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CHAPITRE XIV

LES NOMADES

Part de la nature dans l'histoire des sociétés humaines.

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Difficultés de cette

étude. Excès du fatalisme géographique : exemple de Ritter. La vie nomade est moins une affaire de race que de climat. Nomades des steppes et nomades du désert analogies et différences. La vie du désert développe l'individualité. — Esprit d'indépendance, absence de l'idée de patrie. Faiblesse des liens sociaux : les confédérations touȧreg, le Touat, les Tebous. - Le nomade saharien ne s'accommode d'aucune autorité effective.

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Insuffisance des ressources que procure la vie pastorale au désert. - Lutte du nomade contre la faim. Le pillage admis contre moyen d'existence par toutes les tribus errantes du Sahara. Une razzia au désert itinéraire suivi par les Chaàmba en 1875. - Distances parcourues dans ces expéditions. Tribus qui ne vivent que de pillage. Moeurs qui résultent de cet état de choses. Le ghefara, contrat qui rachète le faible du meurtre et du pillage; universalité de cet usage au Sahara. Un siècle de la vie d'une tribu saharienne histoire des Aoulad-Sliman.

Si l'action de la terre sur l'homme physique n'est pas toujours facile à saisir, celle qu'elle exerce sur son développement social est d'une recherche plus délicate encore. Même au désert, où les conditions d'existence sont relativement simples, combien d'autres éléments ont pu collaborer à l'éducation des peuples qui l'habitent : race, migrations antérieures, civilisations étrangères, religions parfois écloses sous un autre climat! Nulle part le milieu ne détermine à lui seul le caractère et le rôle historique d'un peuple, et il serait tout aussi imprudent d'exagérer son influence, qu'il serait puéril de la nier. Un exemple illustre nous montre combien il y a de péril à vouloir pousser trop loin le fatalisme géographique.

On sait quelle a été l'idée directrice de Ritter. Il croyait

que les continents nous donnent le secret de la fortune diverse des races qui peuplent le monde; il personnifiait ces grandes masses de terre; elles lui apparaissaient comme des êtres gigantesques, qui interviennent puissamment dans la destinée des hommes, ici pour les maintenir presque au niveau de la brute, là pour les élever vers les sommets de l'idéal. En cherchant à définir cette action des continents sur l'humanité, Ritter avait surtout en vue leurs formes extérieures. « La richesse d'un continent en îles et en péninsules prouve qu'il est supérieurement organisé et plus apte à favoriser le développement des sociétés humaines. » Et il partait de là pour dire que nulle part ce développement n'est moins avancé qu'en Afrique, que nulle part l'histoire de l'homme n'apparaît moins dégagée de la terre'.

Sans doute, une grande simplicité de contours peut être un désavantage, lorsqu'elle se complique, comme en Afrique, de l'absence de fleuves navigables; mais est-ce cela qui influe le plus sur les sociétés humaines? Le climat sain ou funeste, le sol riche ou pauvre, la flore et la faune, c'est-à-dire les plantes et les animaux nuisibles ou utiles, n'ont-ils pas à ce point de vue une tout autre importance? C'est l'ensemble de ces conditions, variable d'un pays à l'autre, qui constitue le milieu favorable ou défavorable à l'homme, et non pas l'immense continent lui-même, où diverses régions naturelles se côtoient comme autant de mondes à part. Dans cette Afrique personnifiée à tort comme l'ennemie de toute civilisation humaine, de grands empires débordants de luxe et de richesse ont existé sur les bords du Niger, et le grand sultan Mança-Mouça éclipsait les califes, lorsqu'il allait à travers l'Egypte faire le pèlerinage de la Mecque, suivi d'une

1. «

Die grossen Individuen der Erde. » (Erdkunde, 2e édit., Berlin, 1822, Einleitung, p. 10.)

2. «Die Geschichte des Menschengeschlechts minder vorangeschritten, und von der Erdnatur minder entfesselt, minder frei. » (Erdkunde, tome I. p. 1042.)

armée et d'innombrables trésors'. Le Sahara lui-même, tout déshérité qu'il soit, donne un démenti à la doctrine de Ritter. Il montre à quels résultats peut mener la lutte intelligente de l'homme contre la nature, lorsqu'il trouve dans cette nature les moyens de réagir.

Le Sahara, plus grand et plus aride que le désert australien, renferme cependant des hommes intellectuellement supérieurs. Ce fait ne s'explique pas seulement par une différence de race. L'Australien, entouré d'une flore et d'une faune excessivement pauvres, est resté au bas de l'échelle humaine, voué à l'existence primitive des nomades chasseurs. Le Sahara renferme un animal et une plante d'un prix inestimable le chameau et le dattier. Grâce à eux, l'homme a pu franchir les deux premiers degrés de la civilisation : il est devenu pasteur et agriculteur.

