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produire et dans lesquelles il réduit à une part vraiment trop infime l'influence arabe en Afrique du Nord.

Mais Mercier reprend la plume qui tombe des mains de Fournel et dans la préface de son histoire de l'Afrique septentrionale, il écrit:

« Un des premiers résultats de mes études, portant sur les ouvrages des auteurs arabes, me permet de séparer deux grands faits distincts, qui dominent l'histoire et l'ethnographie de l'Afrique septentrionale et que l'on avait à peu près confondus, en attribuant au premier les effets du second. Je veux parler de la conquête arabe du septième siècle, qui ne fut qu'une conquête militaire suivie d'une occupation de plus en plus restreinte et précaire, laissant au dixième siècle le champ libre à la race berbère affranchie et retrempée dans son propre sang; et de l'immigration hilalienne du onzième siècle, qui ne fut pas une conquête, mais dont le résultat obtenu par une action lente, qui se continue encore de nos jours, a été l'arabisation de l'Afrique et la destruction de la nationalité berbère.

« Je publiai alors l'histoire de l'établissement des Arabes dans l'Afrique septentrionale, ouvrage dans lequel je m'efforçai de démontrer ce que je demanderai la permission d'appeler cette découverte historique. »>

Ce premier ouvrage de Mercier parut en 1875, c'est-à-dire la même année que l'œuvre de Fournel. De 1875 à 1887 Mercier ne publia pas moins de treize volumes ou brochures sur diverses questions d'histoire nord-africaine pour parvenir à les résumer en 1888 dans les trois tomes de son histoire de l'Afrique septentrionale, dont nous venons de rappeler la préface.

Trente ans se sont écoulés depuis. Et il suffit de jeter un coup d'œil sur l'Algérie, la Tunisie, le Sahara, surtout sur le Maroc, que nous commençons aujourd'hui à bien connaître, pour saisir combien la conclusion de Mercier est aussi erronée que celle de Fournel, à laquelle elle s'oppose complètement.

Erronée parce que trop absolue. Il est faux de prétendre que l'arabisation de l'Afrique est telle que la race berbère soit détruite.

Des écrivains plus récents ont-ils abordé le problème ? Ils ont certainement éclairci bien des aspects, qui demeuraient dans l'ombre. Et ils ne sont parvenus à ce résultat que parce qu'ils ont vécu au contact des réalités. L'œuvre de Fournel, de Mercier était toute entière édifiée soit sur la critique des textes, soit sur le contact avec une population localisée.

Les travaux indispensables de ces premiers grands chercheurs, toute l'œuvre d'érudition de leurs successeurs permettent de poser aujourd'hui des principes plus voisins de la réalité. Mais il est superflu de s'atteler à la besogne, si l'on ne fait pas entrer dans son plan de travail, concurremment avec l'étude des livres, le contact immédiat et prolongé avec un nombre aussi considérable que possible de tribus indigènes des quatre coins de l'horizon nord-africain.

C'est de ce contact plus encore que des documents écrits que l'on retirera une conviction raisonnée. C'est ce contact plus que la science livresque qui permettra de préciser les relations actuelles des Arabes et des Berbères. Et mesurant par ce que nous avons déjà fait dans ce sens, ce qu'il nous reste à accomplir, nous demeurons quelque peu effrayé ; et nous nous demandons combien d'années nous séparent cncore de la date à laquelle nous pourrons résoudre la question que nous nous sommes si imprudemment posée.

En l'état actuel de nos connaissances, à celui qui nous demanderait de résumer en quelques mots quelle est la part des Berbères et quelle est la part des Arabes dans la vie actuelle de l'Afrique du Nord, nous ne pourrions répondre qu'une chose, c'est que nous ne pouvons pas répondre.

Car si dès maintenant nous croyons entrevoir ce qu'il faudrait dire, nous ne possédons aucune certitude que ce que nous dirions serait ce qu'il est juste de dire.

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Ainsi donc par cette introduction générale, nous nous efforçons de marquer une date dans notre labeur, de caractériser un état de nos connaissances; connaissances encore bien faibles, mais déjà suffisantes pour que soient visibles les grandes lignes de notre plan d'études ultérieur, la charpente de l'œuvre que nous avons rêvé d'édifier.

