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LA CANNE A SUCRE ET LES CHÉRIFS DU MAROC, AU XVI SIÈCLE.

Nous ne venons pas soutenir ici, ex professo, une thèse qui consisterait à établir, par exemple, que la canne à sucre peut figurer avec avantage parmi les cultures industrielles de l'Algérie ; il faudrait, pour cela, des connaissances techniques qui nous manquent; et, d'ailleurs, il n'y a pas lieu de produire au tribunal de l'opinion publique une cause qui, au fond, ne saurait être l'objet d'un litige.

Car, une culture qui s'est faite avec bénéfice dans le Midi de l'Espagne doit, à fortiori, réussir sur cette côte d'Afrique, surtout dans la région des oasis.

Nous voulons seulement arrêter un instant l'attention du lecteur sur un point d'histoire assez curieux et même utile. Nous mettrons en lumière le côté curieux; les hommes spéciaux en dégageront, à leur tour, la face utilitaire.

Le commencement du XVI siècle a été signalé par plusieurs tentatives d'établissements politiques de ce côté de la Méditerranée. Musulmans ou chrétiens, chacun s'y disputait l'héritage des grandes dynasties indigènes qui s'écroulaient alors pendant que les Espagnols et les Portugais entamaient le littoral des États barbaresques, au Nord et à l'Ouest, pendant que des aventuriers turcs prenaient pied dans la capitale de l'Algérie, les Chérifs, intrigants dont l'ambition se cachait mal derrière leur masque de piété, fondaient, au Sud du Maroc, un empire qui devait promptement s'étendre vers le Nord et constituer une dynastie nouvelle sur les ruines du trône des Beni-Merin. Les Barberousses aussi réussissaient dans leurs audacieuses entreprises; seules, les tentatives chrétiennes, pour s'approprier quelques débris de cette grande succession, devaient avorter, ou, du moins, aboutir à des résultats à peu près stériles. Les temps n'étaient pas encore

venus.

Quant aux Chérifs du Maroc, dès leur établissement dans le Sud de cette contrée, où ils relevèrent Taroudant pour en faire leur capitale, en attendant la conquête de Maroc et de Fez, on les voit manifester des pensées d'entreprises industrielles qu'on

est étonné de rencontrer à cette époque et chez des princes mu

sulmans.

En 1516, au moment même où Aroudj légitimait ici son usurpation par une brillante victoire sur les Espagnols, les deux Chérifs, Mohammed et son frère aîné, Ahmed, s'occupaient de planter des cannes à sucre autour de Taroudant! Cette culture eut une pleine réussite; et il ne restait plus qu'à lui trouver un débouché maritime pour en faire une source importante de revenus publics et particuliers.

Mais ce débouché indispensable semblait devoir leur manquer indéfiniment, puisque les Portugais occupaient alors les principaux points de la côte occidentale (1). De là, les courses incessantes du Chérif de Sous, Mohammed, contre les garnisons chrétiennes du littoral. Tandis que ses sujets le croyaient uniquement déterminé par le désir de gagner les mérites et les bénédictions attachés à la pratique de la guerre sainte, il avait principalement en vue des avantages d'une nature tout-à-fait temporelle. La gloire de l'Islamisme le préoccupait beaucoup moins que la nécessité d'obtenir le placement des grandes quantités de sucre qui se produisaient déjà dans sa province, et il songeait beaucoup plus à gagner un port sur l'Atlantique qu'à s'assurer du port du Salut éternel. Il lui fallait, à tout prix, une place maritime où les étrangers pussent venir acheter son sucre librement.

Telle est, au fond, la grande affaire qui décida le Chérif Mohammed à mettre le siége devant Sainte-Croix, du cap d'Aguer, alors occupée par les Portugais. Déjà, il y avait perdu beaucoup de monde sans résultat, lorsqu'une explosion fortuite, qui fit écrouler

(1) On assigne l'origine suivante aux idées ambitieuses du Portugal sur l'Afrique septentrionale. Alphonse V, un de ses rois, rêvant la conquête du Maroc pensée héréditaire dans la descendance de Jean 1er — profita d'une tradition ancienne pour exciter chez les gentilshommes portugais des sentiments favorables au but qu'il voulait atteindre. D'après cette tradition, il y avait, dans la tour principale de Fez, une épée à laquelle les astrologues attribuaient la vertu de donner la possession de l'empire du Maroc et de toute l'Afrique à celui qui serait assez fort ou assez heureux pour la prendre et s'en servir. Il fallait donc s'emparer de la tour et mettre la main sur la merveilleuse épée. L'ordre portugais de la Tour et de l'Epée, fondé en 1459, avait précisément le but que sa dénomination même désignait d'ailleurs d'une façon assez claire.

une portion de muraille, lui en livra l'entrée, au moment où il était presque décidé à opérer la retraite (1536).

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Tout joyeux de son triomphe de hasard, le Chérif écrivit alors à son frère, non pour se réjouir avec lui de ce qu'une partie de la terre de l'Islam se trouvait purifiée selon l'expression musulmane de la présence des infidèles, mais afin de lui annoncer que cette conquête serait un heureux commencement pour le commerce du sucre !

En effet, c'est à cette époque qu'un slami, ou juif apostat, construisit des moulins à sucre auprès de Taroudant, sur la rivière de Sous. Dès-lors, le commerce de cette denrée prit assez d'importance, pour que Marmol, qui vécut longtemps dans la contrée, ait pu affirmer que c'était le meilleur commerce de tout l'empire.

En décrivant Tessent ou Techent, cet auteur dit qu'il y a là de grandes plantations de cannes à sucre, accompagnées de plusieurs usines. Il ajoute que les marchands y accourent en foule de Fez, de Maroc, du pays des Nègres, etc., parce qu'on y obtient un sucre d'une très-grande finesse, depuis que le juif dont nous venons de parler avait construit des moulins, avec l'aide des captifs chrétiens que le Chérif avait faits au siége d'Aguer.

