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B.

Thèse de la romanisation.

Dureau de la Malle écrit :

« Deux cent trente ans avaient été nécessaires pour opérer la fusion des peuples, pour cimenter leur union, pour bâtir enfin le durable édifice de la domination romaine en Afrique. Mais, dans le siècle suivant, cette fusion était si complète, mais cent ans après Auguste, l'Afrique était devenue tellement romaine, que, sous le règne de Trajan, la loi qui infligeait l'exil à un citoyen et qui l'excluait du territoire de l'Italie lui interdisait aussi le séjour en Afrique, où il eut retrouvé, disait-elle, les habitudes, le langage de Rome, toutes les jouissances du luxe et tous les agréments de sa patrie ». Cette réussite a été si complète, que même dans les époques troublées, il suffit à un prince de valeur de quelque application pour assurer à l'Afrique une merveilleuse prospérité. N'est-elle pas sous le règne de Constantin l'une des provinces les plus favorisées? L'empereur «y bâtit des forteresses, restaura plusieurs villes, les décora de monuments; il rétablit le cours de la justice, institua une police vigilante, établit des secours pour les pères chargés d'enfants, réprima les exactions du fisc, diminua les impôts et affranchit les Africains de ces dons gratuits de blé et d'huile, qui, d'abord offerts par la reconnaissance à Septime Sévère, s'étaient changés, depuis son règne, en un impôt annuel et régulier (1). »

Piquet est des plus affirmatifs : « La fusion fut complète entre les deux races » telle est sa conclusion. Ce n'est pas dans son œuvre que nous trouverons les arguments qui fondent cette doctrine, car Piquet, considérant la période romaine comme mieux fouillée que les autres a négligé de lui consacrer de longues pages. Mais ces arguments sont connus. On les ramène à sept principaux :

1o La durée même de la période romaine, six siècles, a permis aux empereurs de faire œuvre utile, car le temps est un grand maître. Oui, mais n'oublions pas que cette durée est sensiblement inférieure à celle de la période punique (2), et à celle de la période arabe.

2o L'étendue de la zone soumise aux empereurs, prouve que l'influence romaine a été prépondérante. S'il n'en était pas ainsi, Rome n'aurait pu gouverner aussi longtemps un aussi vaste territoire. Oui, mais n'oublions pas que de nombreux et importants

(1) DUREAU De la Malle, loc. cit. Introduction, p. 8 et 30.

(2) Très sensiblement inférieure si l'on envisage la durée des rapports carthagino-berbères, sensiblement égale si l'on n'a en vue que la période durant laquelle Carthage exerce une emprise directe sur la Lybie.

centres de résistance réduits de l'indépendance se sont toujours maintenus en bordure ou au milieu de la zône soumise.

3o L'impression produite en Afrique par la grandeur romaine a été considérable. C'est certain. Et c'est cette impression autant que les méthodes d'administration directe qui ont valu à Rome, pour une période de domination sensiblement de même durée, un pouvoir effectif sur l'Afrique dix fois plus solide que celui de Carthage.

4o Les ressources, hommes et vivres, que Rome tira de l'Afrique du Nord prouvent surabondamment et sa prospérité et la part qu'elle prenait dans la vie générale de l'Empire. Cette prospérité prouve à son tour qu'entre les années de guerre il y avait des âges de détente. Toute crise est suivie d'un apaisement. A ces heures de calme, la sagesse romaine apparaissait en pleine lumière et les indigènes savaient apprécier le bien-être qui leur avait été donné.

5o La civilisation latine s'est répandue partout en Afrique ; dans les régions directement administrées la langue latine est d'un usage courant, les Africains prennent des noms romains, bâtissent, vivent à la romaine; les îlots indépendants sont dans une certaine mesure quelque peu romanisés par contact; la beauté des monuments romains impressionne les montagnards qui viennent aux marchés des municipes; les jeux les intéressent; le bruit des exploits des légions les fait réfléchir.

6o Le communauté de vues et de sentiments politiques, favorisée encore par le triomphe du christianisme qui tend à créer une unité africaine jusque là inexistante, se double d'une communauté d'intérêts économiques chaque jour plus étroitement liés.

70 Enfin, et c'est un trait qui a déjà été souligné, Rome tout à l'inverse de Carthage a voulu exercer et a effectivement exercé sur les populations indigènes une action morale qu'il ne faut pas exagérer, mais qu'il serait inexact de sousestimer (1).