Dresser cette ossature nous amène à sérier les problèmes, et à détruire en nous avant de chercher à les détruire chez ceux qui voudront bien lire ces pages, un nombre assez considérable de préjugés, solidement enracinés. On ne saurait trop le répéter et s'en étonner et le déplorer les Français connaissent mal ce domaine africain, ce scul domaine où leur histoire puisse rebondir et leur vitalité se retremper. Presque tous les aspects de cet empire, historique, géographique, économique leur demeurent aussi étrangers que s'il s'agissait d'un pays situé aux antipodes et sans nul lien avec la métropole. Et vrai

ment les erreurs, commises par la masse du grand public, sont par trop grossières.

Il en est une plus particulièrement malheureuse qui consiste à considérer les indigènes nord-africains, qu'ils soient Arabes ou Berbères, comme un peuple sinon barbare, au moins de civilisation assez rudimentaire. Nous n'irons pas, bien entendu, jusqu'à prétendre que l'on confond les indigènes nord-africains avec les Hottentots ou les Patagons; cependant on les considère comme très arriérés, dans cette grande foule que n'éclairent pas assez les pouvoirs publics. Mais au fait, les pouvoirs publics connaissent-ils suffisamment la civilisation ancienne et présente des Berbères et des Arabes ?

Chose curieuse, cet état d'esprit déborde les frontières métropolitaines et beaucoup de néo-Français, qui peuplent l'Algérie et la Tunisie, considèrent comme une race intellectuellement inférieure la race qui vit à côté d'eux. Et parce qu ils ont en mains la direction de toutes affaires et n'emploient l'indigène qu'à des besognes serviles, ils en viennent à lui dénier presque toute qualité.

Comme si tel paysan du plateau Aragonnais ou des Pouilles, voire tel charretier ou bûcheron du Massif central ne souffrait pas des mêmes ignorances et des mêmes superstitions que l'indigène, à qui il se croit si supérieur.

Disons donc deux mots de cette civilisation arabo-berbère dont on ignore ou on conteste l'existence. Et d'abord résumons quelques siècles d'histoire. Relisons Piquet.

<< Peut-on méconnaître les puissants empires qui brillèrent successivement avec tant d'éclat, alors que l'Europe connaissait encore la barbarie ?

« Les noms de Massinissa et de Jugurtha qui, les premiers, ont enseigné à leurs peuples l'agriculture nous sont familiers; mais nous avons le tort de trop ignorer l'histoire des siècles qui suivent.

<< Oublions-nous les conquêtes des Almoravides? Oublieronsnous l'empire des Almohades de Maroc (Marrakech) qui s'étendit à toute la Berbérie, et atteignit déjà à un haut degré de civilisation?

« L'empire oméïade d'Espagne est plus connu mais on paraît oublier que la race Maure de la Péninsule était en grande partie formée de Berbères immigrés du Maghreb.

«Au moyen-âge, les trois régions qui n'ont pas cessé dès lors d'être distinctes prennent une sorte de personnalité et trois puissantes dynasties berbères règnent de concert pendant plusieurs siècles : Mérinides à Fez, Zeyanites à Tlemcen, Hafsides à Tunis.

« Qu'on relise le récit des expéditions des sultans mérinides de Fez à travers l'Afrique du Nord et l'on pourra constater qu'on ne se trouve pas en présence d'une horde de barbares, mais bien en face de l'armée d'un pays policé.

«Enfin l'extrême Occident, loin de rester en arrière, était au seizième siècle, le foyer des lumières; tandis qu'un puissant chérif El-Mansour (Le Victorieux) régnait au Maroc, l'école de légistes de Tombouctou étendait son renom sur toute l'Afrique du Nord.

