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CHAPITRE VII

LE CHANGEMENT DE CLIMAT DANS LES TEMPS HISTORIQUES

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Hypothèse de MM. Duveyrier et Théobald Fischer. — Discussion des preuves données à l'appui : 1o La tradition indigène. 2o Les silex taillés et les ruines impression qui résulte de l'examen des travaux d'art. 3o Les textes anciens et les sculptures rupestres. De la présence du boeuf, du crocodile, de l'éléphant dans le Sahara. Apparition du chameau dans l'histoire de l'Afrique. 40 Preuves géologiques. Leur pauvreté. Preuves et témoignages contraires: Description d'Hérodote. OEufs d'autruche subfossiles.

servation des ruines.

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État de con

Originalité de

la flore saharienne. Impossibilité de concevoir la raison d'un changement de climat aux temps historiques. Sécheresse croissante de tous les déserts.

Lenteur de cette évolution.

Le Sahara est peut-être le désert où l'évaporation a laissé le plus de traces. Nulle part les lacs solidifiés, les berges à nu, les coulées vides, ne disent avec autant d'éloquence ce que ces pays ont été jadis, et ce qu'ils sont devenus. Combien de temps a-t-il fallu au climat pour faire toutes ces ruines? A les voir se dessiner si nettes dans la lumière crue, on dirait qu'elles sont d'hier. Les nomades qui les parcourent ont subi cette impression. Volontiers ils racontent que ces rivières mortes « coulaient autrefois à pleins bords au milieu d'un pays plus fertile que le Tell et couvert de grands arbres». Même aux endroits où l'Européen ne voit qu'une série de bas-fonds et de dunes, les Chaâmba reconnaissent l'Igharghar. Est-ce tradition d'un fait précis, ou sûr instinct hydrographique?

S'il faut en croire certains auteurs, le désert est de date récente. « Depuis les temps historiques, écrit M. Duveyrier3,

1. Largeau, Voyage a Ghadames, B. S. G., 1875, II, p. 509.

2. B. S. G., 1876, II, p. 133.

un changement climatérique complet a eu lieu dans toute l'étendue du Sahara, au moins sous le rapport de la quantité des pluies. A l'époque où les crocodiles chassaient dans les ondes de l'Igharghar, qui n'est plus qu'une vallée desséchée, où un naturaliste africain, le roi Juba, faisait déposer et conserver vivant, dans le temple d'Isis à Cherchel, un de ces reptiles, capturé dans un lac de la Berbérie, à l'époque où le bœuf était la bête de somme par excellence des Garamantes, sur la route commerciale du Fezzân aux pays haousa, l'éléphant trouvait indubitablement un milieu qui lui convenait dans l'Adrar, comme dans le bassin du Dra'a. » M. Largeau', M. de Tchihatchef se sont ralliés à cette manière de voir. En Allemagne, M. Theobald Fischer a soutenu avec conviction la même thèse. On connaît les conclusions de ses savantes études sur le climat méditerranéen: la stérilité croissante de l'Orient lui semble l'œuvre de l'homme; mais au sud du trente-quatrième parallèle, un changement de climat depuis l'antiquité est selon lui de toute évidence3.

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Pour qu'un fait de ce genre paraisse scientifiquement établi, deux choses sont nécessaires. Il faut d'abord qu'on produise des témoignages dignes de foi ou des raisons appuyées sur des faits certains. Il faut aussi que ce fait ne soit pas en contradiction avec d'autres témoignages ou d'autres faits certains. S'il ne satisfait pas à la première condition, nous pouvons ne pas l'admettre; s'il ne remplit pas la seconde, nous devons le contester.

Les arguments produits à l'appui de l'hypothèse qui nous occupe peuvent se classer ainsi : 1o les dires des indigènes ; 2o la découverte de silex taillés et de ruines en des endroits aujourd'hui déserts; 3o la présence supposée, aux temps antiques, de grands animaux dont l'existence implique un climat

1. Le pays de Rirha, Paris, 1879, p. 71.

2. The deserts of Africa and Asia, Proceed., 1882, p. 634.

3. Lässt sich mit zwingender Kraft nachweisen (ouv. cité, p. 42).

humide; 4o certains faits géologiques, tels que la disparition de fleuves et de sources connus dans l'antiquité.

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La tradition indigène. Écartons en quelques mots le témoignage des indigènes. Les histoires de forêts ombreuses et de grands fleuves coulant à ciel ouvert font partie de ces visions d'oasis paradisiaques, auxquelles se complait l'esprit de gens qui luttent contre le soleil et la soif. Si on leur demande de préciser leurs dires, on ne trouve qu'incertitude et contradiction. Ils se souviennent que l'Igharghar a coulé, disent-ils; mais, comme le remarque le colonel Flatters, ils ne sont même pas d'accord pour savoir dans quel sens ». Dans le désert libyque, ils parlent avec emphase d'un bahr-bela-ma, d'un grand fleuve sans eau, et un géologue autrichien a écrit de confiance que « les cailloux roulés des ouâdi libyques rappellent éloquemment les fleuves d'autrefois ». Sept ans plus tard, la mission Rohlfs, malgré des recherches minutieuses, n'a trouvé en fait de bahr-bela-ma que des creux sans importance, dans lesquels jamais rivière n'a coulé 3. On voit quel crédit mérite la tradition saharienne.

