Images de page
PDF
ePub

dans les préoccupations de la métropole, en dépit de la recrudescence de l'agitation que l'ennemi fomente en bled siba.

Il suffit de jeter les yeux sur les cartes que publient les services du protectorat pour saisir l'accroissement de notre zone d'influence depuis 1914. Une politique prudente et énergique, qui sait allier le coup de force à la diplomatie, a permis d'avancer constamment, de créer des postes, d'intensifier chaque année au profit de la métropole l'effort de recrutement et l'effort de production économique.

Ces résultats ont été obtenus sans engagements sanglants et sans pertes sérieuses. La malheureuse affaire d'El Herri, près de Khénifra, dans laquelle nos troupes ont eu huit cents hommes hors de combat, est une affaire isolée, résultat d'une imprudence grave qui a certes quelques répercussions locales, mais qui reste sans effet sur le cours général de notre politique d'action marocaine.

La vigueur de cette politique ne peut manquer de faire réfléchir les dissidents et les insoumis marocains, qui connaissent parfaitement l'importance de la partie qui s'est jouée sur les autres théâtres d'opérations. Le prestige de la France ne peut que s'en accroître. Si bien que l'on est en droit d'espérer que les îlots encore indépendants du Maroc, tomberont comme un fruit mûr entre nos mains, sitôt que nous pourrons, la paix étant signée, rendre au Maroc les effectifs qui lui ont été empruntés. Ces bataillons, ces batteries et ces escadrons outillés comme ils le sont aujourd'hui, ces avions, ces tanks, devenus disponibles, auront tôt fait de réduire à zéro la zone indépendante du Maroc.

En Algérie-Tunisie, pays entièrement soumis, ce sont tout autres résultats qu'a produits la grande guerre. L'effort demandé à l'AlgéroTunisie par la Métropole a été considérable; et comme il était naturel hors de proportion avec celui fourni par le Maroc, quelque honorable que soit ce dernier. Et c'est l'importance même de cet effort qui est de nature à amener en Algérie-Tunisie des modifications profondes.

Examinons d'abord l'effort de recrutement. Il n'a été possible que grâce au loyalisme envers la France des populations indigènes. Depuis le début de la dure épreuve, ce loyalisme a été parfait. Il serait tout à fait ridicule et injuste de tenir compte de minces incidents comme l'échauffourée des Sidi-Daho (entre Perrégaux et Mascara) et de Mac-Mahon (au pied de l'Aurès). De même les attaques des Senoussistes dans le Sahara et sur la frontière tripolitaine échappent, à proprement parler, au cadre nord-africain.

Ce loyalisme, on peut en être sûr, se maintiendra. Et c'est lui qui a permis d'accomplir sans trop de heurt, la réforme préconisée par certains, si inquiétante aux yeux des autres, dans la voie de laquelle

on était assez timidement entré avant la guerre, la conscription indigène, qui est générale aujourd'hui. Il faut vraiment avoir vécu en Algérie, s'être entretenu avec les indigènes, avoir recueilli l'opinion des généraux d'Afrique les plus expérimentés, tels que les généraux Servière, Bailloud, Ménestrel, Moinier, Bavouzet, avoir connu les hésitations, les espérances, les inquiétudes du gouvernement général pour saisir pleinement ce que présente de confiante audace cet établissement de la conscription indigène.

Mais aussi le paiement si largement consenti par Berbères et Arabes de l'impôt du sang leur confère des droits que nous avons, nous Français, le devoir impérieux de reconnaître sans délai.

En luttant contre les Empires centraux comme de véritables enfants de France, les indigènes algéro-tunisiens sont devenus presque de vrais fils de France. En tout cas, un sentiment nouveau s'est établi en eux, qu'il serait aussi inexact de nier que d'exagérer: ils se sont sentis, les uns obscurèment, les autres clairement, associés à une très grande œuvre. Ils ont pris conscience et de l'importance de la lutte et de la puissance de la France.

Si l'indigène a pu sentir croître son orgueil en voyant la France faire si largement appel à lui pour la défendre, il comprend qu'il doit le modérer, quand il constate de ses yeux, la richesse des régions qu'il

traverse.

Pendant de longues années, de génération en génération, il sera question sous la tente du nomade ou dans la chaumière kabyle ou sous la hutte en forme de carène renversée, qu'a décrite Salluste et qui reste le type le plus général de l'habitation nord-africaine, de cette guerre qui a fait franchir la mer à tant d'indigènes et qui leur a ouvert l'esprit autant qu'un demi-siècle de domination européenne.