(1) Comparer BOISSIÈRE : L'Afrique romaine, p. 639 : « Je veux bien reconnaître et j'ai moi-même prononcé le mot que Rome eut avant tout des provinces, qu'elle les traita toujours comme on traite des vaincus ; qu'elle n'en fut point la mère-patrie ; qu'elle eut surtout en vue sa grandeur politique, extérieure et comme matérielle. Mais n'a-t-elle point eu le sentiment, lui refusera-t-on même l'instinct d'une conquête morale de ce monde que ses armes lui avaient soumis? Lorsque l'Agricola de Tacite se refuse à appeler du mot d'expédition heureuse ou de victoire ce qui n'est, pour ainsi parler, que la compression du vaincu, victos continuisse ; lorsque, préoccupé d'étudier la situation morale de la province qu'il administre, animorum provinciæ prudens, il s'attache à civiliser

Ces arguments ne sont pas à négliger. Et nous aurons à les commenter en présentant les thèses mixtes. Mais la thèse de la romanisation complète, de la fusion totale des races, si elle peut à la rigueur expliquer les révoltes incessantes des Berbères comme étant le fait de tribus attardées, qui auraient été assimilées à leur tour un jour ou l'autre, ne peut donner de raison plausible de ce phénomène historique extraordinaire : la disparition rapide et presque totale de toute influence romaine en Afrique. Si les deux races, romaine et berbère, avaient été vraiment fondues, n'aurait-il pas subsisté quelque chose de la vie romaine? Or « dans les idées, les habitudes, les croyances, les façons de penser et de vivre des Nord-Africains, il n'y a plus rien du punique, rien du romain, rien du vandale : c'est le Berbère seul qui a surnagé (1). » Il n'y a donc pas eu fusion des races, il y a eu absorption des éléments étrangers par l'élément autochtone. Et cela est d'autant plus sensible, d'autant plus remarquable, que l'immigration latine en Afrique septentrionale a été assez importante. Sans doute le chiffre de 4 millions de latins immigrés donné par Masqueray paraît fort. Mais en revanche, Toutain a trop tendance à réduire le nombre des immigrés, Louis Bertrand, l'apprécie lui aussi au-dessous de la réalité ; et nous pensons comme Gaston Boissier que sans pouvoir dire avec précision combien de latins se sont établis en Afrique du Nord, on doit penser qu'ils furent assez nombreux (2).

ces hommes grossiers, fait élever leurs fils, les initie à la langue romaine et aux arts libéraux, substitue avec eux le stimulant des encouragements, de l'émulation, de l'honneur, à la contrainte et à l'obéissance passive, et leur révèle enfin peu à peu ce que c'est que l'humaine culture, humanitas, est-ce donc que, seuls d'entre les Romains, le héros de Tacite et son historien aient conçu un tel idéal et tenté de le réaliser ? Lorsque Pline dans une phrase glorieuse esquissait ainsi noblement le rôle, la tâche, la destinée du peuple roi, et qu'il dressait comme une statue de cette Rome, mère et nourricière du monde, omnium terrarum alumna et parens, lorsqu'il nous la montrait choisie, désignée par les dieux pour réunir en un faisceau les empires épars, pour adoucir les mœurs, fondre dans le commerce d'une langue universelle cent idiomes barbares et discordants, donner ainsi aux hommes, avec le moyen de s'aborder et de s'entendre, tout ce qui fait que la vie humaine est digne d'être vécue, pour devenir en un mot, l'unique et commune patrie de toutes les nations du globe, est-ce donc que seul il eût conscience de ces destins privilégiés ? Est-ce qu'il n'indiquait pas par ces traits immortels, l'idée que tout Romain généreux se faisait de la mission providentielle de Rome, le but qu'entrevoyait du moins et que poursuivait la grande nation, si elle ne put toujours l'atteindre ».

(1) GASTON BOISSIER, loc. cit. p. 359.

(2) Voir ci-dessous, discussion détaillée de ce point essentiel,

Ces nombreux latins n'ont pas totalement romanisé l'Afrique. Mais ils l'ont cependant assez adroitement façonnée au moule latin. Venons en à discuter les thèses intermédiaires.

C. Thèses intermédiaires. On pourrait être tenté de ranger Louis Bertrand parmi les auteurs qui ont défendu avec le plus de chaleur la théorie de la romanisation complète de l'Afrique. Il a soutenu dans toute son œuvre des idées qui sont celles de Piquet et fourni des éléments de discussion qui les renforcent singulièrement.

