Images de page
PDF
ePub

pays africains voisins de Carthage ou alliés à elle. Enfin la dernière source de recrutement est la source mercenaire des Espagnols, en majorité fantassins, des Baléares frondeurs émérites, des Corses, Siciliens et Ligures, des Gaulois courageux mais indisciplinés, des Italiens, quelques Grecs. La majorité des armées carthaginoises est formée de Berbères et d'Espagnols.

Quant à la marine Carthaginoise qui comprit d'abord presque uniquement des pentecontores (50 rames) puis des vaisseaux de haut bord (trirèmes, quadrirèmes, quinquerèmes et exceptionnellement des vaisseaux à 6, 7 et 9 rangs de rames) avec quelques vaisseaux légers, elle recrutait ses équipages à Carthage même, parmi les auxiliaires indigènes et parmi les esclaves. Une flotte moyenne de 100 bâtiments comptait 24.000 hommes d'équipage, sans les combattants.

On voit quel rôle joue dans toutes les guerres de Carthage l'élément lybique. Le fantassin lybien, sobre, endurant, courageux, était armé assez légèrement : javelots, poignard, un petit bouclier de cuir, ni épée, ni casque, ni cuirasse. Lorsqu'il servait dans les troupes de ligne on renforçait son armement. Le cavalier numide avait mêmes qualités, même armement que le fantassin lybien; le cheval du pays était petit mais très bon; la cavalerie numide excellait dans les reconnaissances, les embuscades, les razzias, les poursuites; elle ne pouvait pas grand chose contre une ligne non rompue, mais en revanche était elle-même insaisissable. Les auxiliaires navals n'étaient pas aussi bons marins que les Carthaginois, mais avaient leur valeur.

Tous ces Africains, qu'ils combatissent contraints ou volontaires, furent donc pour Carthage d'un prix inestimable. Sans eux l'histoire militaire de Carthage n'eut pas été écrite. Mais ils voulaient rester indépendants d'elle en tant que peuple. Si le joug punique se fait trop sentir, même s'il devient menaçant, les Africains au lieu de louer leur épée à Carthage, la tournent contre elle; et c'est la révolte de Matho, l'aide donnée aux Romains pendant les guerres puniques (1); même dans les armées Carthaginoises, les peuples conservent leur individualité, les soldats restent groupés par nations et les chefs subalternes sortent de leurs rangs.

III. - Le rayonnement de Carthage. L'administration de l'empire de Carthage ne fût pas parfaite (2). «Comme Rome avant les Césars, dit Gsell, comme Athènes après les guerres médiques, Carthage

(1) FOURNEL, loc. cit. p. 42 à 47.

(2) GSELL, II. p. 287 à 330.

maîtresse d'un empire garda les institutions d'une cité. Elle semble avoir réduit l'administration de cet empire aux mesures nécessaires pour maintenir sa domination, pour assurer la rentrée des impôts qu'elle exigeait et la levée des contingents dont elle avait besoin. » Mais pour n'être pas parfaite, l'organisation carthaginoise n'en représentait pas moins la civilisation aux yeux des Lybiens.

On ne se rend parfois que difficilement compte du prestige qu'exercent des formes de vie supérieures sur les populations arriérées (1). Quand des chefs de valeur s'essayèrent à créer des Etats indigènes, ils empruntèrent à Carthage certaines de ses pratiques administratives, son armature générale. Le rayonnement administratif de Carthage, s'il est permis d'employer cette expression, s'exerçait par le fait même qu'une organisation existait à Carthage et qu'il n'en existait pas dans les provinces numides voisines.

Mais c'est l'activité économique de Carthage qui fit surtout sa force. Son rayonnement commercial fut intense. La métropole a, on l'a vu, pratiqué peu à peu la vie agricole, quoique sur un territoire restreint. Elle a été industrielle; sa céramique a eu quelque valeur, elle a ouvré le fer, le cuivre, le bronze, le plomb; elle s'est spécialisée dans le travail des bijoux et des pierres fines; sa population industrielle a été élevée (2). Mais ces branches de l'activité économique sont peu de chose comparées à la puissance commerciale. Carthage a été pendant des siècles le roulier des mers. Ses navires ont abordé tous les rivages. N'oublions pas qu'Himilcon a poussé jusqu'à Ouessant, jusqu'à l'Irlande, que Hannon dans son voyage de circumnavigation a atteint l'équateur. Plus anciennement encore les navigateurs carthaginois avaient connu la côte occidentale d'Afrique, les Canaries, Madère (3). Ils ont fait tous les commerces et ont doublé les profits de l'armement maritime par les profits des caravanes africaines. C'est surtout le trafic des métaux précieux, or, argent, étain, qui a enrichi Carthage (4).

