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d'ailleurs dans cette voie et constatons que si une connaissance assez sérieuse de la langue berbère et surtout de la langue arabe facilite grandement la compréhension des mœurs africaines, elle n'est pas absolument indispensable. Sans quoi presque aucun Européen ne pourrait songer à aborder l'ordre d'études que l'on envisage ici. Car bien peu parmi les hommes de culture étendue, qui pourraient être tentés par l'intérêt du sujet, possèdent la langue arabe et quelques-uns seulement, qu'on peut presque désigner nominativement possèdent la langue berbère de manière suffisante pour converser librement avec l'indigène.

Trois conditions donc à remplir pour mener à bien les travaux de sociologie nord-africaines premièrement se créer par la lecture des ouvrages classiques une mentalité, qui rende fructueux le contact avec les réalités de la vie, ordonner par avance ses idées, détruire quelques erreurs, qui ne doivent pas manquer d'exister chez un Français même instruit, dégrossir en un mot le travail et en dresser un plan approché. En deuxième lieu entrer en relations avec les races qui se coudoient en Afrique du Nord, non seulement dans les villes, mais dans les douars, non seulement en un point, mais en de nombreux points; séjourner ici, repasser là, interroger, noter, comparer, et de cette fréquentation quotidienne tirer des opinions, les soumettant au contrôle constant des faits, les généralisant ou leur assignant un domaine restreint suivant les circonstances; en un mot, remplir peu à peu les nombreuses pages blanches en haut desquelles la première phase du travail n'avait guère permis que d'inscrire des titres. Troisième condition, possèder quelques notions des langues parlées en Afrique du Nord, non seulement quelques notions d'arabe, mais d'italien, d'espagnol, si possible de berbère ; mieux on comprendra et mieux on parlera ces langues, plus facilement on pourra se livrer aux recherches qui constituent la seconde des deux phases d'une étude sérieuse.

Avant d'indiquer comment nous avons compris l'application de ces règles dans le cas qui nous est personnel, comment nous avons procédé dans nos premières notices de détail sur la Macédoine et sur le Tadla, comment nous comptons nous y conformer dans la composition de l'ouvrage qu'annonce la présente préface, il nous paraît équitable de rendre un juste hommage à l'œuvre remarquable des érudits qui composent ce que nous appellerons l'Ecole d'Alger.

Il n'est pas d'auteurs qui aient su plus heureusement allier la critique des textes à l'observation de la vie ou des monuments que Masqueray dans ses recherches générales, que M. Basset dans ses

études berbères, que M. Colin dans ses études arabes, que M. Gautier dans le domaine de la géographie humaine du nord de l'Afrique, que M. Mesplé dans sa direction de la Société de Géographie d'Alger, que M. Morand dans son cours de droit musulman, que M. Carcopino dans ses évocations romaines (1).

De ces maîtres, nous nous honorons d'être, sans qu'ils s'en soient doutés jusqu'à ce jour, un élève studieux; quelques-uns ont bien voulu nouer avec nous, dans des voyages, par des correspondances, ou sous le feu de l'ennemi, les liens d'une amitié qui nous est précieuse. Et nous sommes heureux de leur témoigner ici la gratitude que nous éprouvons envers eux, quand nous détaillons en nous-mêmes tout ce dont nous leur sommes redevables.

Il serait également injuste de ne pas signaler la part qui revient aux interprètes, civils et militaires, de l'Afrique du Nord, dans l'élaboration de ce formidable labeur que représente la connaissance des institutions africaines. Un nom vient tout d'abord sur les lèvres, celui de ce savant modeste que fut Motylinski; citons aussi Feraud Ben Hazera, Abès, Loubignac...

Nous nous excusons de ne pas nous être suffisamment encore assimilé une large part des travaux des nombreux auteurs dont nous avons énuméré les noms. Du moins les avons-nous feuilletés assez pour créer en nous cette mentalité, que nous avons reconnue indispensable à tout contact avec la vie nord-africaine, si l'on désire qu'il produise des fruits bien venus.

Et c'est en acquérant peu à peu ce bagage encore léger que nous avons commencé à voyager.

