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la foi du Prophète règne en maîtresse sur cette vaste étendue. Toute controverse, quelles qu'en soient les données, est facile à résoudre ; et qu'il s'agisse de Berbères, d'Arabes ou de Sahariens, ce mot ne clôt-il pas la discussion : « Ce sont des Mahométans ».

Par malheur cette certitude même souffre quelques correctifs. Il n'est pas dans notre intention d'établir ici, même sommairement, quels sont les fondements et les préceptes de la foi musulmane ni de mettre en lumière les conséquences de la diffusion des règles religieuses, que l'Islam a répandues, dans l'ordre économique et politique. Autant de points que nous aurons à débattre plus tard.

Pour l'instant, il suffira de souligner trois idées essentielles, trois constatations si l'on préfère, qu'il est aisé de noter, pour peu que l'on ait voyagé en Afrique du Nord. Et ces trois constatations jetteront un jour nouveau sur la conception que certains se font des choses de ce pays, rectifieront l'image qu'ils en dessinent mentalement.

L'islamisation de l'Afrique du Nord est un fait social indiscutable. Ce fait est induscuté tellement il est général. Et c'est précisément parce qu'il est général que certains prétendent borner leur connaissance de la vie africaine à son énoncé. Entremêler dans une conversation à quelques affirmations, que par euphémisme on peut appeler des vérités reconnues, quelques mots d'allure un peu particulière, citer le Koran et ses sourates, émettre des doutes sur l'austérité du Ramadan, prétendre distinguer l'iman du mufti, il n'en faut pas davantage pour briller dans une sous-préfecture, même dans un chef-lieu de département...

Mais cette réputation de savant que l'on se crée facilement ainsi n'a d'explication que dans cette certitude où vivent les Français que l'islamisation de l'Afrique est l'événement le plus considérable de son histoire et comme son caractère spécifique, qui l'apparente étroitement à d'autres peuples, à d'autres régions et la différencie nettement de notre monde européen.

Ce en quoi, pour une fois, la masse des Français voit très juste. L'Islam est un monde complet, intégral. Le Koran apporte une solution à tous les problèmes humains, qu'ils soient de l'ordre religieux, social ou juridique. Il est même, comme d'autres religions, un code d'hygiène ; et par ces caractères il se distingue nettement de l'Evangile, qui, prêché dans un monde anciennement policé, n'avait besoin que d'être un acte de foi.

Parce qu'il n'est pas seulement une doctrine religieuse, mais bien une loi en toutes choses, le Koran a conditionné toute l'existence de ceux qui l'ont adopté comme règle; et pour d'autres raisons, qu'il

serait long et délicat d'exposer dans cette préface sommaire, mais dont on pressent la réalité dès qu'on a mis le pied sur le sol africain, le Koran a figé la partie importante de l'humanité qui le révère comme livre sacré, en une immobilité qui semble exclure tout progrès.

D'où peut se déduire sans grand effort d'imagination cette deuxième et importante constatation que si tous les indigènes de l'Afrique du Nord avaient adopté de manière absolue la doctrine coranique, il n'existerait guère d'espoir pour la France d'établir avec eux une union de cœur même assez lâche.

Heureusement pour nous, la foi coranique n'a pas pénétré profondément l'âme berbère. Elle a simplement recouvert d'un manteau nouveau des vêtements déjà anciens, dont au cours de l'histoire, au gré du flux et du reflux des invasions, au hasard des schismes, le sceptique Numide s'était affublé sans difficulté.

« L'Afrique, écrit Piquet, a toujours été la terre d'élection de tous les schismes et de toutes les hérésies; ceci d'ailleurs était vrai au temps où elle était chrétienne, aussi bien qu'au Moyen-Age.

<< Les tribus berbères converties furent d'abord kharedjites et en lutte ouverte contre les Arabes de race, représentants de l'orthodoxie.

« Le schisme chiite se développa ensuite avec une singulière intensité tant au Maghreb qu'en Ifrikya.

