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Que la France, ta sœur, qui te vient secourante,
Te trouve mutilée, asservie, expirante

Sur ce linceul de sable où tu gis en lambeaux,
Et d'où, seuls et debout, surgissent trois tombeaux !

Des grands envahisseurs qui foulèrent ta cendre
Qui serai-je ? Cambyse, ou serai-je Alexandre?
Je n'insulterai point à tes sphinx accroupis,
Je n'attenterai point même à ton bœuf Apis (5),
Je n'irai point, soldant un impudent miracle,
Me faire proclamer fils d'Ammon par l'oracle :
Et, comme un bourreau tur, je ne riverai point
Le carcan à ta gorge et la chaîne à ton poing.
Non! Je veux que ce jour de justes représailles
Te fasse libre, et soit ton jour de fiançailles :
Cléopâtre, César, vainqueur et souriant,

Te salue aujourd'hui reine de l'Orient!

A toi, comme autrefois, l'or, la pourpre et la myrrhe De Gadès et d'Ormuz, d'Ophir et de Palmyre:

Dans son nid de Cinname, à toi l'oiseau Phoenix,

Dont chaque œuf, au soleil, prend pour germe un onix (6),
Comme autrefois encor, par l'art et la pensée,

Que ta fière beauté soit enfin rehaussée !
Assise comme au seuil des quatre continents,
Sur eux les bras tendus et les yeux rayonnants,

Tu fus non-seulement entre toutes choisie

Pour appeler à toi l Occident et l'Asie,

Sur le globe tu fus placée à mi-chemin

Pour donner rendez-vous à tout le genre humain.

Quelque main viendra bien, un jour, et quel spectacle! Qui de Péluse à Suez dégravera l'obstacle,

Et réalisera ce mirage aux déserts

De vaisseaux sur le sable et de mâts dans les airs.

Je veux, la France aidant, oui, je veux... mais que dis-je?

Me sera-t-il donné d'opérer ce prodige

Qui, réimprovisant le fleuve de Nécho,

A l'espace rendra le tumulte et l'écho (7),

Prédestiné de Dieu, serai-je le pilote

Qui sur ce nouveau Nil fera mouvoir sa flotte!
Fons rêves, aujourd'hui, faits demain triomphants,
Dont je lègue l'idée, ô France, à tes enfants (8).

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Dans le champ du progrès par le soldat prophète
L'idée était semée et la gerbe en est faite;
Deux hommes ont, eux seuls, suffi pour la scier;
Ferdinand de Lesseps, cœur d'or et front d'acier;
Pacha Saïd, à qui la juste renommée

A décerné déjà le nom de Ptolémée,

Car, destin singulier, nés des mêmes aïeux,
Du même sceau marqués, élus prodigieux,

L'un, pour égide, avait la gloire d'Alexandre,
L'autre a Napoléon, qui renaît de ses cendres (9).

Insensé Pharaon, au monde stupéfait

Celui-là n'a point dit : « Ce fleuve, je l'ai fait,

Et ce fleuve est à moi ! j'y règne sans nul autre » (10)!

A tous il a crié : Ce fleuve c'est le vôtre !

Car c'est le doigt de Dieu sur le sable abaissé

Qui, dès les premiers jours et pour tous, l'a tracé,
Mystérieuse ébauche offerte à tout génie,
Qui saura la comprendre et qui l'aura finie (11).
C'est à la voix de Dieu qu'ici le genre humain
De son premier berceau reprendra le chemin,
Sacré pèlerinage ouvert à la pensée,

Sur un seul point du globe aujourd'hui condensée,
Et qui, diffuse enfin dans un élan nouveau,

Comme l'eau des deux mers, n'aura plus qu'un niveau.
C'est au souffle de Dieu que deux fois, chaque année,
La vague d'Orient y bondit alternée (12),
Et qu'elle y vient gémir, harmonieux appel,
Ses mystiques amours au flot de l'archipel :
Hymne religieux, Cantique des cantiques,
Dont la France a compris les notes prophétiques,
Et que tout l'univers, en un jour solennel,
Chantera d'une voix en banquet fraternel,

Tandis qu'unis enfin, et le flot et la lame
Chanteront au Seigneur leur saint épithalame.

Honneur à toi, Lesseps, toi qui leur as ouvert
La couche nuptiale où dormait le désert!
Honneur à toi, Saïd, qui l'auras préparée !
A vous tous qui l'avez de vos joyaux parée,
Honneur dans le présent et la postérité !
Car ce jour attendu que vous avez fêté

Est plus grand devant Dieu pour l'ère qu'il nous fonde
Qu'aucun autre de ceux qui font l'orgueil du monde :

C'est le septième jour de la création.

Qui donc lui jettera la malédiction? Insensés ! que sur eux retombe l'anathème ! Volontaires exclus du fraternel baptême Auquel l'humanité tend aujourd'hui le front;

Qu'il retombe sur eux et les scelle d'affront!