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Les silex taillés et les ruines. L'argument archéologique est plus spécieux. Des pierres taillées de main d'homme, haches, pointes de flèche et de lance, se trouvent par milliers à la surface du désert. La mission transsaharienne d'El Goléa en a recueilli sur tout son parcours *, on en signale également dans les dunes de l'Erg, en pays touareg, dans le désert arabique, au Sahara occidental 3. On les a rencontrés là où l'on s'y attendait le moins, en pleines

1. Journ. de route, p. 8.

2. O. Fraas, Aus dem Orient, Stuttgard, 1867, p. 215.

3. Zittel, Ueber den geol. Bau, etc., p. 16.

4. « On n'a pour ainsi dire qu'à se baisser pour en ramasser » (Dr. Weisgerber, Notes sur quelques monuments archéol. du Sahara, Revue d'Ethnog., 1885, p. 422 et suiv.

5. Docum. relat. miss. Flatlers, p. 241, 256. Tademayt. Zittel, Ueber den geol. Bau, p. 22.

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Foureau, Une mission au Lenz, Timbouctou, II, p. 76.

dunes du désert libyque . Ce n'est pas tout. Des ruines romaines et byzantines, tombeaux, routes, villages, châteaux, se voient dans le sud de la Tripolitaine, en pays aujourd'hui désert. D'autres ruines, éparses dans le Hodna et sur divers points du versant sud de l'Atlas, attestent la prospérité passée de populations romaines dans des districts qui ne pourraient plus les nourrir. « Il semble donc avéré, dit M. Fischer, que le Sahara est devenu seulement à une époque récente un désert inhospitalier✦

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A notre sens, cette conclusion est singulièrement hasardée. Les silex taillés ne sont pas des documents chronologiques. Qui nous dit qu'ils ne sont pas d'une époque préhistorique, comme en Europe? Nous n'en savons rien, mais il suffit qu'ils puissent l'être pour que l'argument soit sans valeur. Quant aux ruines, de quoi s'agit-il en somme? De la lisière du Sahara. Qu'on lise Barth et les autres voyageurs qui sont allés en Tripolitaine : les monuments, les châteaux, les restes d'habitations antiques ne dépassent pas au sud les gorges du Djebel. Où sont les traces de culture et de popu

lations nombreuses dans le désert lui-même ? Un seul tombeau, souvenir laissé au bord d'une route, a été vu par Rohlfs sur le grand Plateau Rouge. On trouve bien çà et là les ruines d'une ou deux villes, conime Sedrata, dans le Sud algérien, ou Djerma, au Fezzàn. Mais combien de cités subsistent sous un climat désertique, gràce à l'emploi de moyens artificiels! C'est encore le cas de bien des villes de la Perse. Téhéran n'existerait pas sans un réseau compliqué de conduites, qui lui amènent l'eau de la montagne. Il est même des villes, créations du commerce, qui s'élèvent

1. Zittel, ouv. cité, p. 45.

2. Barth, I, p. 112, 125. Rohlfs, Quer durch Afrika, I, 110, etc.

3. Payen. Ann. Soc. archéo!. Constantine. VIII.

algérien, p. 148.

4. Studien über das Klima, etc., p. 44.

Daumas, Le Sahara

5 Des silex taillés, trouvés près de Thèbes, étaient ensevelis dans des graviers quaternaires (de Quatrefages, Introduction à l'étude des races humaines, Paris, 1889, p. 81).

autour d'un puits, en plein désert. Telle est Araouân, véritable enfer au milieu de grandes dunes, dans un entonnoir où l'on ne voit que le sable jaune, sans un arbre, sans une herbe à l'entour. Lorsque ces maisons seront un jour tombées en ruines, sera-ce une raison de dire que ce pays n'était pas un désert? Et sur la lisière même, les anciens n'ont-ils pas dù venir partout en aide à la nature? En Marmarique, en Tripolitaine, partout des barrages, des canaux, des citernes prouvent que les colons n'y ont vécu qu'à force de travaux d'art. Dans le sud de la Tunisie, la mission archéologique de M. Saladin a rendu ce fait plus manifeste encore. Voici les conclusions de son minutieux rapport : « Cette région *, qui a toujours été aride, n'a été habitée que par des nomades ou de rares habitants sédentaires... Les villages, très rares, n'ont été fondés qu'aux points où l'eau pouvait être captée au moyen d'aqueducs . » Sur le versant saharien de l'Aurès, on voit de même les aqueducs descendre les ravins de la montagne et se perdre dans les plaines du sud . Il n'y avait point là de grandes villes. Ces canaux servaient à irriguer les champs. Il fallait donc chercher au loin dans la montagne l'eau qu'on ne trouvait pas dans la plaine.

Ainsi les anciens paraissent avoir tout mis en œuvre pour utiliser jusqu'à la dernière goutte des pluies. Qu'est-ce à dire, sinon quelles étaient déjà irrégulières et parcimonieuses? Si donc l'aspect de ces contrées n'est plus le mème.

1. Lenz. Timbouctou, II, p. 90.

2. Pacho, Voyage dans la Marmarique, etc., p. 45, 54, 56. — Barth, Reisen, I, passim.

3. Rapport sur la mission faite en Tunisie de novembre 1882 à avril 1883, Arch. miss. scient., 1887, XIII, p. 219.

4. C'est-à-dire le pays situé au sud de la ligne Sousse-Kairouân-Sbeïtla. 5 Souvent au prix des plus grands efforts. Pour capter une source à Aïn Mhrota les Romains ont creusé dans le roc un tunnel de 15 mètres de long sur 2 mètres de hauteur, et bâti trois ponts pour leur aqueduc. (Ibid., p. 43.)

6. Dans le Djebel Chechar, les canaux de dérivation des Romains sont encore visibles en maint endroit » (Masqueray, Rev. Afr., 1878, p. 35). V. aussi Cosson, B. S. G., 1880, I, p. 45.

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