«Bien plus, les Kabyles des montagnes d'Algérie et davantage encore ceux de l'Atlas ont modifié l'islamisme à leur convenance; ils ont entremêlé de pratiques de sorcellerie les préceptes du Coran et l'on peut à peine dire que les montagnards du Maroc sont musulmans ; ils ont suivi à certaines époques des chefs plus politiques que religieux, prophètes d'une religion de fantaisie. Toutefois, il faut reconnaître que, sur cette population peu religieuse en somme, les sorciers, les magiciens et bien entendu, les marabouts, ont une influence considérable; et comme toute la Berbérie est, depuis le XVIe siècle, couverte de marabouts, on se trouve en face d'une situation quelque peu paradoxale la population suit aveuglément aujourd'hui des hommes aux allures mystiques animés de croyances qu'elle méconnait totalement.

:

<< Mais il importe d'insister sur ces marabouts et sur les confréries celles-ci ont pris, à la faveur de l'anarchie des derniers siècles, un développement inquiétant. On ne doit pas se dissimuler l'importance du rôle de ces associations secrètes mi-politiques mi-religieuses. Une puissance musulmane comme la France doit faire de leur étude une des bases de sa politique africaine.»

Encore ne faudrait-il pas, à notre sens, trop exagérer l'influence des marabouts et des confréries religieuses en pays berbère. Et l'on peut croire que des hommes qui professent en matière religieuse une si complète indifférence, pourront échapper à peu près entièrement à cette emprise, lorsque l'instruction, chaque jour plus répandue, déracinera en eux les superstitions grossières, auxquelles ils ont encore peine à s'arracher.

Et cette transformation, à laquelle nous ne pouvons espérer assister dans des tribus encore impénétrées comme les Chleuhs de l'Atlas marocain, pourrait bien être l'événement sensationnel d'un demain rapproché dans les régions où se multiplient les échanges d'idées et les échanges économiques entre Berbères et Européens. Toute espérance est permise à qui prend conscience de l'évolution de la Grande Kabylie en ces vingt dernières années, évolution déjà si considérable avant que la grande guerre fût venue la précipiter.

C'est d'ailleurs une remarque qu'il importe de faire tout de suite, que l'Islam n'a pu, même chez les tribus berbères assez profondément arabisées, modifier totalement les coutumes ancestrales. Nous verrons, en étudiant diverses sociétés kabyles, touaregs, zaïanes, l'armature générale de ces groupements subsister en son intégrité bien après que la foi coranique a été embrassée par eux. Et ce sera précisément l'un des points les plus délicats, mais les plus intéressants à établir que de préciser ce que l'Islam a modifié dans la vie berbère et ce qu'il n'a pu réussir à transformer. Entre la permanence des coutumes anciennes et leur bouleversement, il y a au surplus bien des

nuances...

Il n'en demeure pas moins et c'est la troisième constatation essentielle, qu'il est utile d'enregistrer, que la venue des Arabes en Berbérie et leur maintien dans cette contrée, complété par l'islamisation plus ou moins profonde des Berbères, ont créé entre l'Afrique telle qu'elle fut jusqu'à cette époque et l'Afrique telle qu'elle est depuis lors, un fossé qu'il sera difficile de combler, si même il peut jamais l'être.

C'est une notion capitale qu'il ne faudra jamais perdre de vue. Nos arrières petits-neveux trouveront-ils une Afrique aussi pleinement ouverte à leur effort que le fut, ou plus exactement, qu'aurait pu l'être, l'Afrique numide à l'effort de Rome? Il est permis d'en douter. Car Rome ne voyait se dresser devant elle que la passion de l'indépendance, passion noble qu'elle aurait pu respecter, qu'une grande nation colonisatrice respecte, avec laquelle elle sait composer. Les plus irréductibles et les plus farouches des indépendants

finissent à la longue par saisir les avantages qu'on peut tirer du contact d'un peuple éclairé et libéral, ils modifient leurs exigences plus qu'ils ne les font taire. Toute adaptation est l'œuvre du temps; et le temps conduit presque fatalement à une adaptation, quand une passion mystique ne contrecarre pas son œuvre.

Mais les nations modernes qui ont, par la conquête du sabre dominé des terres d'islam, ne se heurtent plus seulement à la passion de l'indépendance; elles ont encore à courber la passion mystique ; et contre celle-ci, il n'est pas d'arme, pas même peut-on croire, celle du temps.

