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peuples, ceux qu'elle ne dépouillait qu'à moitié, au lieu de se plaindre de sa rapacité étaient bien obligés de lui savoir gré de sa modération. Aussi oubliaient-ils assez vite le dommage qu'ils avaient reçu; quand la blessure s'était fermée, les anciens habitants et les nouveaux s'accoutumaient à vivre ensemble et finissaient par se confondre. C'est ce qui est arrivé en Espagne et en Gaule; la fusion des races s'y est promptement opérée. Après un siècle ou deux, tout le monde y était romain, et l'on aurait eu quelque peine à distinguer ceux qui venaient vraiment de Rome et ceux qui descendaient des Ibères ou des Celtes. >>

Pourquoi ce qui s'est passé en ces deux pays, ne se serait-il pas produit en Afrique ? Et Gaston Boissier de fournir des raisons de cette identité que la plupart des auteurs déjà cités ont déduites de l'examen impartial des faits historiques. Il est certain qu'il n'existait pas entre Rome et l'Afrique de haine nationale irrémédiable. A vrai dire même, il n'y a pas de nationalité africaine, il y a des tribus, voire des confédérations qui tiennent jalousement à leur indépendance, à leurs coutumes, mais non un peuple qui a juré à Rome une haine farouche. Aucune opposition économique n'existe non plus ; au contraire, les productions de la Berbérie complètent celles de l'Italie et trouvent à Rome un débouché proche et certain. Les religions ne dressent pas d'obstacle : les Berbères sont assez indifférents en matière de dogme, de croyance et les Romains sont d'une telle tolérance vis à vis des peuples vaincus qu'ils vont jusqu'à adopter leurs dieux, en les latinisant à peine.

Aussi nombre d'Africains acceptent sans difficulté, certains même avec plaisir la vie latine, dont ils sentent le charme. Ils ont quelque fierté d'appartenir à ce peuple qui fait régner l'ordre dans le monde entier. La langue lybique, la langue punique subsistent. Mais le latin est cependant parlé jusque dans le bas peuple. Le christianisme répand la latinité. Même les plus farouches des montagnards de l'Aurès, les Gétules des frontières subissent quelque peu l'effet de cette civilisation.

Donc toute les raisons militent en faveur de l'hypothèse émise a priori et il serait logique que la situation fût en Afrique, vers la fin de l'empire, à peu près la même qu'en Espagne et en Gaule. Et après avoir ainsi poussé son raisonnement Gaston Boissier de s'écrier : ce n'est pas hélas ce qui est arrivé!

Pourquoi ? Parce que Rome a laissé subsister des îlots d'indépendance et que ces îlots ont empêché la romanisation de produire ses effets? Peut-être... « Mais cette raison n'explique pas tout. Si

ce peuple berbère a mieux conservé que beaucoup d'autres ses usages et sa langue, ce ne sont pas seulement les circonstances extérieures qui en sont cause, c'est aussi qu'il y était plus disposé par son tempérament et sa nature. On a remarqué chez lui, quand on étudie son histoire, des contradictions singulières, qu'on a peine à expliquer. C'était assurément un peuple brave, énergique, obstiné, très épris de son indépendance, et pourtant nous avons vu qu'après l'avoir vaillamment défendue il paraît s'être accommodé assez aisément à la domination étrangère. Massinissa, l'ennemi acharné de Carthage essaya de propager parmi les Numides la civilisation des Carthaginois et y réussit. Juba fit de sa capitale, Césarée, une ville grecque. Quand les Romains ont été les maîtres, une grande partie du pays est devenue tout a fait romaine. Mais voici ce qui est plus extraordinaire : sous toutes ces transformations, l'esprit national s'était conservé. Ce peuple, si mobile en apparence, si changeant, si prompt à s'empreindre de toutes les civilisations avec lesquelles il était en contact, est un de ceux qui ont le mieux conservé son caractère primitif et sa nature propre. Nous le retrouvons aujourd'hui, tel que les écrivains anciens nous l'ont dépeint; il vit à peu près comme au temps de Jugurtha; et non seulement il n'a pas été modifié au fond par toutes ces populations étrangères qui s'étaient flattées de se l'assimiler, mais il les a submergées et recouvertes comme une épave. Je me suis dit souvent quand j'assistais à une réunion d'indigènes, à quelque marché ou à quelque fête, que j'avais là, devant mes yeux, le reste de tous ceux qui, depuis les temps les plus reculés, ont peuplé l'Afrique du Nord.

«Evidemment les Carthaginois n'ont pas disparu en corps, après la ruine de Carthage. Ce flot de Romains qui, pendant sept siècles, n'a pas cessé d'aborder dans les ports africains, n'a pas repris la mer un beau jour à l'arrivée des Vandales, pour retourner en Italie. Et les Vandales, qui étaient venus avec leurs femmes et leurs enfants, pour s'établir solidement dans le pays, personne ne nous dit qu'ils en soient jamais sortis. Les Byzantins aussi ont dû laisser plus d'un de leurs soldats dans les forteresses bâties par Salomon avec les débris des monuments antiques. De tout cela il n'est resté que des Berbères, tout s'est absorbé en eux.

