Molière écrit Tartuffe; or, il est impossible qu'un drame de cette ampleur puisse s'enfermer dans douze heures. Pense-t-on que l'auteur s'en préoccupe ou qu'il se mette en devoir, lorsque quelques mois ont passé et que les passions se sont assoupies, de soutenir que l'unité de temps y est défendable? Non. Il laisse le public juger, il se « moque de la chicane ». A nous d'interpréter à notre guise et selon le sens commun. Il semble se plaire à nous investir d'une liberté qui contraste étrangement avec les habitudes de son temps où l'autorité, dans tous les domaines, était à la mode. Il ne nous tyrannise pas; son génie humain s'ouvre, comme un monde, à toutes les pensées, comprend toutes les audaces et toutes les fantaisies. Au reste, les entraves ne le lient guère; le jour où son imagination créatrice l'emporte, il les rejette sans façon : Don Juan, le Médecin malgré lui, Amphitryon exigent des changements de décor que l'auteur indique en propres termes, non plus seulement par interprétation, mais directement, en disant : le théâtre représente une forêt, une chambre, un palais, les nuages de la nuit. Les unités furent assurément la loi formelle de l'art dramatique au dix-septième siècle. Mais Molière a pris avec elles des libertés. On s'expliquerait mal qu'il eût ployé son génie pour le faire entrer dans cette cage alors qu'il se riait des pires geôles. Tout le respect dû à son œuvre est scrupuleusement rendu lorsqu'en l'absence d'une indication formelle, on conserve l'unité de lieu, mais en établissant la liberté du décor. Il va de soi que chez Célimène, chez Orgon, chez Harpagon, chez Philaminte, la scène peut varier à l'infini. Si Molière avait écrit sur une de ses pièces : la scène est à Versailles ou à Saint-Germain, qui pourrait nous empêcher de la placer dans le parc, la galerie des glaces, la terrasse, etc.?... Ceux qui parlent d'infidélité ne vont-ils donc pas ici un peu vite? Et traduire : La scène est à Paris, chez X... » par le maintien obligatoire d'un seul décor, pauvre et glacé, n'est-ce pas précisément trahir l'auteur et ne pas extraire, comme c'est notre devoir étroit, de l'expression, bien laconique, il est vrai, de son désir, le contenu, la signification totale? D'autres affecteront d'aborder un point de vue plus élevé. « Dans un débat d'une haute portée artistique, diront-ils, rien de plus mesquin, rien de moins concluant que ces controverses de mots. Elles sont vaines et, d'ailleurs, peu dignes de la glorieuse matière à laquelle elles s'appliquent. On ne saurait légitimement porter la main sur un chef-d'œuvre, même avec des intentions pieuses, en s'autorisant de considérations purement matérielles, sèches et presque scholastiques. Supprimer les unités, ou même une unité dans une pièce classique, c'est une espèce de crime, un crime contre l'insaisissable grandeur de l'art, un attentat contre lui. Il y a, dans la décoration d'un meuble par exemple, de ces détails infimes, parfois, que des mains profanes pourraient être tentées de négliger: tel ornement de voussure, telle forme de bois. En soi, ils semblent inutiles et dépourvus de sens. Mais leur présence, leur fusion créent le « caractère », assurent à un ensemble sa parfaite harmonie. Les unités provoquent des observations du même ordre. Enlevez-les, le charme est rompu, l'œuvre déflorée. C'est un tableau de la Renaissance dont un restaurateur maladroit a perdu ou modifié l'admirable fond, c'est une cathédrale dont on a entresolé la nef et défiguré les ogives. Sous couleur de nouveauté, dans un esprit de fidélité mal conçue, on est arrivé à ravir à l'œuvre toute sa personnalité on lui a arraché un de ces éléments de force qui résistent à toute analyse et à toute étude et qui, si humbles qu'ils paraissent, font corps avec elle, lui communiquent sa couleur et son originalité. Priver le Misanthrope des unités, c'est, par le pire des sacrilèges, en désagréger les beautés; c'est dérober à l'auteur une part d'autorité qu'il n'a pas aliénée et employer cette autorité usurpée à changer l'apparence de son chef-d'œuvre, comme si, dans une symphonie centenaire, on s'avisait soudain de réformer un mouvement, pour exécuter, sur un rythme brutal et précipité, le plus pathétique et le plus lent des adagios. Une telle objection paraît reposer sur une équivoque. On s'effarouche, semble-t-il, de voir le Misanthrope changer d' apparence », de « physionomie » ; ce qui conduit trop vite peut-être à crier au vandalisme. Or, il s'agirait de préciser nettement l'objet sur lequel on discute. Il y a, dans le Misanthrope, deux choses à considérer; l'œuvre dramatique envisagée en soi, et l'interprétation dont on la revêt. Toucher à la première serait criminel, alors qu'au contraire porter son attention et son désir de mieux faire sur la seconde équivaut à rendre à l'auteur le culte qu'on lui doit. Lorsqu'on reproche à la réforme de dénaturer la pièce en en modifiant l'aspect, on se met à peu près dans la situation de celui qui se plaindrait de voir, dans une photographie prise de nos jours, la Victoire de Samothrace, par exemple, autrement reproduite que dans une photographie faite il y a quarante ans. Pendant que le monument demeure, la vision qu'il évoque dans les regards des hommes se transforme d'âge en âge. En sorte que le changement de mise en scène résultant de la suppression d'une unité, dès l'instant qu'il s'appuie à la fois sur le texte et sur le sens commun, laisse intacte la beauté de l'œuvre, ou, pour mieux dire, la révèle plus complètement. Il n'est pas légitime de faire état d'une comparaison avec une église dont les proportions architecturales ont été détruites ou avec un morceau de musique dont le mouvement a été accéléré. Dans le premier cas, il y a eu atteinte directe à l'œuvre; dans le second, violation de la volonté du maître. La présente réforme ne porte que sur la « représentation », qui possède, à côté de l'œuvre, une vie indépendante, encore que parallèle. Et l'on ne voit pas bien pourquoi, l'auteur n'ayant fourni aucune indication, on s'obstinerait à rendre le Misanthrope solidaire de la forme imparfaite que lui a donnée, arbitrairement, une époque. Que si l'on déclare la pièce déformée ou dépouillée de son charme, il faut, de toute nécessité, que l'on ait songé, non à la comédie, considérée en elle-même, mais à l'image que les siècles nous en ont transmise. Évidemment cette image-là va disparaître, aussitôt que, par un désir de réalisation intelligente et documentée, on s'efforcera de faire vivre les personnages, de les montrer dans le plein courant de la vie. Ce n'est pas le Misanthrope qui change alors, c'en est le reflet : au miroir d'étain se substitue la glace lumineuse qui accuse les détails et souligne les beautés. Quant à ceux qui regretteront l'ancien état de choses, il sera permis de les placer dans une alternative. Entre, d'une part, le Misanthrope et, de l'autre, une interprétation que, sans aucune raison plausible, on déclare seule juste et fidèle, il faut obligatoirement choisir. Et qui accepterait, pour sauver celle-ci, de sacrifier celui-là? Car c'est à une telle solution qu'on aboutit en définitive. Maintenir les unités, c'est attester une volonté routinière et endormie, c'est refuser de rendre au Misanthrope la vie dont on l'a privé, c'est le replonger dans le milieu |