Le Chérif attachait tant d'importance à cette branche d'industrie, que, lorsqu'il expédia son fils Arrany (1) à Taroudant, en qualité d'ovir (visir), il eut soin de lui donner l'ordre de songer au commerce du sucre.

Lorsque ces dispositions furent connues en Europe, et qu'on sut que le Chérif assurait bon accueil et sécurité aux négociants chrétiens, ces derniers se présentèrent en assez grand nombre pour acheter le sucre de Taroudant. Les machines qu'on employait dans ce lieu à la fabrication de cette denrée rapportaient, dit-on, au alten 7,500 mitkal par an, et le sucre qu'on y faisait 15,000. Cela suppose, pour le souverain, un revenu fiscal annuel d'un peu oins de 300,000 francs, en restituant au mitkal la valeur qu'il pouvait avoir au commencement du XVI siècle. Le Chérif y trouvait encore un autre profit qu'il devait apprécier particulièrement : les Anglais, avertis que, pour des armes, ils se procureraient du sucre à très bas prix, y portèrent tant d'épées, de mousquets et

(1) Son vrai nom paraît être Mohammed el-Harran.

de pistolets, que ces engins de destruction devinrent à aussi bon marché dans le Sud du Maroc qu'en Espagne. Cette facilité de se procurer des moyens d'agression fut assez nuisible à la chrétienté en général, et aux Portugais en particulier; mais le commerce n'y regarde pas de si près, et tout ce qui procure de bons bénéfices lui paraît suffisamment justifiable.

Tedsi, auprès de la rivière de Sous, avait aussi de grandes cultures de cannes à sucre avec des moulins; et il était habituellement visité par les marchands de la Barbarie et du Soudan qui venaient s'y pourvoir.

Les détails que nous venons de donner sur l'industrie sucrière au Sud du Maroc, sont empruntés aux ouvrages de Marmol (Afrique) et de Diego de Torres (Histoire des Chérifs), qui tous deux en parlent comme témoins oculaires. On peut donc avoir entière confiance dans les renseignements qu'ils fournissent sur la matière.

Il était naturel de chercher à suivre les destinées ultérieures de ce commerce important. C'est aussi ce que nous avons fait; mais le silence des auteurs plus modernes a rendu nos investigations inutiles. Il est vrai que ce silence même en dit beaucoup sur la question; il nous semble signifier que l'industrie des sucres, après avoir langui quelque temps, avait fini par disparaître. L'anarchie qui a régné constamment dans le Sud du Maroc et l'état d'indépendance à peu près permanent des populations, au moins dans l'intérieur, en est, sans doute, la cause. Comme les places maritimes par lesquelles on pouvait surtout écouler la denrée, étaient toutes au pouvoir du Souverain, vis-à-vis duquel ces populations se trouvaient en état d'insoumission continuelle, il n'y avait plus de profit à produire. Par suite de cette anarchie, le maître des débouchés ne recevait plus de sucre, et le producteur, ne pouvant plus l'écouler, cessait d'avoir intérêt à en faire. Il advint finalement de ce concours de circonstances, aboutissant à un même résultat négatif, que cette importante culture dut être abandonnée.

Nous rappellerons, en terminant, que la latitude de la province où les Chérifs avaient amené la culture de la canne à sucre à un assez grand degré de prospérité, est à peu près celle de Ouargla. Leur exemple peut donc être imité en Algérie avec chance de succès, puisque cette culture a réussi, même dans le midi de l'Espagne. A. BERBRUGGER.

ZEBOUCHI ET OSMAN-BEY.

Constantine, 20 décembre 1861

Monsieur le Président,

Au moment où la Revue Africaine publiait votre notice: Un Chérif kabile en 1804, je lisais un Essai sur l'histoire politique de la province de Constantine sous le gouvernement français, dans lequel se trouve le passage suivant :

« L'arrivée inopinée (dans la Kabilie orientale, en mars 1843) du Chérif Bou Dali, vieillard très-célèbre par son attaque de Constantine et la défaite du bey Osman, sur l'Oued Zo'hr, qui n'avait pas paru dans ces contrées depuis près de 40 ans, vint ébranler l'état de soumission de ces tribus. »

Ce récit ne concordant pas avec les annales turques, qui font périr le Chérif en 1222 de l'hégire (1807), je me livrai à de nouvelles recherches, pour connaître la vérité sur cette réapparition. De peur de tomber dans des répétitions fastidieuses, je ne vous écrivis point alors, puisque cet épisode avait déjà été l'objet de plusieurs articles de la Revue africaine; mais, depuis, ma présence dans le pays des Oulad-Aouat m'a porté tout naturellement à interroger ceux qui me paraissaient les mieux renseignés; j'ai obtenu ainsi sur les causes de la désastreuse expédition du bey Osman, de nouveaux détails qui méritent, je crois, de vous être communiqués. Ils m'ont été fournis par divers individus du pays, entre autres, par le vieux Tobbal, oncle de notre Kaïd actuel des OuladAouat, témoin oculaire de la mort tragique da bey. Une note, écrite il y a une trentaine d'années par un taleb de Mila, m'a été aussi d'une grande utilité, en me faisant connaître le marabout Si AbdAllah Zebouchi comme l'un des principaux instigateurs de la révolte qui éclata, en 1804, contre Osman-bey et la domination turque ellemême.

Je transcris, du reste, la tradition telle quelle, afin que vous puissiez vous-même eu apprécier la vraisemblance. Pour l'intelligence des faits qui vont suivre, il faut reporter ses regards en ar

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