<«< Il y avait donc dans cette race, un mélange de qualités contraires qu'aucune autre n'a réunies au même degré : elle paraissait se livrer et ne se donnait pas entièrement ; elle s'accommodait de la façon de vivre des autres, et au fond gardait la sienne; en un mot, elle était peu résistante et très persistante.»>

VII.

Nos conclusions.

Ayant procédé à cette vaste enquête et puisé aux sources les meilleures que nous possédions, pouvons-nous formuler quelques conclusions ? Des conclusions tirées non d'une assimilation du passé au présent, mais de l'effort sincère tenté pour revivre la vie africaine à l'époque impériale. Risquons-nous à les classer en ne notant que ce qui est à peu près certitude.

1o Le domination romaine en Afrique a duré six siècles. La conquête romaine a d'abord répandu en Lybie-Phénicie la civilisation punique; puis par l'effet de ses méthodes de gouvernement, par le prestige et l'éclat du nom romain, par les résultats de la diffusion du christianisme, l'Empire a romanisé l'Afrique. Au bout de trois siècles de domination, c'est-à-dire, vers l'an 200, à la grande époque des Antonins et des Sévères, il y avait en Afrique 200 à 250.000 Romains, à l'époque du bas-empire, vers l'an 400, il devait y en avoir entre deux millions et demi et trois millions. Ce chiffre est un maximum qui n'a peut-être pas été atteint et il comprend tous les Romains d'Afrique du Nord, de la Tripolitaine incluse au littoral atlantique. Ce chiffre a son éloquence et doit être retenu (1). Cependant, il faut

(1) Voici comment nous établissons ce chiffre. 1o nous savons que la légion romaine comptait environ 7.000 citoyens latins; que les fonctionnaires, qui ont pullulé à la fin de l'Empire n'étaient Romains qu'au sommet de la hiérarchie et dans quelques spécialités. Nous admettons donc que le nombre des Romains fonctionnaires a varié de 2 à 10.000 ; nous savons enfin que les colons et négociants romains sont venus nombreux à certaines époques, mais ont été plus rares à d'autres ; nous devons être près de la vérité en estimant qu'il en venait de 4 à 8.000 par génération; 2o nous admettons, en nous basant sur la durée de la vie humaine dans l'antiquité et la durée des services militaires et civils qu'une génération romaine pouvait rester 25 ans en Afrique. En six siècles de domination, Rome aurait donc envoyé 24 générations de colons, de soldats et de fonctionnaires; 3o nous pouvons induire des renseignements fournis par les textes et de ce que nous savons de la situation générale de l'empire romain, comme aussi de ce qui se passe sous nos yeux, qu'à chaque génération, un quart des Romains immigrés se fixait en Afrique; 4o nous savons qu'actuellement, indigènes et Européens voient leur chiffre doubler tous les cinquante ans. Pour tenir compte des conditions qui furent celles de l'antiquité, nous admettons un accroissement variant du quart à la moitié tous les cinquante ans, nous le fixons à peu près au tiers. Ces données générales nous conduisent aux chiffres suivants. Au bout de 50 ans de domination romaine, il y a en Afrique 25.000 Romains fixés pour un temps et 4.000 fixés à demeure ; au bout d'un siècle 25.000 Romains retenus par leurs fonctions ou leur commerce et 16.000 attachés définitivement à l'Afrique. Au bout du 2o siècle de domination 90.000 Romains sont en Afrique dont 50.000 sont nés dans le pays. A la fin du 3o siècle, les Romains sont 215.000, à la fin du 4o, 715.000, à la fin du 5o un peu plus de 2 millions. Au bout de 550 ans de domination, c'est-à-dire vers l'an 400 de notre ère, il peut y avoir près de

préciser encore davantage. A quel degré exact l'Afrique du Nord a-t-elle été romanisée ?

20 Rome a effectivement gouverné une grande partie de l'Afrique. Dans ces villes et dans ces campagnes qu'elle a administrées, elle a su avec patience, avec tolérance, avec habileté, imposer sa civilisation. Y a-t-il eu assimilation? Fusion? Il s'est créé un type intermédiaire, qui tenait du Romain les idées générales, la langue, les formes d'existence, le droit ; qui tenait du pays, du climat, des conditions géographiques, certains traits spécialement africains, berbères donc si l'on veut, et qui différenciaient aussi nettement un Romain d'Afrique d'un Romain de Rome, qu'aujourd'hui un Français d'Algérie diffère et diffèrera chaque siècle davantage, d'un Français de France. Si la domination romaine avait duré deux ou trois siècles de plus que serait-il arrivé ? Le nombre de Romains aurait cru peut-être de manière considérable, il aurait été si élevé que presque tous les Africains auraient été romanisés et les îlots d'indépendance auraient

3 millions de Romains en Afrique dont 10.000 seulement ont vu le jour en Italie. Peu à peu en effet, l'immigration romaine en Afrique a décru et tous les emplois ont été donnés à des Romains nés en Afrique. De plus, les cent cinquante dernières années de la domination romaine en Afrique, sont un âge troublé pendant lequel la population n'a pas dû s'accroître aussi régulièrement qu'en période de prospérité. Il paraît donc prudent de ne fixer qu'à un chiffre inférieur, à environ 2.500.000 âmes, la population romaine existant en Afrique du Nord à la fin du bas-Empire.