Ainsi, dans son « Discours à la Nation Africaine (1) » et dans sa conférence sur la « Résurrection de l'Afrique latine (2), » il soutient ces deux idées fondamentales premièrement que le passé africolatin continue à vivre, n'a jamais cessé de vivre, même à l'ombre du croissant; que les conquérants arabes n'ont apporté à l'Afrique du Nord qu'une religion et non une civilisation, et que presque tout ce qui existe sur ce sol, c'est du latin que nous ne connaissons plus. Et secondement que les indigènes sont allés à la civilisation romaine bien plus que Rome n'a essayé de les élever à sa civilisation. Car il n'a pas existé de colonisation romaine, l'armée ne comptait guère que 13.000 citoyens. Mais l'influence de Rome a cependant été souveraine parce qu'il n'y avait entre Rome et la Berbérie aucune opposition, ni politique, ni économique, ni religieuse; et parce que la Berbérie, avant de connaître la vie romaine avait eu des contacts avec Carthage avec la Grèce, avait été baignée par des courants de vieille civilisation méditerranéenne.

Nous faisons d'expresses réserves. Nous ne sommes nullement d'avis que la colonisation romaine ait été inexistante et que la ville Eternelle n'ait envoyé en Afrique que quelques fonctionnaires et légionnaires. Nous ne croyons pas que l'Islam n'ait apporté en Afrique du Nord qu'une religion. Nous sommes exactement persuadés du contraire. Mais si nous avons reproduit ces opinions de Louis Bertrand c'est pour montrer jusqu'à quel point il adopte la thèse de la romanisation de l'Afrique. Ne dit-il pas que la pénétration romaine avait été si forte que l'Islam ne s'est installé en Afrique du Nord que péniblement, au prix d'efforts plusieurs fois séculaires et que cependant, dans ce monde si réfractaire à sa doctrine, toutes les élites avaient disparu qui lui auraient opposé une digue insurmontable? Ne dit-il pas encore que l'influence romaine était si prépondérante qu'elle a agi même sur l'Islam : le couscouss, le burnous, la kouba,

(1) Revue des Deux Mondes. 1er Décembre 1921,

(2) Alger, 18 mars 1922.

les boutiques des souks, les bains maures, la charrue du bled, les bijoux indigènes, voilà le décor latin.

Mais ce décor est-il latin? N'est-il pas tout simplement berbère ? Louis Bertrand dit que tout ce qui existe en Afrique, a été fait sous l'influence romaine, mais par les Africains eux-mêmes. Dans son Saint-Augustin, il revient constamment sur ce qu'a de particulariste le tempérament africain. L'individualisme, l'esprit de çof sont caractéristiques du pays. S'il emploie le mot de nation africaine, ce n'est pas qu'il existe une nation au sens sociologique du terme ; tous les cantons ont leur vie spéciale, des intérêts souvent opposés, des haines ancestrales; il n'y a entre Africains qu'une solidarité d'origine, un lien en quelque sorte intellectuel, sentimental. Ces traits nettement africains se traduisent par un nationalisme puissant. Rome en Afrique, oui, à condition que l'Afrique annexe Rome. Cela, Louis Bertrand l'a bien saisi, l'a parfaitement rendu.

Et c'est pourquoi nous ne pouvons pas le mettre au nombre de ceux qui admettent la thèse de la romanisation intégrale, c'est-à-dire de l'assimilation des Berbères par les Romains, de la fusion des deux races en une race dérivée ayant ses idées et ses traits influencés par l'habitat, mais de fond nettement romain. La vérité ne serait-elle pas l'inverse exactement ? Et la venue des Latins en Afrique du Nord n'aurait-elle pas été suivie de leur berbérisation? Louis Bertrand nous l'a dit ou à peu près. Gaston Boissier nous le précise.

Il examine d'abord la politique des Romains à l'égard des peuples vaincus :

<«< Les Romains avaient le sentiment qu'ils pourraient bien arriver à conquérir le monde, mais qu'ils n'étaient pas assez nombreux pour l'occuper. Aussi ont-ils partout cherché à s'entendre avec les gens du pays. Nous avons vu qu'ils ne détruisaient pas les institutions existantes, quand elles étaient compatibles avec leur sécurité ; ils gardaient les anciennes municipalités et s'en servaient pour administrer leur conquête, ils laissaient le pouvoir aux hommes importants de la contrée qui leur offraient des garanties. De cette façon, les vaincus s'initiaient avec le temps à la vie romaine; tout se faisait peu à peu et par degrés. Lorsqu'on croyait le moment venu, on leur conférait d'abord le droit latin, puis la cité complète. Même quand les nécessités de la politique forçaient Rome à agir avec plus de brusquerie et qu'elle envoyait une colonie dans une ville vaincue, elle ne dépossédait pas entièrement les propriétaires; elle ne leur prenait qu'une partie de leurs biens, et comme le droit de la guerre lui permettait de prendre tout, et que c'était ainsi qu'agissaient tous les autres

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