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constants, elles devenaient tellement domestiques, qu'elles accouraient à sa voix, mangeaient dans sa main; lorsqu'il était resté longtemps absent, elles connaissaient le pas de son cheval, venaient se rassembler autour de lui, poussaient l'audace jusqu'à se percher sur ses épaules, sur la croupe et le cou du cheval, pour, de là, fureter dans ses poches, certaines d'y trouver quelques-unes des douceurs dont il les régalait d'habitude. Si, alors, elles voyaient dans l'air un oiseau de proie, vite elles accouraient se cacher sous le ventre du cheval, pour revenir dès que le danger avait disparu. Il est aussi facile, pour cet officier, de priver un de ces animaux, en lui faisant manger de force, les premiers temps, les insectes que j'ai indiqués, que, pour une ménagère intelligente, de soigner sa basse-cour. Tout son secret est la patience.

M. Joyeux témoigna, un jour, le désir d'avoir une outarde couveuse. Un berger s'offrit à la lui procurer. Curieux de savoir la manière dont il s'y prendrait, l'officier voulut le suivre. Bientôt, le pâtre lui montra trois œufs à moitié enterrés dans le sable. L'outarde était absente. A l'aide d'une pioche empruntée sur la route à une tente, le berger creusa, vis-à-vis du nid, une fosse de la grandeur d'un homme. Il s'y coucha à plat ventre, la main gauche allongée le long de son corps à sa recommandation, M. Joyeux le recouvrit entièrement de sable, à l'exception de la tête, qui fut coiffée d'une touffe de halfa, afin qu'il pût aisément respirer. Le bras droit du berger s'avançait, sous le sable, en avant de la tête, jusqu'au-dessous des œufs, qui se trouvaient ainsi reposer dans le creux de sa main. Ces apprêts terminés, l'officier alla

se cacher dans les branches touffues d'un betoum (pk pistacia atlan

tica). Il n'attendit pas longtemps. L'oiseau, qui venait, sans doute, de glaner, au loin, sa nourriture habituelle, arrêta sa marche précipitée, regarda avec défiance de tous côtés, et se posa hardiment sur sa couvée. Le berger, à l'instant repliant ses doigts, saisit brusquement une des pattes de l'outarde. Descendu de sa cachette, M. Joyeux lui coupa les ailes, et il eut avec elle tant de patience, que, peu de jours après, elle n'avait pas plus l'envie de s'enfuir que la plus modeste de nos poules. Elle fit une autre nichée; ses poussins grandirent autour d'elle; mais, hélas! elle devait mourir d'une indigestion produite par le rable d'un lièvre avalé trop gloutonnement.

D'un naturel très-farouche, les chasseurs ne peuvent guère l'approcher que pendant la saison des plus fortes chaleurs. Alors, allourdie par une atmosphère pesante, l'outarde, de dix heures du matin à trois heures du soir, oublie sa vigilance, sinon pour dormir d'un som

meil complet, du moins pour rester dans un état de somnolence qui suspend toutes les facultés de son instinct sauvage. Cependant, malgré cette torpeur, cet oubli presque complet de la vie, un Européen, pour la chasser, ne pourrait rivaliser avec l'Arabe; car, il n'aurait pas sa patience, et surtout n'aurait pas son coup-d'œil. Un des meilleurs chasseurs d'outarde est, sans contredit, le spahi Kouider Ben Khalifa. Patient, calculant tous ses mouvements, il ne laisse passer aucun buisson, aucune touffe de halfa sans les sonder; les chiens, pour lui, ne seraient qu'un embarras : leur odorat est remplacé par sa vue, qui ne le trompe jamais. Sur le sable, il suit le gibier par la trace qu'il y imprime; là, où nous ne voyons que les ondes de l'air chauffées par le soleil, il aperçoit un oiseau voguant dans l'espace. Doué, comme presque tous les Arabes du Sud, de cette vue qui défierait le verre de nos meilleures lunettes, à un mille de distance, il distingue la tête de l'outarde blottie derrière une touffe de chih'; à cinq cents pas, à son collier, à sa grosseur, il reconnaît un måle d'une femelle. Cela est d'autant plus remarquable que le plumage de cet oiseau, se confondant avec la nuance de la terre et de l'herbe, ne laisse aucune prise au regard. Dès qu'il l'a aperçue, il se dirige sur elle au grand trot de son cheval; arrivé à une bonne portée de fusil, il s'arrête, prend le pas, et commence à former, en tournant, une spirale qui doit l'amener sur l'outarde, qui en est le centre. De ses grands yeux hébêtés, elle regarde le cheval, le suit machinalement dans les tours qui le rapprochent d'elle à chaque instant, sans faire un mouvement pour fuir le danger, tant la chaleur a de poids sur elle. Le cavalier, l'ayant à ses pieds, prend son temps pour l'ajuster, et, sans ralentir l'allure de son coursier, la mitraille, le plus ordinairement, avec de la cendrée.