LES NOMADES

Certains auteurs ont fait de la vie nomade une question de races, et ont opposé l'Arabe nomade au Berbère sédentaire. Il est vrai que le nomade ne renonce pas aisément à ses habitudes de vie errante et qu'elles sont devenues pour lui comme une seconde nature; cette existence n'en est pas moins à l'origine une affaire de milieu. Le Berbère, naturellement sédentaire dans les montagnes de l'Atlas, est non moins naturellement nomade, dans les pays qui comportent peu ou point de cultures. Le Zénaga qui erre entre le Sénégal et l'Adrar, le Touareg qui parcourt le Sahara central, l'Ourghamma, qui maraude sur les confins de la Tripolitaine, sont des Berbères. Ces gens qui ne travaillent pas, qui n'ont pas de maison, qui ne s'attachent pas à la terre, sont les frères de ces Kabyles qui ont couronné de villages toutes les crêtes

1. Ibn-Khaldoun, Histoire des Berberes, tome II, p. 113. Abmed-Baba, Chronique du Soudan, Zeitsch. morgenl. Gesellsch., tome IX, p. 525.

de leurs montagnes, et dont le labeur obstiné n'a laissé inculte aucun arpent de leurs vallons. C'est que la Kabylie, avec ses hauts pics où s'accrochent les nuages, ses pentes vertes tapissées de figuiers, ses mille replis d'où monte la rumeur des torrents, est une terre qui sollicite le travail de l'homme, et qu'on ne peut connaître sans l'aimer. Au Sahara, l'immensité des plateaux et des plaines, la rareté de l'eau, souvent insuffisante pour les longs séjours; la dispersion des maigres pâturages qui surgissent au hasard des pluies capricieuses; la présence d'un grand mammifère, capable de les chercher au loin et de s'en nourrir, tout invitait l'homme à l'existence errante des peuples pasteurs.

Il n'est pas aisé de dire l'effet que produit le désert sur l'esprit du nomade. Assurément, l'homme dont la vie entière se passe dans ce cadre solitaire, n'est pas sans en avoir gardé quelque empreinte. La physionomie sombre des Touareg et des Tébou reflète l'indicible tristesse du sol frappé de mort. Peut-être est-ce aussi le désert qui a inspiré au Prophète cette résignation fataliste dont il a imbu l'Islam. La terre dépouillée et sans grâce, l'éternelle monotonie de ces paysages toujours les mêmes, le soleil qui se lève et se couche sur un horizon toujours vide, le ciel radieux qui éclaire le néant, toute cette nature inerte et silencieuse fait descendre dans l'âme un peu de l'impassibilité des choses. Mais ce sont là des impressions plus ou moins confuses, et qu'il est malaisé de définir. L'accord nécessaire entre le nomade et le pays qu'il habite se révèle surtout par les mœurs, les institutions, en un mot le genre de vie qu'il adopte.

Le nomade des steppes ne pense pas, n'agit pas en tout comme le nomade du désert. Ils ont de commun l'intelligence1, l'énergie, les vertus guerrières développées par

1. Les Touareg, les Tédas, les Arabes du Sahara sont généralement très bien doués. On sait combien M. Duveyrier a trouvé d'intelligence, de bon sens, de poésie et d'instruction même, non seulement chez les chefs Azdjér, mais chez les simples guerriers et les femmes. Ce sont les femmes touareg

la vie errante, l'absence de l'idée de patrie. La même convoitise les jette de temps à autre sur les pays de culture et les richesses des sédentaires. Mais d'autre part, que de différences! La vie facile des steppes rapproche les tribus, engendre les multitudes, crée un état social où l'individu se perd dans le fourmillement des foules; c'est le pays des grandes migrations de peuples, des camps qui ressemblent à une armée, des grands troupeaux humains lancés en avant, comme une force aveugle, par la volonté despotique d'un seul. La nature même du Sahara empêche de telles agglomérations d'hommes. Rarement on voit quelques mille chameaux réunis, rarement en dehors des grandes un campement d'une centaine de familles. Plus le désert est pauvre, plus les habitants se dispersent: on rencontre les Touâreg le plus souvent en petit nombre; le Tebou va presque toujours seul. Continuellement aux prises avec les privations et le danger, le nomade saharien est tenu de faire sans cesse preuve d'initiative; il devient donc ingénieux, actif, indépendant, volontaire; en un mot, cette existence pénible et souvent solitaire développe en lui l'individualité.

caravanes

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Aussi nulle part l'activité de l'homme n'est-elle plus libre de tout lien social. Jamais les nomades du Sahara n'ont vécu de la vie d'une nation, jamais ils n'ont voulu

qui ont conservé dans le Sahara central l'usage de cette vieille écriture berbère retrouvée dans les inscriptions antiques des pays de l'Atlas. La souple intelligence et le talent oratoire des Tédas ont frappé Nachtigal d'une véritable surprise. Les Maures même étudient et discutent le Koran sous la tente, et contrastent par leur culture intellectuelle avec les musulmans sédentaires de l'Afrique. (Douls, Bull. Soc. Géog., 1888, p. 459.) C'est d'une tribu arabe de l'Azaouad, au nord de Timbouctou, qu'est issue cette famille remarquable des cherif El-Bakkay qui, par son seul ascendant moral, s'est fait à Timbouctou une situation prépondérante entre les partis rivaux des Touareg et des Peulhs. Voir dans la relation de Barth les dissertations vraiment remarquables du cheikh El-Bakkay sur le mérite respectif des religions mahométane et chrétienne, les superstitions des anciens Arabes et le caractère révélé du Koran (Reisen, IV, p. 477, 523, etc.).

1. Nachtigal, Sahara und Sudan, I. p. 438.

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