Lors de la première apparition du Misanthrope devant le public, la troupe de Molière occupait le Palais-Royal depuis cinq ans déjà. Il y avait, comme l'on sait, vers le milieu du siècle, trois théâtres à Paris le théâtre du Marais, le Petit-Bourbon et l'Hôtel de Bourgogne. Modestement installé d'abord, en 1658, au Petit-Bourbon, Molière n'y joua guère que ses propres pièces : ce fut, d'ailleurs, toujours son habitude. On a calculé que, dans les quinze dernières années de sa vie, il ne donna que quinze pièces d'autres auteurs, parmi lesquelles les deux premières tragédies de Racine et quelques tragédies de Corneille (Tite et Bérénice, Attila). L'« bôtel » jouissait, en effet, de la protection royale, de la faveur du public, et les œuvres nouvelles en prenaient régulièrement le chemin. Pendant les mêmes quinze années, ce théâtre représenta plus de cent ouvrages inédits. Malgré cette situation de second plan, Molière réussit bien il joue trois fois par semaine, les dimanches, mardis et vendredis, et, lorsqu'en 1661 Ratabon fait démolir la salle (1), la troupe émigre au Palais : (1) Le Petit-Bourbon formait, avec ses dépendances, un carré correspondant au jardin de l'Infante actuel, augmenté d'une partie de la cour du Louvre, de la moitié de la Colonnade et de l'extrémité de la rue du Louvre. L'immeuble provenait de la confiscation des biens du connétable de Bourbon. Royal. Encore que fort délabré, cet édifice se recommandait aux nouveaux venus par son caractère spécial. C'était à Paris la seule salle de spectacle qui eût été construite à cette fin. Sauval (1) la situe à l'angle de la rue de Valois et en estime la contenance à 3 ou 4000 personnes. Mais l'espace dut sans doute être réduit, car jamais le nombre des spectateurs n'atteignit même la moitié ou le tiers de ces chiffres. Le parterre occupait le rez-de-chaussée, il comptait neuf toises sur dix; aux deux étages, régnaient deux balcons dorés de forme demi-circulaire qui venaient se terminer à la scène. Quelle apparence offrait la salle? Nous ne pouvons le savoir que par comparaison. Pour s'en faire une idée approximative, on peut se référer à la gravure de Coypel de 1726 (2) représentant la Comédie-Française au moment où le rideau allait se lever deux lustres de dix à douze bougies descendent du cintre et reposent à l'avant-scène à droite et à gauche de l'endroit où se trouve aujourd'hui le souffleur (3). Ces lustres allaient être levés dès le commencement du spectacle. Le parterre est sans bancs, naturellement, on s'y tient debout. Une grille le sépare de la scène et sert à contenir les spectateurs aux jours d'affluence. La scène, fort petite, a quinze pieds à la rampe et onze au fond. Une balustrade l'encercle; elle marque la place réservée aux (1) Antiquités de Paris, t. II, p. 161, et t. III, p. 47. (2) Bibl. nationale, Estampes, Db 7, fol. 77 (3) Qui n'était pas là, à cette époque; on soufflait de la coulisse. privilégiés; cette balustrade n'existait certainement pas en 1666. Elle date probablement de 1692, car on en trouve alors la mention dans une pièce de Regnard et Dufresny, les Chinois. Au reste, avec ou sans balustrade, le public installé sur la scène empêchait les entrées et les sorties par les côtés : toutes devaient se faire par le fond, et la décoration, par ce fait même, se trouvait réduite à la toile de fond. Comme le dit fort justement M. Despois (1), « l'action théâtrale devait se borner à une conversation sous deux lustres ». On arrive à deviner ce que pouvait être l'installation de Molière au Palais-Royal en contemplant la pauvreté, l'inconfort, l'organisation rudimentaire et primitive du premier théâtre de France en 1726, c'est-à-dire soixante ans plus tard que la première du Misanthrope. Si l'on songe aux moyens modestes de Molière en ce temps-là, comparés à la richesse des comédiens du roi en 1726 et aux améliorations qu'ils avaient certainement dû apporter aux aménagements anciens (2), on n'a pas de peine à se représenter l'indigence et l'incommodité du local où Molière vécut ses dernières et ses plus glorieuses années. (1) Le théâtre sous Louis XIV, Paris, Hachette, 1894, p. 128. (2) Perrault déclare déjà, en 1682, que le théâtre est arrivé au plus haut point de perfection et il ajoute avec candeur : « Les pièces dramatiques ont eu presque toujours quelque ressemblance et quelque proportion avec le théâtre sur lequel elles ont été représentées. » Or, on en était alors aux pièces de l'abbé Abeille et de Campistron! (Parallèle des anciens et des modernes, 1682, t. III, p. 191, sqq.) |