Lorsqu'il se trouve avec le chasseur plusieurs cavaliers, ces derniers, pendant que lui seul se détache de leur groupe, élèvent au-dessus de leurs têtes les bâtons dont ils sont toujours armés, pour faire croire à l'outarde, disent-ils, qu'ils sont des arbres; ou bien, mettant au bout un de leurs chapeaux à plumes d'autruche, ils le font rapidement tourner, et l'outarde, pensant que c'est un oiseau de proie, se rase complètement.

(فزولة) d'une kezoula

Vous croiriez peut-être que, pour faire son prodigieux massacre de gibier, notre chasseur a une arme excellente ce serait là une erreur grossière. Son instrument de destruction est tout simplement ou le long fusil arabe, ou le fusil de munition, ou encore un fusil double tellement antique, tellement oxydé par la rouille, que l'on ne pourrait, au

jourd'hui, assigner le calibre, dans lequel il fut, jadis, rangé : de plus, il est tellement rogné par suite d'une foule d'accidents, qu'il n'a plus, en ce moment, que la longueur d'un pistolet d'arçon heureux encore s'il s'en tient là!« Est bon tout ce qui porte la poudre et le plomb, dit-il gravement. »

Lorsque l'Arabe chasse l'outarde au faucon et veut partager avec lui le plaisir de la chasse, il a soin de le retenir avec un lien noué à l'une de ses pattes et assez long pour lui permettre de planer à une grande hauteur. Dès qu'elle entend le cri de joie de son mortel ennemi, dès qu'elle voit son regard aigu se diriger sur elle, la malheureuse victime, fascinée, se rase, replie ses pattes, s'applatit doucement contre terre, allonge le cou, qu'elle glisse dans le sable ou l'herbe. Dans cet étal, il est facile de la prendre vivante. Lorsque, poursuivie par le faucon en liberté, elle sent ses redoutables serres se crisper dans ses chairs, elle lance un long jet de liqueur noirâtre, dont l'odeur repoussante, disent les Arabes, fait fuir l'oiseau de proie. Ce moyen de défense est dû à son effroi.

Entraînés par les agréments de notre chasse, nous franchimes, presque sans nous en douter, les vingt-quatre kilomètres qui nous séparaient de l'oued Hamouida. Cette rivière, qui n'est autre que l'oued Tadmit, puis plus bas l'oued Mergued, est alimentée par leurs eaux et par une foule de sources qui se font jour dans son lit même. Ces eaux se voient dans les sables, à l'entrée du Khaneg de Demmed, à peu de distance de Hania.

Les terrains de Hania, arrosés par l'oued Hamouida, comme ceux de Meçad, se trouvaient sur le territoire de Demmed. Quelque temps avant l'arrivée des Français à Alger, les nommés Ben Abd Allah Ben Ahmed, Ben Neça Ben Mohad (Mohammed) et Ahmed Ben Chikh, des Oulad Ben A’ouar (-), les achetèrent pour quelques réaux aux habitants de Demmed. Les nouveaux propriétaires élevèrent, à la hâte, trois maisons, qu'ils fortifièrent par mesure de simple prudence. Ne songeant qu'à cultiver leurs jardins, ils ne se mêlèrent point aux nombreuses hordes de brigands qui opéraient, à cette époque, de hardies et sanglantes R'azia: aussi, étaient-ils très-aimés des Oulad Nail, auxquels ils appartenaient par leur origine, et respectés des El-Arba', qui n'avaient à exercer contre eux aucune représaille. Loin de là, lorsque ces célèbres pillards venaient dans le pays, à l'affût de quelque butin, ils leur offraient d'excellentes diffa. Mais, il y a une quinzaine d'années, Ben Abd Allah Ben Ahmed et Ahmed Ben Chikh, ayant eu la malheureuse idée de joindre leurs troupeaux à ceux des Oulad Aïssa, pour

les conduire dans les pâturages plus abondants qu'offrent, pendant la saison des pluies, les daya du Sahara, les El-Arba et les Harazlia (j) les attaquèrent subitement; ils furent tués dans la mêlée, avec un autre habitant de Hania, Ben Dok'man Ben Senat A). Leurs enfants continuèrent à donner tous leurs soins aux jardins, qui touchèrent bientôt à ceux de Demmed.

Demmed (,) à quelques centaines de pas à l'ouest de Hania fut bâtie un jour avant la fondation d'Alger (1). Ce ksar, véritable château-fort, dont on voit encore les ruines, s'élevait au sommet du Ga'da ( plate-forme), pic au pied duquel se trouve le Demmed d'aujourd'hui, faisant face au Nord. Les Fils des premiers habitants, qui s'appelaient les Oulad Mehelhel (Y), prétendent fièrement être issus des Romains.