« C'est l'arrivée des Turcs sur les côtes de la Méditerranée occidentale qui vient mettre fin à cette époque glorieuse. Tout change alors en Berbérie. Tunis seule conserve sous la domination turque son éclat passé; Tlemcen connaîtra la ruine et le Maghreb central tombera dans l'anarchie. >>

Nous avons reproduit ce passage, non seulement parce qu'il donne en quelques lignes l'essentiel des faits historiques, mais encore parce qu'il présente en son ensemble la destinée de l'Afrique du Nord, sans distinguer entre Arabes et Berbères. En effet, plusieurs qui ne songent pas à nier la brillante réalité des dynasties nord-africaines et de la civilisation musulmane, oublient ou ignorent que ces dynasties étaient la plupart d'origine berbère, qu'il était une Berbérie, en partie policée, avant l'invasion arabe et que nos modernes Berbères se montrent beaucoup plus aptes que bien des races à s'assimiler les dernières méthodes de nos grandes villes et les dernières manifestations du progrès scientifique.

Arabes et Berbères ayant vécu côte à côte pendant des siècles ont participé, d'une manière générale, à la même civilisation. C'est le monde nord-africain qui a brillé et non pas spécialement une des races qui le composaient.

Ce monde a eu ses poètes, ses historiens, ses philosophes, ses jurisconsultes. Il a son art, que l'on peut ne pas aimer, que l'on peut déclarer surfait, mais qui existe. Allez voir telles mosquées de Tunisie ou de Tlemcen, les remparts de Meknès et de Fez, les portes, les fontaines, la Kasbah des Oudaya et le Chellah de Rabat. Allez voir la Koutoubia de Marrakech, la tour Hassan de Rabat, la Giralda de Séville, toutes trois construites sur l'ordre du même souverain almohade.

Admirez le travail du cuir et du cuivre; que pensez-vous des poteries, des tapis et des poignards? Des corporations se transmettent, de père en fils, le secret de ces délicates enluminures sur le cèdre ou le maroquin, de ces couleurs qui font chatoyer la trame des tapis ou la fantaisie des arabesques.

Sans doute les procédés de culture, de tissage, les moyens de transport sont primitifs. Concédons qu'il n'y a pas de musique arabe. Et si vous voulez, détracteurs de l'Afrique du Nord, que nous fassions encore des réserves, nous les ferons, très largement. Nous pouvons les faire sans danger.

Parce qu'il est impossible d'effacer le passé des batailles, des monuments, des villes; de faire disparaître toute une pensée, une conception de l'existence, une vision des choses.

Parce qu'il suffit de juger avec quelque équité pour découvrir très vite chez les races nord-africaines des qualités très réelles — à côté, c'est entendu, de bien des défauts des qualités qui dénotent une vigueur particulière.

Aussi bien ne serait-il pas nécessaire de rétablir les faits, si les Français consentaient à s'enquérir du passé des pays qu'ils ont à administrer, et s'ils visitaient plus fréquemment, plus longuement,leurs vastes et belles colonies. Une indifférence et une ignorance qui, sans s'excuser, peuvent à la rigueur s'expliquer, quand il s'agit de possessions très lointaines et de peuples dont l'âme nous demeure impénétrable, quoi que nous fassions pour la déchiffrer, nous apparaissent ridicules, même criminelles, dès qu'on les doit constater dans le domaine des choses nord-africaines. Car il s'agit alors de races qui ne nous sont pas forcément fermées, de provinces où nous pouvons aborder en quelques heures et à peu de frais.

Si nous consentions à faire effort pour posséder quelques notions sur l'évolution historique de nos indigènes nord-africains, et si nous ne craignions pas de franchir la Méditerranée, nous nous rendrions compte très rapidement de cette double vérité, cette double évidence frapperait notre vue, que les indigènes n'ont pas attendu notre venue pour que brillât chez eux une civilisation éclatante, et que l'œuvre imposante que nous avons réalisée, depuis notre installation en Afrique du Nord, n'a pu être édifiée que grâce au concours constant qu'ils nous ont prêté dans tous les domaines.

VIII. Le fait religieux

Ceux qui avouent ingénument ne rien connaître de l'histoire du nord-africain, ancienne, médiévale ou moderne, de la civilisation et des mœurs des races diverses qui peuplent ce continent, croient en revanche posséder une certitude dans le domaine religieux. Algérie, Tunisie, Maroc sont terres d'Islam. Et voilà, n'est-ce pas, qui suffit? A toutes les questions on peut répondre, puisque l'on sait que

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