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HISTOIRE

DES DERNIERS BEYS DE CONSTANTINE,

Depuis 1793 jusqu'à la chute de Hadj Ahmed (1)

KARA MOUSTAFA.

1818

Règne un mois.

Dès qu'il eut en main les rênes du gouvernement, l'ex-caïd de Msila, dont les démarches actives avaient tant contribué à la chute de son prédécesseur, ne songea à user du pouvoir que pour mieux assouvir ses passions. Le portrait que nous a fait M. Cherbonneau du dernier prince de la dynastie des Aglabites, peut lui être appli» qué de tout point : « Sans souci pour les affaires de la province, » ni pour les intérêts de ses sujets, il se livra tout entier aux plai» sirs, au vin, à la débauche, à la société des bouffons, des chanteurs et des hommes les plus vils, qui ne le quittaient ni jour ni » nuit (2). »

Tous ses actes, en effet, furent marqués au coin de la folie et de l'extravagance. Sans cesse entouré d'une foule de juifs envers lesquels il avait précédemment contracté de nombreuses obligations d'argent, il s'enfermait avec eux à Dar el-Bey, et là, en compagnie de femmes de la même nation, tous ensemble s'adonnaient aux orgies les plus révoltantes. Si parfois il s'arrachait de cette vie de dissolution pour un instant s'occuper des affaires du gouvernement, ce n'était que pour dicter quelque arrêt de mort ou extorquer le bien de ses sujets.

C'est ainsi que le lendemain même de son installation, il donna une preuve de son esprit vindicatif.

(1) Voir les numéros 14, 15, 16, 20, 21, 24 et 26 de la Revue Africaine. (2) Revue de l'Orient, décembre 1853, p. 430.

Au milieu de son triomphe, il n'avait pas oublié que, traversant le territoire des Beni-Amer pour se rendre d'Alger à son nouveau poste, il avait été assailli par la pluie et la neige, et que la première porte où il avait frappé pour demander l'hospitalité lui avait été impitoyablement refusée. Le lendemain, dissimulant son dépit et son ressentiment, il se contentait de prendre le nom du propriétaire, il faut le dire, bien mal inspiré, et poursuivait sa route.

Quelques jours plus tard et à cette même porte se présentaient quatre cavaliers qu'à leur costume aussi bien qu'à leur air, on devinait facilement être les exécuteurs d'ordre émanés d'un maître tout-puissant. Cette fois, sans même qu'il fût besoin de répéter l'injonction, la porte de l'humble chaumière s'ouvrit. Ed-Debbah, c'était le nom du propriétaire, fut pris, garrotté, brutalement arraché des bras de sa femme et de ses enfants et conduit à Constantine.

Arrivé en présence du bey, quelle ne fut pas sa stupeur lorsqu'il reconnut, dans la personne de son juge, ce même voyageur qu'il avait éconduit d'une façon si peu courtoise et qui, à cette heure, fixait sur lui des yeux de tigre prêt à dévorer sa proie : Me reconnais-tu bien? lui dit le bey d'une voix formidable. Sais-tu bien que je suis celui-là même à qui tu refusas l'hospitalité il y a quelques jours à peine? - Le malheureux tout tremblant allait essayer de balbutier une excuse :- « Qu'on lui coupe la tête, s'écria le bey. Et l'ordre fut exécuté sur-le-champ.

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A quelques jours de là, il faisait arrêter les fils de Ben el-Attar, membres du Makhzen, et leur réservait une mort étrange. Par ses ordres un menuisier confectionna des pieux d'une certaine dimension, et lorsque ces instruments de supplice furent prêts, on conduisit les prisonniers sur la place du marché et on les empala en présence d'une foule immense de curieux qu'avait attirés l'étrangeté du spectacle. Ces infortunés rendirent le dernier soupir en proie aux tortures les plus atroces. Aucun bey n'avait encore imaginé un supplice si barbare. Mais son règne allait finir.