Comparer les divers auteurs aux conclusions contradictoires :

« Le mouvement de colonisation, le développement de population, de richesse qui ne s'arrêtera plus désormais, cet épanouissement et cette plénitude de la puissance et de la vie romaines en Afrique, c'est dans Ptolémée, c'est dans l'itinéraire d'Antonin, c'est sur la table de Peutinger qu'il nous faudra les retrouver; ce seront les textes de l'histoire, les ruines des monuments, les pierres revêtues de leurs inscriptions immortelles, qui nous les rediront plus éloquemment encore. Cent ans seulement après Auguste, son rêve et ses desseins étaient, ce semble, réalisés : l'Afrique était bien devenue une terre italienne et romaine (Gustave Boissière, l'Algérie romaine II. p. 606). » Et l'auteur montre les familles romaines d'Espagne, de Gaule, d'Italie, se pressant sur la côte africaine, Carthage devenant une autre Rome. Mais Stephane Gsell insiste sur le petit nombre de Romains qui s'établissent en Afrique. (l'Algérie dans l'antiquité, p. 52). » L'Italie se dépeuplait de plus en plus : elle ne pouvait pas fournir un fort contingent d'émigrants. De nombreux auteurs remarquent que Rome a réduit, dit Mommsen, à un minimum qui nous étonne, le nombre de ses fonctionnaires. Il lui suffisait de posséder une remarquable aristocratie de financiers, d'administrateurs et de généraux, do nt l'éducation gouvernementale, fruit d'une longue hérédité, se formait définitivement et rapidement par la pratique du pouvoir. Et Duruy d'ajouter (la province T. II) « Rome gouvernait, elle n'administrait pas »>.

été peut-être automatiquement agglomérés. Mais par le fait même, le type romain pur se serait altéré et le peuple africain aurait été non pas romain, mais d'origine et de culture romaines. L'antiquité en effet doit à ses luttes perpétuelles de n'accroître que lentement le chiffre de la population. La paix romaine favorisait cet accroissement. Le nombre élevé des Romains ou romanisés, voilà la première certitude. Voici la deuxième : la fusion des races a été facilitée par l'absence de rivalité entre les races. On l'a déjà dit plusieurs fois, on ne saurait trop le répéter: rien ne séparait les Berbères des Romains, ni haine nationale, ni désaccord économique, ni opposition religieuse. A ces motifs pour ainsi dire négatifs d'union s'en ajoutaient d'autres, positifs ceux-là: le bien-être, la sécurité, créés par l'ordre et le travail romains. Cadres sociaux heureusement délimités, jurisprudence fixe, hydraulique agricole bienfaisante, routes nationales nombreuses, exploitation rationnelle du sol, tel est le bilan romain. C'est une troisième certitude. Aussi voyons-nous les Africains parler latin, prendre des noms romains, briguer les honneurs municipaux, les charges religieuses, suivre assidument les jeux du cirque, organiser des fêtes populaires à la romaine.

3o Au milieu du pays romain, les régions montagneuses, comme l'Aurès, le Djurdjura, l'Ouarsenis, le Moyen Atlas marocain, en bordure du pays romain, le désert saharien, sont restés indépendants. La population n'y a été que peu touchée par la civilisation romaine. Elle en a cependant subi dans une certaine mesure l'influence (1). Aucun doute ne peut subsister à cet égard. Elle n'a pas vécu à la romaine, mais elle a connu la façon de vivre des Romains, elle en a méprisé peut-être, mais compris l'éclat, on pourrait même soutenir sans probablement trop violenter la réalité que moitié des conflits que font naître ces insoumis ne sont à leurs yeux que motifs de pillage. Le voisin romanisé est riche, bon à rançonner, et les forêts, les montagnes sont un repaire assuré. Pourquoi hésiter? L'autre moitié des luttes si nombreuses qui emplissent l'histoire africaine aurait pour origine le désir d'indépendance. Le peut-on soutenir ? Nous avons

(1) Voir Capitaine DE VIGNERAL. Recherches archéologiques dans la Grande-Kabylie : « Le pays si improprement appelé Grande-Kabylie et auquel je restituerai son vrai nom de Kabylie du Djurdjura, a été sinon occupé, du moins étroitement surveillé par les Romains. >>

Lorsque pour une cause quelconque, cette surveillance se relache, l'instinct numide reprend le dessus et l'effet de romanisation par contact cesse aussitôt.

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