ambitions rivales un homme de génie. Mais une dynastie, fondée par un homme de génie, n'en compte généralement qu'un ; les descendants sont de valeur quelconque. Et quand l'armature sociale n'existe pas, l'empire s'écroule, les querelles re

commencent.

En Berbérie donc, jamais d'entente. Quand des tribus veulent se fédérer, elles sont bien obligées de nommer des délégués; mais ces délégués parviennent rarement à s'entendre et s'ils y réussissent, leurs mandants les désavouent souvent.

L'histoire berbère n'est qu'une suite de luttes intestines, de défections et de trahisons. Le peuple berbère est celui qui donne le mieux la démonstration par l'absurbe que l'union fait la force.

Nous avons parlé de l'action des hommes supérieurs. L'histoire berbère nous offre les noms de quelques chefs de valeur: Massinissa (1) Jugurtha (2), l'Empereur Sévère, Abdallah ben Yacin, plus près de nous Abd-el-Kader, s'il est berbère, ce qui n'est pas absolument certain; et dans d'autres domaines, les Apulée, les Saint Optat, les SaintCyprien. Ajoutons la curieuse figure de la Kahina. Au degré supérieur voici les hommes de talent, Juba II (3), les deux fondateurs de l'empire almoravide Abou Bekr et Youcef ben Tachfin et le prédicateur de la réforme almohade, Ibn Tounmert. Au sommet enfin de la hiérarchie deux hommes de génie Saint-Augustin et Abd el Moumen (4). Et si de cette liste on supprime Juba II, qui est vraiment plus romain berbère, et tous les chrétiens, on la trouvera peut-être un peu courte en songeant qu'elle porte sur vingt-six siècles!

que

Ce passé des Berbères quel avenir présage-t-il ? Encore une fois nous ne pouvons répondre à la question sans avoir vu vivre à côté d'eux les autres populations du Nord-Africain. Mais nous pouvons leur demander s'ils se font une idée de cet avenir.

IV. - La pensée et les désirs berbères. — Les Berbères possèdentils le sentiment de leur valeur ? Nous en sommes persuadés. La masse sent d'instinct sa force, l'élite la raisonne.

Les Berbères peuvent, pour légitimer leur orgueil de race, fournir des arguments nombreux. Le premier c'est la permanence même de la race, qui non seulement survit à tous les cataclysmes, mais reste seule debout, quand toutes les dominations s'écroulent. Ce fait historique est indiscutable. Le deuxième est l'adaptation parfaite de la race au sol, si parfaite que pratiquement, malgré la multiplicité de leurs origines ethniques, les Berbères sont considérés comme autochtones en Afrique Septentrionale et ont tendance à s'assimiler plus ou moins d'autres races, plus récemment venues dans le pays. Ce fait ethnologique est également indiscuté. L'activité et la richesse chaque jour plus grande des Berbères, notamment des Kabyles en Algérie et de certains groupes citadins ou ruraux au Maroc, le rachat de la terre

(1) Voir le portrait de Massinissa d'après GSELL, dans notre chapitre Carthage et la Berbérie.

(2) Sur Jugurtha le portrait célèbre de SALLUSTE, VI: « Qui ubi primum adolevit, pollens viribus, decora facie...».

(3) Voir portrait de Juba II, d'après CAGNAT, dans le chapitre l'Afrique

romaine.

(4) Sur Abd el Moumen, voir chapitre III.

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