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Après ce tribut d'admiration payé au livre de Bocking, nous oserons bien avouer que, n'en déplaise à son érudition aussi étendue que variée, nous ne seront pas toujours de l'avis de l'anteur, et voici pourquoi s'il a pour lui l'incontestable mérite de la science acquise par l'étude, nous jouissons, nous, depuis vingt ans que nous habitons et parcourons l'Algérie, du bénéfice d'une expérience achetée, sur place et de visu, au prix de labeurs incessants et dont la valeur s'appuie sur les monuments écrits qu'on découvre journellement dans la contrée qui va nous occuper.

Nous ajouterons, pour ne rien omettre sur un sujet de celte importance, que les lecteurs feront bien de consulter les nombreux écrivains qui ont eu recours, dans leurs travaux, à la Notitia diynitatum, ainsi que les ouvrages spéciaux sur la matière. Nous mentionnerons, parmi ces derniers, la Revue Africaine précitée, dans le 2 numéro de laquelle (livraison de décembre 1856, t. 1o) on trouvera un excellent, mais trop court article de M. Ad. Berbrugger, sous ce titre : L'Afrique septentrionale (en 430) après le partage du monde romain en Empire d'Orient et Empire d'Occident, article donnant un aperçu sommaire du sujet que nous nous proposons de traiter ici avec plus d'étendue. Nous renvoyons également le lecteur aux Revues archéologiques, et notamment aux quatre Annuaires publiés, depuis 1853, par la Société archéologique de la province de Constantine, recueils déjà très riches en matière de monuments épigraphiques.

E. BACHE.

LE GÉNIE DU MONT DIRA (1).

Il y a quelques jours (le 24 février), M. Eugène Guès, commissaire de police d'Aumale, étant en tournée de service dans les environs de sa résidence, sur l'ancienne route qui conduit à Médéa, se trouva, après un parcours de huit kilomètres, en présence d'une pauvre petite ferme française dont la construction lui parut des plus bizarres. C'était la réalisation en pierres de taille de la devise bien connue et trop souvent applicable: luxe et misère. Au fond, le bâtiment était une chaumière, mais ses murailles étaient composées de tronçons de colonnes, de fragments de corniches, de débris d'entablements et autres restes d'un monument qui pouvait avoir été très splendide. Devant cette sorte de mosaïque architecturale, ou, pour mieux dire, celte espèce de musée fortuitement étalé en plein air, le touriste le plus superficiel, le plus inattentif n'aurait pu refuser un regard, peut-être même une note sur son précieux calepin. A plus forte raison, l'attention de l'archéologue devait s'éveiller, car ces restes lui faisaient pressentir la proximité de quelque ruine romaine, d'une de ces carrières gratuites où le brave colon européen se fournit de pierres et de moellons tout taillés, ne se doutant guère qu'il reproduit fidèlement le procédé maladroit et grossier des reconstructions byzantines du 6 siècle de notre ère.

M. Eugène Guès est un membre intelligent et actif de la Société historique algérienne; la science lui doit déjà des documents inédits d'une certaine importance sur Auzia; notre Musée central lui a l'obligation de plusieurs cadeaux numismatiques dont la Revue africaine a fait ressortir la valeur. Il ne pouvait rester indifférent devant le problème archéologique qui se dressait ainsi sur sa route. En tournant autour de la demeure du colon, pour constater le nombre et la nature des matériaux antiques employés dans cette bâtisse moderne, il observa sur la muraille méridionale une pierre grise haute de 0,50 c. et large de 0.38 c., sur laquelle il lut le curieux fragment d'inscription dont nous allons entretenir nos lecteurs.

(1) Cette montagne domine, au Sud et à l'Ouest, la ville d'Aumale, qui est bâtie sur un de ses contreforts, à l'endroit où s'élevait l'Auzia des Romains.

Mais suivons d'abord M. Guès dans sa recherche du lieu d'où ces matériaux romains avaient été tirés. Il le trouva tout près de la Ferme, sur un point culminant de l'ancienne route d'Aumale à Médéa, magnifique belvéder naturel d'où la vue plane librement, ne rencontrant guère de limites que vers les pics neigeux du Jurjura. D'après la direction et les distances indiquées par notre informateur, il paraît probable que c'est la Corne de Salem (Guern Salem), un des sommets les plus élevés (1,360) du Djebel Dira. Pour donner à notre Sahel cette altitude respectable, il faudrait qu'un Titan entassât deux Bouzarea sur celui que nous connaissons déjà aux portes et à l'Ouest d'Alger.

:

M. Guès, ayant découvert le gisement antique d'où le colon avait tiré les débris d'architecture romaine, se mit à l'étudier avec soin de nombreuses pierres tumulaires y étaient dispersées au milieu de substructions antiques; quoiqu'elles fussent sans inscriptions, leur destination ne pouvait être douteuse en présence des ossements humains dont le sol était jonché et que l'insouciant fermier avouait avoir brisés en les enlevant de leur dernière demeure. Vandalisme et profanation sont deux péchés mignons de la colonisation française. Il est bien entendu que nous donnons à ce mot colonisation toute l'extension qu'il comporte, sachant trop qu'ici il n'y a pas que les colons proprement dits qui profanent et détruisent à plaisir.

M. Guès déduisit naturellement de ses minutieuses observations qu'il était en présence des restes d'un établissement antique dont la situation élevée, et en butte à tous les vents de l'horizon, était un excellent commentaire de l'inscription que voici, celle qu'il avait vue et copiée sur la paroi Sud de la petite ferme :

GENIO MONT...