Le beau-frère du pacha d'Alger, Si Mohammed ben Malek, et le bache-agha venaient d'arriver à Constantine, pour examiner dans quel état Tchakeur avait laissé les finances après sa mort. Ils trouvèrent les caisses du trésor à peu près vides; car son fils Mahmoud en avait fait disparaître la plus grande partie. Cet dernier fut arrêté et, pour obtenir des aveux, on lui administra une forte bastonnade. D'abord il nia; mais vaincu bientôt par la douleur, il avoua qu'il

avait en sa possession douze jarres d'or et d'argent. Encouragés sans doute par ce premier succès, ses juges renouvelèrent plusieurs jours de suite la question, et, sur de nouvelles indications de sa part, on trouva caché au fond du ravin un sac contenant également de l'argent et de l'or. Enfin, quand on eut épuisé sur son corps tous les genres de tortures et qu'on fût bien convaincu qu'on n'obtiendrait plus aucun aveu de lui, on le relâcha.

Le bey était resté complétement étranger à cette enquête. Enseveli dans son harem, plongé dans la mollesse et la débauche, il n'avait d'autre souci que d'assouvir au plus vite ses brutales passions, comme s'il eût pressenti que sa mort allait bientôt y mettre un terme.

En effet, les émissaires du pacha, convaincus par leurs propres yeux qu'un tel homme était indigne du poste auquel il avait été élevé, écrivirent à leur maître pour l'informer de ce qui se passait; ils énumérèrent fort au long tout ce qu'offrait de repréhensible la conduite du bey, son incapacité, ses folies et, par dessus tout, cette préférence marquée pour les Juifs, dont il faisait son unique société, au milieu desquels il passait tons ses instants. Le pacha prononça aussitôt sa destitution et nomma à sa place Ahmed el-Mamlouk. Les soldats envahirent le palais, et le lâche bey fut trouvé caché sous les combles. Il fut impitoyablement mis à mort. Son gouvernement avait duré un mois.

AHMED BEY EL-MAMLOUK.

1818

Règne six mois.

Les deux envoyés de la cour d'Alger procédèrent à l'installation du nouveau bey et séjournèrent encore un mois environ auprès de lui, pour l'aider à asseoir solidement son autorité et à remédier aux désordres qui s'étaient introduits dans l'administration pendant les années précédentes. Alors, ils partirent, emportant avec eux l'argent du trésor et emmenant dix-sept jeunes filles juives, qu'ils offrirent en présent à leur maître, Ali Khodja (1).

(1) Les filles revinrent graciées par le nouveau pacha Hossein-Dey. Plusieurs d'entre elles vivent encore (1858).

Le jour où Ahmed el Mamlouk reçut le caftan d'investiture, il était alité, s'étant cassé la jambe à la suite d'une chûte de cheval. C'était un homme instruit, habile dans le maniement des affaires, prompt à rendre la justice, hardi et rapide dans ses décisions.

Voici quelle fut la composition du makbzen: El-Hadj Ahmed bey ben Mohammed Chérif, khalifa; Bou Zian ben El-Eulmi, agha eddeira; Belkassem ben Zekri, serradj; Abd-Allah ben Zekri, bacheselar; Moustafa ben el-Abiad, caïd-dar; El-Hadj Abd-er-Rahman ben Namoun, bache-kateb. Il voulut que tous ses employés restassent auprès de lui et que chacun s'occupât sérieusement des devoirs de sa charge.

Sur ces entrefaites, mourut le pacha d'Alger, Ali Khodja. Il fut enlevé par la peste qui sévissait alors à Alger, le 1er mars 1818. Son successeur, Hussein-Dey, celui-là même qui amena la catastrophe de 1830, écrivit au bey Ahmed pour lui ordonner de retirer aux fils de Ben Zekri, leurs fonctions, et les contraindre à partir sur-lechamp pour le pèlerinage de la Mecque. Ils partirent aussitôt et s'embarquèrent à Bone, en compagnie d'Abd-er-Rahman ben Namoun et du cheikh Mohammed ben Bou Dirhem, que le bey chargea de porter aux deux villes saintes (la Mecque et Médine), les revenus provenant des habbous de la province, affectés à l'entretien des deux villes.