Le Maroc nous est connu dans la grande majorité de ses terres. Nous avons vu Marrakech, la ville du sud, Tadla, Khenifra, l'Oum-erRebia et les pentes de l'Atlas, Casablanca, Rabat et le Bou Regreg, Kenitra et le Sébou, Meknès aux mille murailles, Fez la Magnifique, le couloir de Taza, la Moulouya désertique et l'Amalat d'Oudjda. Nous comptons à brève échéance connaître les trois régions où nous n'avons pas encore vécu : le Sous, la côte de Mogador à Safi, et BouDenib, porte du Tafilalet. Indiquons pour mémoire qu'il ne saurait être question actuellement d'aller vérifier de visu si sont exactes les descriptions que l'on brosse du Rif et du Moyen-Atlas; il faudrait, pour tenter pareille aventure, s'entourer d'une escorte de quelques dizaines de milliers d'hommes bien armés.

(1) Rappelons que ces lignes sont écrites en 1919. Ajoutons aujourd'hui (1924) le nom de M. Albertini à ceux que nous citions il y a cinq ans..

L'Algérie nous est familière. Nous l'avons traversée si souvent en tous les sens que trois petits cantons seulement nous demeurent étrangers la région Nedroma-Nemours, partie du Sersou, et le centre de l'Aurès. Dans le sud nous avons un peu entamé le Sahara. Il ne nous a pas été donné de faire en Tunisie des voyages aussi fréquents et des séjours aussi prolongés. Le sud et le centre de la Régence ne parlent encore à notre imagination qu'à travers les livres. Si les hasards de la vie nous le permettent, notre premier soin sera d'organiser une mission d'étude qui, partant de l'Aurès gagnerait la région de Tozeur pour remonter vers Kairouan. Nous avons à vérifier dans ce triangle un certain nombre d'hypothèses qu'il n'est loisible d'établir que sur place.

Maroc, Algérie, Tunisie ne sont d'ailleurs ni tout le monde méditerranéen ni tout l'Islam et nous avons montré que pour saisir en sa totalité la vie du continent nord-africain, il était utile de la rattacher à celle du monde méditerranéen et à celle du monde de l'Islam. Si nous avons entrepris les premiers de nos voyages sans posséder cette arrière-pensée, c'est en réfléchissant à l'utilité qu'ils présentaient pour nos travaux nord-africains, que nous les avons continués. Il nous ont conduit en Espagne, en Italie, en Albanie, en Grèce, en Turquie. Nous avons vécu bien des années dans le midi de la France et en Afrique du Nord. Que n'avons-nous foulé le sol de Jérusalem et de Bagdad! Mais si Dieu nous prête vie, nous espérons bien cueillir dans ces cités célèbres des souvenirs et des roses.

XIII. - Le génie colonisateur de la France

Telle qu'elle s'est réalisée et se perfectionne, l'œuvre accomplie par la France en Afrique du Nord peut soutenir la comparaison avec les plus belles créations que l'on porte communément à l'actif des autres peuples. Et il n'est qu'à la citer pour répondre au reproche souvent adressé au peuple français de ne pas posséder le génie colonisateur.

Cette œuvre africaine, puisqu'aussi bien on ne juge équitablement quepar comparaison, de quelles autres la rapprocher et à quelle aune la mesurer? Existe-t-il un étalon, une colonisation type? Non. Et pour l'apprécier avec quelque justesse, une seule méthode peut être employée, la mettre en parallèle avec des tâches semblables, difficiles et grandioses, entreprises et menées à bien en d'autres régions par d'autres peuples, à des époques analogues; ou bien la placer en balance avec le labeur similaire qu'ont effectué sur le même sol, aux âges passés, les peuples autrefois dominateurs. De cette comparaison

dans l'espace et dans le temps nous tirerons quelques conclusions, qui sont tout à l'honneur de la race gallo-romaine.