(1) Colomb-Béchar qui n'est à tout prendre qu'une bourgade exerce une fascination sur certains sahariens ; et j'ai vu des montagnards de l'Atlas en admiration devant nos postes militaires marocains où la civilisation moderne ne se révélait cependant que par la moustiquaire du chef de poste et le moteur de la T.S.F.

(2) GSELL, IV p. 53 à 108.

(3) GSELL, I. p. 468-523.

(4) GSELL, IV, p. 167.

Cette vitalité commerciale a créé à Carthage des relations avec le monde entier et sa fortune a impressionné l'antiquité. Les Lybiens avaient avec elle peut-être moins de rapports commerciaux que n'en avaient la Sicile ou l'Espagne, mais ils savaient ce que représentait d'activité et de richesse cette cité qui s'était développée sur leur territoire et que servaient tant d'indigènes africains.

Faut-il parler également du rayonnement intellectuel et artistique de Carthage? Les mœurs et les croyances, les dieux et leur culte, les pratiques funéraires, autant de sujets qui devraient retenir l'attention. Mais tout ce que l'on pourrait dire se résume en cette observation déjà faite quand deux états sociaux, l'un encore rudimentaire, l'autre parvenu à un stade développé, se trouvent en contact, il y a toujours pénétration des coutumes du peuple civilisé chez le peuple attardé. Dans quel sens et dans quelles limites s'exercèrent ces influences, c'est ce que nous allons préciser. Pour l'instant nous notons seulement ce qu'a été, de manière fort générale, le rayonnement de Carthage.

La vie de la grande cité devait paraître douce au barbare qui franchissait ses murs. Les théâtres, les palais, les temples, ces rues pleines d'une foule bigarrée, ce port si particulier et si célèbre, quel tableau pour un Numide de Thagaste ou de Madaure! Relisez les chapitres que Louis Bertrand a consacrés à la jeunesse du rhéteur Augustin. Sans doute c'est de la Carthage romaine, celle que le vainqueur a cru devoir relever de ses ruines grandioses, qu'il s'agit, de la Carthage l'une des cinq capitales de l'empire. Mais la Carthage punique devait encore plus attirer et fasciner. Elle était presque aussi peuplée, plus vivante sans doute, et dans tout l'éclat d'une fortune que la défaite n'avait pas encore fait chanceler. Cette Carthage punique, la métropole romaine de l'Afrique ne pouvait être que sa continuatrice; il est des passés si lourds à porter, que plutôt que d'en vouloir secouer la cendre, il vaut mieux les accepter et les prolonger. L'influence de la capitale romaine, c'est une idée qu'on a déjà plusieurs fois soulignée, demeurera en grande partie une influence punique. Et c'est maintenant l'instant d'établir, comme il a été annoncé, dans quel sens et dans quelles limites elle s'exerça.

IV. Influence de Carthage sur la Berbérie. Le début des conquêtes des Barcides en Espagne marque l'époque à laquelle Carthage sent avoir atteint la véritable puissance, celle qui autorise et légitime les grands desseins. On peut donc dire que Carthage a crû de manière ininterrompue pendant six siècles. Entre ces dates, 814 et 237 avant Jésus-Christ, quelles étaient les conditions d'exploitation du sol? A

l'époque de la création de Carthage, les indigènes africains n'étaient plus, bien évidemment, à l'âge de pierre. Mais leur civilisation, du moins en certaines régions, n'était pas très avancée. Ils cultivaient les céréales, mais leurs récoltes étaient aléatoires, parce que les pluies étaient, comme aujourd'hui, fort irrégulières; l'orge était préférée au blé. La vigne et l'olivier existaient à l'état sauvage, il y avait également des figuiers et des amandiers; on cultivait la fève. L'élevage était une ressource importante, mais les troupeaux étaient soumis à l'obligation de la transhumance à cause du manque d'eau et de l'usure rapide des paturages. La contrée était salubre sauf dans les régions marécageuses et la longévité des Numides était bien connue (1).

Mais pas de villes, pas de cadres sociaux. L'habitation est cette hutte en forme de carène renversée, qui subsiste encore aujourd'hui. La tribu et le clan n'ont pas développé les rouages de la vie locale ou régionale. L'idée d'Etat n'est pas née. A peine se groupe-t-on, se fédèret-on devant un danger grave et pour un temps très court.