Il y a donc plus de différence entre l'Afrique du sixième siècle vierge de toute empreinte musulmane et celle du septième, qui commence à connaître la prédication du Koran, qu'entre l'Afrique du sixième siècle et celle de la préhistoire; qu'entre celle du septième siècle et celle du vingtième.

Grâce à Gsell, cet historien auquel n'échappe aucun détail d'ethnologie ou d'archéologie, grâce à Louis Bertrand, ce prestigieux évocateur, grâce à tous ceux qui ont voulu faire revivre devant nous l'ancienne Afrique, Gaston Boissier, Cagnat, Charles Diehl, etc, essayons de nous représenter ce qu'étaient ces habitudes depuis ces origines qui se perdent dans la nuit des temps jusqu'à la conquête arabe. Ni Carthage, ni Rome, ni les Vandales, ni les Byzantins, ne les modifient sensiblement. Les influences dues aux échanges, aux législations, aux guerres ne pèsent que d'un poids assez léger; et le climat, le fond très ancien de la race autochtone, restent les véritables influences dominatrices.

Parcourons aujourd'hui le continent africain. Efforçons-nous de comparer la vie indigène à celle que nous avons pu par un effort d'application soutenu, effort d'étude et d'imagination, à peu près ressusciter. Quel abîme entre les deux !

Mais l'histoire en connaît de plus profonds, par exemple, celui qu'a creusé le christianisme entre les sociétés antiques et les sociétés modernes. En outre nous avons montré que l'islamisation des Berbères encore qu'il serait ridicule de la nier n'est pas dans la majorité des tribus une islamisation bon teint, L'élément purement arabe demeurera sans doute réfractaire à notre civilisation. Mais il n'est pas la majorité en Afrique du Nord, tant s'en faut.

Il est cependant assez nombreux - premier argument et certains Berbères ont été suffisamment arabisés - second argument-pour qu'il ne suffise pas d'étudier les musulmans nord-africains en eux-mêmes et que l'on doive constamment réfléchir qu'ils ne sont

qu'un rameau d'une immense famille religieuse de laquelle on n'aura peut-être jamais le droit de les considérer comme entièrement détachés. Avec eux toute surprise est possible; ils sont cette mer calme où naissent subitement des tempêtes. Une politique avisée doit toujours envisager la possibilité d'une explosion de fanatisme.

Si bien que nous pouvons poser quelques conclusions assurées dont la nécessité d'envisager l'Islam nord-africain dans l'ensemble de l'Islam n'est pas une des moins importantes. Deux autres d'une égale valeur sont la difficulté d'établir entre le monde de l'Islam et le monde chrétien une unité de pensée et de cœur, et la possibilité d'amener à la sensation de la vie moderne un grand nombre de Berbères dont la foi musulmane n'a recouvert les coutumes ancestrales que d'un vernis assez superficiel, qui déjà se fendille.

IX. Nouvelle position donnée par la guerre de 1914
aux problèmes nord-africains

Ces conclusions tirent une force nouvelle des événements qui se déroulent actuellement sous nos yeux. La guerre mondiale a exercé depuis le 2 août 1914, une influence considérable sur la vie de l'Afrique du Nord; cette influence continuera à s'exercer; elle survivra à la cause qui l'a fait naître. Et c'est pourquoi il la faut caractériser et mesurer avec exactitude.

Les conséquences directes ou indirectes que le grand conflit produit en Afrique du Nord sont différentes suivant les régions que l'on envisage.

Au Maroc, l'ouverture des hostilités contre l'Allemagne a eu pour premier effet d'abolir de plano les barrières qui enserraient notre activité et marquaient une limite à notre progression politique et économique en transformant, ou à peu près, un empire internationalisé à certains points de vue en une colonie française du type tunisien. Aussi peu favorable pour nous que l'on puisse envisager la paix définitive, cet état de chose ne sera vraisemblablement pas modifié à notre détriment. Et il faut bien convenir que, sans la guerre, cette main-mise plus énergique de la France sur le Maghreb n'eût pas été possible, ou pour le moins, eût demandé de très longues années.

De plus, et l'on peut bien dire contre toute attente, la conquête française, loin de stopper pendant la guerre, s'est poursuivie avec vigueur, en dépit de l'envoi de troupes en France, en dépit de la diminution considérable d'importance qu'ont subie les affaires marocaines

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