Quelles furent successivement parmi les nations européennes, constituées encore de nos jours, celles qui durent à leurs possessions d'outre-mer l'influence et la richesse ? Le Portugal et l'Espagne s'inscrivent en tête de la liste chronologique ; leurs établissements furent plus et mieux que de simples comptoirs; mais leur conquête garda toujours un caractère en quelque sorte commercial; les gouverneurs n'administraient que pour exploiter, non pour assimiler les peuples ou les acheminer vers une civilisation supérieure. Les Hollandais eurent un instant la maîtrise des mers et se soumirent de nombreuses terres; leur conquête fut mieux comprise; les Indes néerlandaises sont un empire prospère, bien que des critiques parfois acerbes aient été dirigées contre certains procédés employés par le suzerain batave; mais aussi sérieuses qu'aient été et que demeurent les difficultés rencontrées par le gouvernement de la Haye dans la tâche qui incombe à ses vice-rois, elles ne sauraient, croyons-nous, être mises en regard de celles qui se dressent devant l'action française dans le Nord-africain. L'Angleterre, que l'on cite toujours en modèle, a accompli au Canada, en Australie, en Afrique du Sud, un travail magnifique ; l'édifice qu'est l'empire anglais en impose par son ampleur et par l'harmonie de sa structure. Remarquons toutefois que la colonisation britannique a pris au Canada une suite, elle a succédé à la France qui avait déployé en ce pays, il est bon de le souligner, un effort appréciable. En Australie, aucune réaction n'était à craindre de la part des populations, qui comptent parmi les plus arriérées du globe. Autrement belle, et vraiment parfaite apparaît l'œuvre sudafricaine, non point en sa première partie, acquisition du Cap, du Natal et des territoires à demi-sauvages, mais en sa seconde partie, union après une guerre douloureuse, union dans la liberté avec les républiques du Transvaal et d'Orange. Cette page de l'histoire d'Angleterre est une des plus remarquables que l'on puisse feuilleter. Et sans doute, les hommes qui l'ont écrite ont-ils dépensé plus de sens politique qu'ils n'en ont montré dans l'organisation de l'Inde, qui constitue cependant une réalisation de tout premier ordre.

Ces deux exemples de réussite, aux Indes et en Afrique du Sud, permettent de juger à leur valeur les résultats obtenus par la France en Afrique du Nord. Quels sont en effet les obstacles les plus considérables qu'un peuple rencontre dans une zone, qu'il à l'intention de soumettre à son influence politique et économique? Ces obstacles proviennent de la nature même du sol, soit que le territoire monta

gneux ou désertique retarde considérablement la pénétration, soit que son étendue même constitue une difficulté sérieuse dont force est de tenir compte. Ils proviennent en outre de la résistance qu'opposent au conquérant une ou plusieurs races déjà installées. Cette double barrière, l'Angleterre l'a rencontrée sur sa route. Laissons de côté les aléas dûs au sol, les méthodes modernes savent aplanir de bien des façons les difficultés d'ordre purement matériel et bien des moyens sont à la disposition d'une nation pour surmonter les obstacles passifs. Mais le problème des races comment le résoudre ? En Afrique du Sud, c'était une nation libre dont il s'agissait de vaincre les répugnances. Ce peuple il est vrai était peu nombreux ; européen d'origine, il était en lutte avec un peuple européen; amoureux d'indépendance, il savait apprécier le libéralisme de la constitution anglaise ; le patriotisme pouvait le dresser contre l'envahisseur, mais non le fanatisme. Aux Indes, situation tout autre, la péninsule surpeuplée est un monde à elle seule, ayant sa civilisation très ancienne, sa mentalité spéciale, ses institutions sans rapport aucun avec nos organismes modernes. Mais ces mille rameaux d'une vaste famille ne sont pas tous d'humeur guerrière, même ceux qui ont embrassé l'islamisme ne comptent pas parmi les populations les plus assoiffées de liberté ; des querelles intestines les divisent sans cesse; des malheurs effroyables, pestes, famines, courbent fréquemment leur énergie.

Si bien que tout compte fait, quelque remarquable que soit l'œuvre anglaise dans les pays où elle a dû tenir compte des problèmes les plus complexes, passer par dessus les obstacles les plus dangereux, et composer avec les oppositions les plus vives, elle n'apparaît pas supérieure à l'œuvre de la France en Afrique du Nord, peutêtre même ne l'égale-t-elle pas.

Veut-on dans ce même ordre d'idées jeter un coup d'œil sur le monde ancien? Veut-on considérer l'expansion des races antérieures à l'ère chrétienne? Voici par exemple les migrations égéennes. Les peuples de la mer tour à tour, essaiment.

Ce sont les Phéniciens, ce sont les Grecs, ce sont les Carthaginois qui colonisent la Sicile, la Sardaigne, les côtes de Gaule et d'Espagne, les rivages africains, Nice, Marseille sont des comptoirs phocéens, Utique, Cadix, des comptoirs tyriens. Carthage, qui au IVe siècle est la grande puissance maritime, rayonne dans toutes les directions. Sur l'ordre de ses gouvernants, Himilcon se dirige vers le Nord, gagne Ouessant, pousse jusqu'à l'Irlande. Hannon suit la côte africaine, touche à Larache (Lixos), fonde sept colonies sur la côte maro

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