Les pentes rocheuses de la montagne, des fortifications imposantes, permettaient à la nombreuse population du ks'ar de résister longtemps à ses ennemis et de se livrer en sécurité au pillage, aux vexations de tout genre qu'elle faisait endurer à la contrée. Admirablement situé près d'un khaneg (gorge, défilé), aucune caravane ne pouvait en tenter le passage sans lui payer un droit d'entrée ou de sortie. Une source qui jetait ses eaux dans l'enceinte de Demmed, le rendait encore plus imprenable; mais, un jour, cette fontaine ne donna plus signe de vie, et, s'il faut en croire la tradition, voici dans quelles circonstances : La chamelle de Sidi Aïssa Ben Mohammed avait été volée. Le célèbre marabout vint, d'abord, les prier de la lui rendre, et, sur leur refus, menaça les sacriléges de toute la colère divine. Un homme dont l'opinion, pleine de sagesse, était toujours écoutée dans les conseils, dit alors « Cet individu entend nous forcer à respecter ses droits d'ouali puisqu'il veut rentrer en possession de sa chamelle, posonsJui pour condition d'augmenter le débit de la source qui diminue tous les jours; si, véritablement, Dieu est avec lui, rien ne lui sera plus facile que cette opération; si, au contraire, cette demande est audessus de son pouvoir, nous égorgerons sa chamelle et le mettrons à mort comme imposteur. On applaudit à l'avis du sage. Sidi Aïssa se rendit sur le Ga'da, suivi de toute la population d'une main, il souleva, sans effort, un énorme rocher, qui fut au loin rejeté par un puissant jet d'eau claire et limpide. Les habitants, dans leur joie, oublièrent leur promesse et tuèrent la chamelle, dont ils se partagèrent les

(1) Le D' Shaw mentionne, dans son ouvrage, Demmed et Amoura.

dépouilles pour fêter leur allégresse. Le marabout, saintement furieux de cette manière d'agir à son égard, invoqua la justice vengeresse de Dieu, et le roc monstrueux revint, de lui-même, se poser sur la source, qu'il ferma si hermétiquement, que, depuis ce moment, pas une seule perle d'eau ne se montra au-dehors. Tous leurs efforts réunis ne purent ni l'arracher, ni l'entamer. Ils voulurent se précipiter sur lui et le lapider; mais toutes leurs pierres tombèrent sur la limite du cercle qu'il venait de tracer autour de lui avec son bâton. Malheur à vous! ô familles de Demmed, malheur à vous! vous m'avez méconnu ma vengeance n'est pas encore entière; elle s'avance du côté du couchant : votre nid d'aigle sera violé et détruit. » Et il disparut.

Depuis ces menaces prophétiques, les habitants n'eurent plus leur confiance orgueilleuse d'autrefois; la malédiction du marabout resta toujours présente à leur mémoire, et, d'un moment à l'autre, ils s'attendirent à voir leur impiété punie. Le bey d'Oran, Mourki (~) poussé par le doigt de Dieu, apparut subitement sous les murs du ksar, s'empara des troupeaux, pénétra, presque sans coup férir, dans la ville, qui ne fut bientôt qu'un monceau de cendres et de débris, ramassa ensuite en tas tous les buissons épineux (goundal ou gandoul ( Janthyllis tragaconthoides) qui croissaient dans les environs, et força cinquante des principaux habitants, qu'il tenait prisonniers, à courir sur leurs piquants, pieds et mains liées, ainsi que le font, dans la saison d'été, les bœufs du moissonneur, lorsqu'ils écrasent, sous leurs sabots, les épis de blé. Ils moururent jusqu'au dernier dans cet atroce supplice.

Après le bey Mourki, une armée commandée par Dehilis (), un des ancêtres de l'agha actuel des Oulad Dia, tribu des Oulad Naïl, arrivant du nord, vint mettre le siége devant Demmed, qui, déjà, n'existait plus au sommet de Ga'da. En effet, toujours en butte aux attaques de ses voisins, dont chacun avait une vengeance à réclamer, privé totalement d'eau depuis la colère de Sid: Aïssa, ce qui restait d'habitants finit par construire un nouveau village au-dessous de l'ancien, sur la rive droite de l'Hamouida. A l'approche de Dehilis, un rempart fut rapidement élevé, et l'armée ennemie, repoussée, vaincue, fut obligée de reculer devant un courage désespéré, mais non, cependant, sans emporter avec elle, dans sa retraite, une nombreuse razia. Les Beni el-Ar'ouat, remplis d'espoir à la vue de l'invincible Demmed en décadence, coururent lui porter le dernier coup; mais, à leur tour, ils eurent à se repentir de l'avoir attaqué. Dans

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