Car le recrutement n'a pas été seulement militaire. De très nombreux indigènes travaillent aux champs, sur les routes, dans les usines de France. Ils gagnent des salaires élevés dont ils n'avaient même pas idée avant la guerre. Grâce à cet argent, ils vivent en partie de notre vie européenne. Ils prennent des habitudes qu'ils perdront très rapidement, c'est entendu, lorsqu'ils seront revenus dans la tribu natale, mais des habitudes auxquelles leurs enfants seront peut-être moins réfractaires. Enfin et surtout, là est le gros point d'interrogation de l'avenir, l'indigène qui a travaillé et vécu en France se rend compte de quoi il est capable et si cette constatation qu'il fait est sans importance pour un Arabe, elle est lourde de conséquences pour un Berbère.

Ce n'est d'ailleurs là qu'un des aspects économiques du problème que nous effleurons. Car pendant que l'indigène se bat ou travaille

en France, il se produit en Algérie-Tunisie des modifications profondes dans la vie indigène, et dont quelques-unes pourraient avoir des effets durables. Nous indiquons d'un simple mot cet ensemble de faits: hausse des salaires, répartition chaque jour plus large des allocations, nouvelle échelle des valeurs, et par conséquence inattendue, mais certaine, importance plus grande que s'attribue la femme. On sent combien ce domaine des réalités encore imprécises et des possibilités futures est large et flou, et quel intérêt il présente. Ce n'est pas seulement l'administrateur qui doit dès maintenant porter toute son attention sur cette modification et cette évolution entrevues de la vie indigène, c'est l'industriel, c'est le négociant, c'est le colon.

Mais l'Afrique du Nord, et plus spécialement l'Algérie-Tunisie, n'est pas uniquement peuplée d'indigènes. L'élément européen y est important; et lui aussi subit l'influence de la guerre d'une manière profonde. Cet agglomérat d'Italiens, d'Espagnols, de Maltais, d'Israélites, qui constituera demain une race néo-méditerranéenne, a été cimenté par le sang. Ces tout jeunes Français ont reçu un baptême qui les fait vieux Français. Et c'est dans l'évolution de l'Afrique du Nord un fait capital qui avance d'un demi-siècle sa gallicisation.

Il faut tenir compte de ce que les néo-français sont soumis eux aussi aux phénomènes économiques auxquels il a été fait une rapide allusion; et que les événements d'ordre militaire agissent sur eux dans le même sens que la fraternité de combat et la souffrance endurée en commun.

Il faut tenir compte de l'alliance de l'Italie et de la France, qui sans doute survivra à la guerre, enlèvera tout caractère irritant à la question italienne, qui se pose de façon si délicate enTunisie ; il faut espérer que l'attitude des Israélites algériens au feu atténuera dans une certaine mesure l'hostilité que leur témoignaient d'autres races.

Ainsi cette guerre qui a causé tant de désastres aura eu quelques répercussions heureuses. Elles sont hélas rares, ces répercussions heureuses. Et la France mème sortant de la lutte pleinement victorieuse, n'en devra pas moins unir en un faisceau indissoluble toutes les énergies que le danger a fait surgir et que la paix ne doit pas amollir.

X.

Etudions toutes questions sous l'angle français

Ces quelques aspects du problème nord-africain, qui viennent d'être rapidement indiqués, ne sont certes pas tous les aspects qu'il y a lieu d'envisager, ils ne sont que les principaux, ceux qui soulèvent le plus d'interrogations secondaires et donnent lieu aux erreurs les

plus communes. Mais par les quelques remarques qui ont été soulignées, les quelques appréciations qui ont été formulées, les affirmations, les doutes, les négations, qui ont été enregistrés, on peut dès maintenant se rendre compte de la nature réellement complexe du sujet que nous avons entrepris de traiter. Aussi bien quand nous essayons de jeter sur le papier un plan quelque peu détaillé de recherches à entreprendre, voyons-nous se dresser constamment de nouvelles inconnues ; et seul l'intérêt du travail incite à ne pas se laisser décourager par l'ampleur de la tâche et oblige à pousser plus avant les études commencées.

Mais tous ces points d'ethnologie, de politique, d'économie publique qui viennent tour à tour se présenter dans le champ de l'observation, comment les considérer, sous quel angle, dans quel esprit ?