Mais non! non, que l'Esprit éclaire leur demeure, Qu'ils soient les bienvenus même à la dernière beure, Que place leur soit faite à l'ombre du pavois

De la première nef qui. la première fois,

Par le détroit Lesseps ira tenter les ondes,
Arche de l'alliance entre les quatre mondes.

IV

La voilà! la voilà qui s'élance du port; Par tout un peuple à terre et l'équipage à bord D'un immense vivat à la fois acclamée, Double écho qui, suivant sa voile et sa fumée, De Marseille à Péluse, aux échos riverains, Comme un chœur triomphal guide ses pèlerins. Ainsi, quand l'eau du Nil s'était jadis accrue, La foule palpitante aux deux bords accourue Sur le fleuve inclinée acclamait de ses cris La nef aux mâts dorés qui portait Osiris (13). Fête encore à la nef du Dieu des bons auspices! Flots, soyez-lui cléments! vents, soyez-lui propices!

V

Allah! c'est l'oiseau Rok! là-bas, frères, voyez !
Ont crié dans Gessen les pasteurs effrayés :
Voici déjà le vent qu'il fait avec ses ailes,

Le vent qui sèche l'herbe et tarit les chamelles :
Femmes, pliez la tente; enfants, à vos troupeaux,
Et que Dieu nous conduise au palmier du repos!

Allah! c'est le dragon! en mains la javeline !
Ont crié les guerriers groupés sur la colline :
C'est le dragon d'Eblis trois fois maudit de Dieu;
Le dragon qui respire et qui souffle le feu,

En secouant aux vents sa crinière de flammes...
Élargissons nos cœurs et tenons bien nos âmes (14) !

Allah! c'est al Borak! Allah, protége-nous!

A crié le derviche en tombant à genoux.

Allah! c'est Azraël! a dit la caravane

En cercle étroit pressée au puits de la savane.
C'est l'ange de la mort au glaive flamboyant,
Qui, dans le champ de Dieu, moissonne le croyant...
Nos yeux ne verront pas la ville du Prophète...
Dieu seul est grand! Seigneur, ta volonté soit faite.

O pasteurs paix sur vous et paix sur vos troupeaux ; Guerriers, laissez dormir vos lances au repos !

Ne meurtris point ton front, derviche, sur les dalles :
Pèlerins, à vos pieds renouez vos sandales !

Ce n'est ni l'oiseau Rok, ni le dragon d'Eblis,

Ni l'ange qui viendra, dans les temps accomplis,
Faucher la paille humaine avec son cimetère,
Ni Borak, dont le pied la foulera sur l'aire,
C'est le Léviathan,... mais docile et dompté.
Sur ce fleuve nouveau que la France a jeté
De la mer de lumière à la mer ténébreuse (15),
Bracelet détaché de sa main généreuse;
C'est Dieu qui vient à vous,

que son nom soit béni

Achever le désert qu'il n'avait pas fini.

Il vient dire aux palmiers Surgissez dans la plaine!

A la source: Jaillis et coule toujours pleine!
Au sable de Naïm: Germe et flotte en épis !

A l'herbe de Gessen: Déroule tes tapis !

:

Au Nil Laisse échapper par l'une de tes digues
Et du Caire à Timsah rouler tes eaux prodigues;
Que les fils des croyants ne se disputent point

La datte, l'herbe et l'eau, la javeline au poing;
Mais qu'ils disent, comblés enfin d'heures prospères :
Où donc est le désert dont nous parlaient nos pères (16)?

Et tous, guerriers, pasteurs, derviches, pèlerins,
Renouant leur ceinture à leurs flexibles reins,
Sont accourus criant: La paix ! la paix soit faite
Entre vous, fils du Christ, et nous, fils du Prophète !

Vous nous avez liés au cou par le bienfait;

Le bien rejaillira sur celui qui l'a fait,

France, nous avons bu le lait de tes mamelles,

Nous sommes, à présent, les plumes de tes ailes!

VI

Ainsi, chez nous chrétiens, l'hosanna commencé

Jusqu'au fond du désert déjà s'est élancé ;

Et de l'Inde bientôt la mousson parfumée
Nous le rapportera dans les chants d'une almée,
Avec les sons vibrants encore du Te Deum,

Dont Pékin saluait hier le Labarum :

Concert universel des voix, des vents, de l'onde,
Qui fait avec ton nom, France, le tour du monde.

VII

Quant à vous, endurcis dans la rébellion,
Qui ne verrez jamais dans le sacré sillon
Par où le genre humain remonte vers sa source
Qu'un vulgaire canal à coter à la bourse,

Devant l'Esprit de Dieu, qui s'y meut sur les flots,
Inclinez-vous du moins, - et passez vos ballots!

AUSONE DE CHANCEL.

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