Suivant la politique sanguinaire de ses prédécesseurs, il fit mettre à mort, sur de simples soupçons, Mohammed ben Djaoula, Mohammed bou Regaa, Brahim ben Touati, Si Mohammed bou el-Guerba et quelques autres.

Quelques changements eurent lieu dans la composition du Makhzen: Amar ben Naoun fut nommé agha ed deïra; El-Arbi ben elEulmi, serradj; Ali-el-Mamlouk, kaïd Azib el-djemel; Khelil elMamlouk, kaïd ez-zemala; El-Hayouani, kaïd des Telaghma; le kaïd Soliman, kaïd des Abd-en-Nour: Si Moustafa ben Koudjouk Ali, bache-kateb, et El-Hadj Abd-el Krim el-Mamlouk, kaïd-dar.

Lorsque vint l'été, le bey sortit à la tête de la colonne pour aller châtier les Beni-Amer; mais à peine s'était-il mis en marche, que des émissaires du pacha arrivèrent au camp, porteurs d'une dépêche pour l'agha qui commandait les troupes expéditionnaires. C'était un ordre d'arrêter le bey. L'agha le mit aussitôt à exécution. Ahmed el-Mamlouk fut pris, lié et remis entre les mains des émissaires qui l'emmenèrent avec eux à Alger, d'où il fut exilé à Mazouna, Son gouvernement avait duré 6 mois.

Revue Afr. 6 année, no 33.

14

MOHAMMED BEY EL-MILI.

De 1818 à 1819.

Son cachet porte pour légende: Mohammed-Bey, 1234 (1818).

Mohammed el-Mili venait d'être nommé kaïd el-Aouassi et n'avait pas encore rejoint son poste, lorsqu'il fut promu au commandement de la province de Constantine.

C'était un homme grossier, ignorant, mauvais administrateur, n'ayant à son service que la force brutale et les extorsions. Les marchands et les juifs surtout curent particulièrement à souffrir de ses exactions. Il les accabla de taxes et les obligea plus d'une fois à échanger leur monnaie de bon aloi contre des pièces rognées audessous du poids légal. Lorsque les contribuables venaient acquitter leurs impôts, lui-même prenait l'argent dans ses mains, le comptait, et, par un faux calcul prémédité, il feignait de ne jamais trouver la somme voulue. Les malheureuses victimes d'une si indigne supercherie n'osaient lui dire : Vous avez commis une erreur. Ils prenaient le parti le plus sûr pour eux, qui était de se taire et de payer une seconde fois.

Les fonctionnaires sous lui furent: El-Hadj Ahmed ben Mobammed Chérif, khalifa; Youssef, kaïd-dar; Mammar ben el-Ahrache, agha ed-deïra; Naamet-Allah, frère du bey, kaïd el-Aouassi ; Si ben Belkassem ben el Mezehoud, Serradj; Si Mohammed ben ezZouaoui ben Djelloul, bache-kateb; Si Ali ben Merikhi, bache-seïar.

Vers la fin de l'été, il entreprit une expédition contre les habitants d'Ourellal, village du Zab. Sa première attaque ne fut pas heureuse; il dut reculer devant les forces imposantes de l'ennemi et attendre, pour reprendre les hostilités, qu'il eût reçu de nouveaux renforts. Alors, il fondit sur l'ennemi à l'improviste et le chargea si vigoureusement que la victoire resta entre ses mains, non toutefois sans avoir éprouvé des pertes considérables. Au nombre des morts, se trouva Mammar el-Ahrache, agha ed-deïra. On l'enterra à Tolga, à l'endroit où reposent les cendres de Sidi Ali ben Amar.

Satisfait de ce succès et après avoir rançonné les vaincus, le bey reprit la route de Constantine où des exécutions sanglantes eurent lieu.

Dans ses moments de loisir, il avait imaginé de remplacer le yatagan, celte arme pourtant si sûre aux mains du chaouche, par

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