Car à notre sens il serait vain d'entreprendre cette œuvre de longue haleine en n'ayant comme directive que l'unique souci d'être un observateur fidèle des faits et comme espérance l'unique ambition d'être un critique habile des idées. Pour employer un terme à la mode, nous avons autant en vue les réalisations que les résultats. Et pour qu'aucune obscurité ne voile nos projets, résumons d'un mot notre pensée en disant que toutes les questions nord-africaines doivent être étudiées sous l'angle français.

Que voulons-nous? Que l'Afrique de demain soit une Afrique éminemment française. Et que nous efforçons-nous de découvrir ? Les moyens les plus propres à obtenir ce résultat désiré. Une question préalable se pose : ce but, est-il un but auquel on puisse atteindre ? C'est cette question préalable dont il faut aborder l'étude d'une âme impartiale et en oubliant que nous sommes Français. Si, ayant scrupuleusement et minutieusement regardé toutes les faces de ce problème, nous concluons par la négative, nous devons avoir l'honnêteté de reconnaître que notre œuvre en Afrique du Nord fait faillite, ou qu'ayant eu son heure de grandeur et de nécessité, elle n'a existé dans le plan général de l'univers que comme période de transition, destinée à faciliter la naissance d'une Afrique du Nord nouvelle, façonnée suivant son génie local et évoluant suivant sa courbe propre. Si au contraire nous concluons en affirmant que l'Afrique du Nord de demain peut être une Afrique française et que mieux encore, elle ne peut qu'être une Afrique française, nous aurons le droit et le devoir de traiter la suite de nos études sous un angle français, de résoudre les questions et les divers problèmes tour à tour posés suivant une méthode française. Et sans qu'il soit besoin d'attendre davantage, nous

pouvons affirmer que sont des certitudes acquises ces deux principes : l'Afrique du Nord peut être et ne peut être qu'une Afrique française ; dans l'étude des questions africaines la méthode française consiste à tenir le plus grand compte possible des conditions ethniques et historiques.

On ne peut en effet songer à donner corps au premier qu'en s'inquiétant constamment du deuxième. Si nous voulons créer une race néo-européenne à culture et à mentalité françaises, si nous voulons nous unir très étroitement les Berbères, si nous voulons atténuer de plus en plus les différences qui nous séparent des Arabes, nous devons avoir toujours présentes à l'esprit les conditions du développement historique de l'Afrique du Nord. Le climat, la tradition, la religion, ont créé les lois auxquelles notre action doit se soumettre ou sur lesquelles, tout au moins, elle doit se modeler. Et ce sont précisément ces lois naturelles avec lesquelles il s'agit de mettre en concordance nos lois sociales.

Tâche large, tâche noble et qui n'est pas toujours aisée, tâche qui réclame la bonne volonté, la science, l'ingéniosité de tous. Que l'administrateur, que l'officier, que le colon se pénètrent de ces vérités et consentent libéralement à fournir l'effort que le patriotisme réclame d'eux ; son utilité ne saurait échapper à leur clairvoyance. De même qu'un fleuve puissant se forme par la réunion de minuscules ruisseaux dont les noms, s'ils en possèdent, demeurent inconnus, les grandes œuvres ne se créent que par une communauté de bonnes volontés souvent insoupçonnées et de travaux parfois ingrats auxquels nulle récompense immédiate n'est promise.

Peut-être pensera-t-on qu'il est superflu d'émettre et de classer ces observations, de sérier ces idées et de répéter si fréquemment ces expressions de problèmes, de questions, de points d'interrogation qui reviennent dans les pages qui précèdent ainsi qu'un leit-motiv qui, à la fin, pourrait fatiguer. Mais pour enfoncer un coin il n'est de meilleur moyen que de frapper dessus. Et pour le surplus, nous nous remémorons cette pensée de Pascal, sous l'autorité de qui nous nous plaçons : « Quand dans un discours on trouve des mots répétés, et qu'essayant de les corriger on les trouve si propres qu'on gâterait le discours, il les faut laisser : c'en est la marque. »>

C'est la marque de ces pages de nous obliger à de multiples redites, car les ordres de faits que l'on y présente sont si étroitement liés les uns aux autres et les raisonnements se compénètrent à ce point qu'il est difficile, même avec une volonté obstinée de méthode et dans le but constant d'être clair et précis, de les placer dans des com

« PrécédentContinuer »