PASTOR IA...
SIS VIM T...

PESTATVM...

PATRIA N..

...ENTIS CI...

...T VICTIM...

L'existence d'un cadre (sorte de moulure en forme de cordon) en baut, en bas et à gauche, témoigne qu'il ne manque rien à l'inscription sur ces trois côtés; les lacunes n'existent qu'à droite et laissent à deviner deux ou trois lettres seulement, à chaque bout de ligne, ainsi qu'on peut le reconnaître aux endroits que

le sens aide à compléter, tel que Genio montis et vim tempestatum.

A l'avant-dernière ligne, il y a l'amorce supérieure d'une lettre qui peut être C, G ou S; enfin, la partie inférieure des lettres de la dernière ligne est tout-à-fait fruste, sans que pour cela la lecture soit en aucune façon douteuse.

En attendant l'estampage que M. Guès a fait de ce document épigraphique et qu'il nous enverra sans doute, nous croyons pouvoir sans témérité assigner le sens général que voici à l'intéressante dédicace dont on lui doit la connaissance :

Au Génie de la montagne des pasteurs (?); un sacrifice a été fait selon la contume locale, pour obtenir qu'il conjure la force de tempêtes (1).—

Le culte des génies, ancien comme le monde, et qui, avec des noms divers et sous des formes variées, vivra sans doute autant que lui, est né tout naturellement de l'antagonisme que l'homme observe à chaque instant dans son propre individu aspirations vers le bien; tendances au mal; ce sont là, en effet, des impulsions bien contradictoires qu'il lui est impossible de nier et qu'il ne croit pouvoir s'expliquer que par l'intervention des êtres du monde invisible, anges et démons, comme on dit dans notre langue vulgaire.

Adest autem viro cuilibet daemon bonus,

Ut primum quis nascitur, vitæ arcanus ductor.

A ce dire de Ménandre le comique, ajoutons que les génies natalices (2) des femmes s'appelaient toujours des Junons; d'où vient sans doute que quelquefois, mais rarement, ceux des hommes ont été nommés des Jupiters.

Euclide et d'autres auteurs affirment positivement l'existence de mauvais génies à côté des bons, théorie que le christianisme admit en principe et qui s'épanouit de nos jours sous une nouvelle face, avec des développements plus étendus, une portée plus grande et des conclusions fort imprévues, sous le nom de spiritisme. Nous hasardons le mot, puisqu'il a déjà été pronocé dans l'Akhbar, à propos du Livre des Eprits, d'Allan Kardec, ouvrage qui est le résumé le plus complet et le plus lucide de cette nouvelle doctrine.

(1) La fin du texte de notre dédicace rappelle cette formule: Patrio more, sacrificium diis præsidibus loci feci.

(2) Ceux qui, dès la naissance de l'individu, s'attachaient à lui.

A l'époque payenne, la corruption des idées religieuses ayant altéré les dogmes et le culte, les Génies se multiplièrent outre mesure, ce qui a fait dire au poète Prudence :

Quanquam, cur Genium Romæ mihi fingitis unum?

Cum portis, domibus, thermis, stabulis soleatis
Assignare suos Genios.

C'était, en effet, une chose assez bizarre de proclamer d'abord un Génie spécial de la ville de Rome, puis d'admettre autant de Génies particuliers qu'il y avait de portes, de maisons, de bains ou même d'écuries dans la cité éternelle. Que restait-il donc au grand Dieu topique, après cette dissémination des prérogatives du protectorat? Mais la superstition n'a jamais eu l'idée de se poser de ces questions embarrassantes,

Puisque chaque porte de maison urbaine avait son Génie, il était juste que la campagne ne fût pas moins bien partagée. En effet, les montagnes, les vallées comme les plus petits ravins, les forêts ainsi que les plus bumbles bouquets de bois, les lacs, les marais et les fontaines, eurent également leur Génie tutélaire. Pourquoi la Corne de Salem n'aurait-elle pas possédé le sien, elle qui domine le pays de toute la hauteur de ses 1,360 mètres d'altitude au-dessus du niveau de la mer? Ne devait-elle pas à cette situation élevée le privilège d'attirer la foudre, d'être l'arêne où les vents les plus contraires viennent se livrer bataille, d'offrir à la neige un asile longtemps efficace contre les ardeurs de l'été africain?

Quant à nous, ce culte, en pareil lieu, ne peut nous étonner. Après y avoir été vigoureusement battu de la tempête, nons l'y comprenions aussi bien que nous avons compris celui de Jupiter Tonnant à Rapidi (Sour Djouab) — qui nous était dénoncé par la découverte d'un buste porte-foudre, de ce Dieu, quand, au mois d'août 1855, nous avons vu pendant plusieurs jours, et chaque soir, le tonnerre frappant les divers pics échelonnés autour de nous.

Il est à remarquer que c'est précisément dans la saison de ces violents orages que les troupeaux chassés du Sud par la sécheresse viennent demander aux montagnes du Tel de l'herbe, de l'eau et un peu de fraicheur. Le plateau dominé par le pic de Salem était sans doute visité il y a quinze siècles, comme de nos jours, par les pasteurs nomades du Sahara. Ceux d'alors ont élevé un monument au Génie de la montagne des Bergers; en cherchant bien, on trouverait que les Arabes, ont sur ces hauteurs, Revue Afr. 6o année, no 32

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