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6e Année.

N° 32.

Mars 1862.

Revue africaine

UNE ÉNIGHE LAPIDAIRE.

Les épitaphes et les Ex-voto de l'époque romaine sont assez fréquemment accompagnés, au moins dans l'Algérie centrale, de bas-reliefs, la plupart symboliques, d'un caractère particulier, dont il n'est pas toujours facile de découvrir le véritable sens. L'épigraphie latine de la Grande Kabilie applique à ces sortes de sculptures le nom spécial de Tabula, tableau votif, ou exvoto (1); car c'est surtout dans cette contrée, ou, tout au plus, dans l'espace compris entre Sétif à l'est et Berrouaguïa à l'ouest, que les inscriptions antiques se présentent généralement avec cette catégorie d'illustrations compliquées et énigmatiques. Par malheur, nos épigraphistes africains dédaignent presque toujours de décrire ces œuvres bizarres et les honorent même assez rarement d'une mention pure et simple.

Ainsi, parmi les cinquante-cinq inscriptions d'Aumale (l'antique Auzia), rapportées par M. de Caussade, dans son intéressante Notice (Orléans, 1851, broch. in 8°), celles qui auraient mérité au moins celte indication sommaire, ne l'ont presque jamais obtenue. L'auteur a méprisé, sans doute, ces productions assez barbares, en effet; et il a supposé, à tort, que ceux qui viendraient après lui partageraient ses dédains. Toutefois, ces

(1) L'expression s'applique même aux stèles tumulaires, sans doute parcequ'elles sont encore des ex-voto, mais adressés aux Dieux mânes. Revue Afr. 6° année, n° 32. 6

monuments trop délaissés sont utiles à connaître, malgré leur exécution généralement grossière; ne fût-ce que pour les costumes, armes, meubles et autres objets de la vie intime ou publique qu'ils reproduisent quelquefois, toujours avec une exactitude naïve, sinon avec le sentiment de l'art. Ils sont d'ailleurs assez souvent les produits d'une symbolique qui vaut bien la peine d'être étudiée. Mais ce qui peut consoler les personnes auxquelles nos reproches s'adressent, c'est que les épi graphistes de la métropole doivent aussi en prendre leur part; car l'observation suivante du savant M. de Caumont révèle que ce n'est pas seulement dans nos contrées barbaresques qu'on se rend coupable de ce genre d'incurie :

« L'Épigraphie, dit-il, a exhumé depuis longtemps (en France) » les trésors qu'offrent les pierres tumulaires pour la latinité ; >> mais on n'a pas suffisamment étudié les figures auxquelles les inscriptions se rapportent; on ne les a que rarement » dessinées. » (V. Nécrologie Gallo-romaine, p. 4)

C'est qu'il est presque toujours plus court et plus facile de copier une inscription à la bâte, que de reproduire fidèlement par le dessin, ou dans une suffisante description, les scènes parfois compliquées dont la sculpture antique a orné tant d'épitaphes et d'ex-voto parvenus jusqu'à nous.

Lorsque, sur une certaine catégorie des Tabu'a ou bas-reliefs berbers, on voit, au-dessus de l'épigraphe, un personnage en chasse ou à la guerre, entouré de ses serviteurs, et qu'on le retrouve au dessous, dans un autre compartiment, étendu sur un lit, au milieu de ses enfants, assisté d'un médecin et même d'une espèce de notaire, l'opposition de ces deux scènes, qui caractérisent clairement les deux phases opposées d'une carrière d'homme, la plénitude de la vie et son extinction, ne laissent aucun doute dans l'esprit du spectateur. Au premier coup-d'œil, celui-ci comprend la double scène placée sous ses yeux, et saisit sans peine le sens moral que l'artiste a voulu y attacher.

Mais tous les sujets ne sont pas, à beaucoup près, aussi translucides; et celui dont nous allons nous occuper, comme exemple, paraît de nature à mettre beaucoup d'OEdipes aux abois.

En voici la reproduction exacte, d'après un dessin de M. A. Charoy, architecte de la ville d'Aumale et membre correspondant de la Société historique algérienne.