Examine-t-on au contraire la Berbérie à l'époque de la seconde guerre punique? Elle est divisée en trois états indigènes importants. Le royaume des Maures comprend à peu près tout le Maroc actuel, la Moulouya forme sa limite. Le royaume des Mascesyles est à peu près l'Algérie actuelle. Vers 205 son roi Syphax a deux capitales, Siga et Cirta. Cirta ville importante, a des édifices de valeur. Un troisième état est celui des Massyles, il comprend l'est de l'actuel département de Constantine et l'ouest de la Tunisie; ses frontières avec le royaume des Masœsyles et avec le territoire punique sont assez instables (2).

Dans ces états un embryon d'organisation et parfois des chefs d'envergure. La plus curieuse figure du temps est celle de Masinissa (3). C'est un homme doué d'une force d'Hercule, il a un fils à 86 ans, il commande une armée avec vigueur à 88 ans ; il meurt plus que centenaire. Il est sans peur comme sans scrupule. Son audace et sa bravoure téméraire en imposent à tous. Il est plein de contrastes: d'une sobriété rare en campagne, il aime à Cirta donner de belles fêtes dans ses palais. Trait particulier : il adore les enfants. Il constitue un véritable état, a des armées régulières, des flottes, bat monnaie, encourage l'agriculture, soutient le commerce, répand la langue phénicienne. Mais il est toujours obligé de surveiller la turbulence et l'indépendance de ses sujets. Sa politique est habile et souple. Il flatte la Grèce, il est fidèle

(1) GSELL, I, p. 159 à 176. PIQUET : Les civilisations de l'Afrique du Nord, p. 6. (2) GSELL, III, p. 175.

(3) Suivant les auteurs l'orthographe est Masinissa ou Massinissa.

à Rome, parce que Rome peut servir ses desseins. Son but et c'est une ambition très belle, est de constituer un empire indigène englobant toute l'Afrique du Nord. La proie qui le tente, c'est Carthage, avec tout ce qu'elle représente de grandeur passée et de prestige encore réel. La véritable cause de la destruction de Carthage par Rome est la crainte que Masinissa ne s'en empare et dictant de la colline de Byrsa sa loi africaine, ne soit trop puissant (1).

Ce qui vient d'être dit de la transformation des çofs berbères, toujours en lutte les uns contre les autres au début des temps historiques, en états assez policés et forts pour inquiéter au deuxième siècle la politique romaine, mesure avec exactitude les effets de l'influence punique dans l'ordre administratif et social. Peu à peu la cité souveraine a façonné ceux qui dépendaient d'elle, les colonies, les peuples sujets et alliés. Elle les façonne mais ne se fait pas aimer d'eux. Sur le territoire Lybien soumis à Carthage, les indigènes paient l'impôt et doivent le service militaire. «Ils apprirent la langue de leurs maîtres, connurent les dieux qu'ils adoraient, s'initièrent plus ou moins à leur civilisation... Cependant la plupart détestaient la domination punique, peut-être moins à cause du service militaire, de l'obligation d'aller participer à des guerres lointaines, où on ne les ménageait pas, qu'à cause de la lourdeur des impôts, rendus encore plus intolérables par les violences et les concussions des hommes chargés de les lever. Les Carthaginois n'avaient ni l'art, ni l'esprit d'inspirer l'affection. Quand ils se sentaient les plus forts, ils étaient orgueilleux, insolents; leur cupidité ne reculait devant aucun excès. Aussi les Lybiens se révoltèrent-ils plus d'une fois et la cruauté avec laquelle ils furent châtiés accrut une haine transmise de génération en génération. Ils résistèrent mal où se soumirent à Agathocle, à Regulus, à Scipion l'Africain; ils soutinrent de toutes leurs forces la rébellion des mercenaires (2). »

Au-delà du territoire punique sont les alliés. Carthage cherche à se les attacher car ils sont « un gage de sécurité » pour ses possessions et ils fournissent des soldats précieux. Leur dévouement est précaire, ils sont toujours prêts à piller et Carthage n'hésite pas à les razzier,

(1) GSELL, III, p. 301 à 311. Voir MOMMSEN : « Massinissa fut l'âme du mouvement de son peuple dans sa voie de tranformation... il laissa le souvenir du meilleur et du plus heureux roi de son temps. » BoISSIÈRE, l'Algérie romaine, p. 597: « Massinissa fut le vrai fondateur du royaume numide. Cet homme fut véritablement grand ». Comparez DURUY, Histoire des Romains. P. 442. Micipsa, qui succède à Massinissa est « un prince philosophe, ami des arts et de la paix ». (Boissière).

(2) GSELL, II, p. 305.

« PrécédentContinuer »