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Cette pierre, que nous allons commenter, mesure 1 m. 85 c. en hauteur, sur 0,78 de large, avec une épaisseur de 0,30 c. Les lettres de l'épigraphe ont 0.05 c.

Le monument, considéré dans son ensemble, est composé des quatre parties suivantes :

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Produisons d'abord l'épigraphe, D; elle aidera certainement à faire mieux comprendre l'explication des figures.

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GEMINIVS SATVRNINVS B. PR
AEF. STIP. XVIII VIX. ANI

VIVOS MONVMENTVM SIBI

ET AVFIDIAE DONATAE VXORI
ET GEMINIS PRIMVLO CEPIONI
ET SABASTENIAE ET SABASTENV
FILIS.

Cette inscription gravée dans un cadre terminé latéralement en queue d'aronde offre les caractères de l'alphabet normal, celui qui s'est transmis jusqu'à nous dans les capitales bien connues de la typographie courante. Cependant, comme il est rare qu'un document épigraphique se renferme exclusivement dans un seul type, celui-ci offre, à la 2 ligne, trois N qui se rattachent à l'alphabet rectiligne où les appendices sont totalement supprimés. (V. Revue Africaine, Tome 5 (N. 30), p. 424)

Voici les ligatures ou lettres liées qu'on y rencontre :

2 ligne, N, 1, sont liés dans les premiers mots.

B (pour Beneficiarius) est traversé horizontalement par une barre dans sa ligne médiane et entre les deux segments de cercle de la lettre. Cette barre indique qu'il y a abréviation.

3 ligne, A, N, I, sont liés au dernier mot.

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(1) Ce socle est compris dans le sujet principal (B); ses dimensions particulières sont: 0,11 c. de hauteur, sur 0,38 de large.

Nous traduisons ainsi ce document épigraphique, tout en reconnaissant que, d'après les incorrections du texte, quelques-unes de ses parties pourraient admettre une interprétation différente de la nôtre. Nous nous sommes arrêté à ce qui nous a paru le plus probable:

« Monument consacré aux Dieux Månes !

» Geminius Saturninus, bénéficiaire du Préfet, a servi 19 ans, » a vécu — ans. Il a élevé ce monument à lui, à sa femme » Aufidia Donata, aux Geminius, ses enfants: Primulus Cepio, » et Sabastenia et Sabastenus, eux tous vivants. » Après la traduction, le commentaire.

Geminius, on vient de le voir, avait, de son vivant et du vivant des siens, fait graver cette épitaphe de famille, en l'illustrant des nombreuses sculptures dont nous aurons bientôt à rechercher le sens. 1 comptait alors 19 ans de service (STIP. XVIII); et, puisqu'il a jugé à propos de consigner dès-lors ce chiffre sur son futur tombeau. c'est que, sans doute, il n'était plus en activité et que l'énonciation ne pouvait plus se modifier ultérieurement. Aucun chiffre d'âge ne figure après le vixit annis, à la suite duquel une place avait été ménagée pour cette indication; d'où l'on doit induire que quelque circonstance aura empêché d'utiliser en son temps ce monument funéraire anticipé. Cette circonstance a pu être, par exemple, la ruine et l'abandon d'Auzia, après la grande révolte berbère de 297 et lorsque le chef-lieu de la limite militaire Auzienne (Limes Auziensis (1), fut transporté un peu plus au Nord, au fort hexagonal d'Aïoun Bessem (route d'Aumale à Alger).

Il est dit dans notre épigraphe que Geminius était bénéficlaire du préfet (B. PRAEF.)

Le soldat romain, ou au service de Rome, qui avait obtenu de l'avancement ou reçu une exemption honorifique de service ou de corvée, prenait le titre de Beneficiarius, en y joignant celui du chef auquel il en était redevable. Ici, ce chef est un præfectus; c'est-à-dire, un commandant de cavalerie auxiliaire ou indigène peut-être « de ces cavaliers maures cam

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(1) La frontière romaine, au sud de l'Afrique septentrionale, se décomposait en un certain nombre de petits commandements militaires appelés limes, limite. Nous aurions voulu traduire l'expression latine par noire vieux mot marche; mais la crainte d'une équivoque ne nous l'a pas permis, à notre grand regret.

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