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l'hiver, ou seulement une crue descendue de l'Atlas, et cette croûte saline se dissout, s'affaisse, se sépare en cristaux à demi solides, comme une neige à demi fondue. Elle se reforme lorsque l'eau a disparu de la surface.

Souvent aussi l'évaporation et le débit de la nappe souterraine se balancent, et le chott est dans un état d'humidité permanente. Ce n'est plus alors le sol dur que cache la croûte blanchâtre, mais des masses de boue salée et molle. Les grands chotts tunisiens ont été de tout temps de ces fondrières à réputation sinistre, et l'on trouve dans les auteurs arabes l'écho de la terreur qu'ils inspiraient. « A droite et à gauche de la route, écrivait le cheikh El-Tidjâni au xive siècle', le terrain mou ne garde plus la trace des pas.... Si un homme vient à s'enliser dans le chott, les parties du sol qui ont cédé se rapprochent, et la surface redevient ce qu'elle était avant. Dans le Melrhirh, les sebkhas d'Ouargla, de Siouah et du Fezzân2, on rencontre aussi de ces étendues dangereuses où l'on mène les chameaux par la bride dans le sentier étroit que marquent des tiges de palmes, car tout ce qui s'écarte de la piste risque de s'engloutir. Le bas-fond qui renferme les oasis d'Aoudjila et de Djalo est tout entier un terrain de sebkha mi-desséchée, mi-recouverte d'une mince croûte tremblante; le sol est tellement imprégné de sel, que tous les puits de Djàlo et presque tous ceux d'Aoudjila contiennent une eau amère qu'il est impossible de boire Ce n'est pas la moins curieuse conséquence du climat saharien, que l'existence de ces fondrières sèches en apparence, où l'on peut disparaître comme dans les sables fluides des grèves.

Il est une forme de chott plus singulière encore. Ce n'est

1. Voyage dans la Régence de Tunis, trad. Rousseau, Journ. Asiatique, 1852, II, p. 196.

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2. Duveyrier, art. cité, p. 489. - Roche, Rev. scient., 1880, II, p. 506. M. von Beurmann, Mittheil., Ergänz. II, p. 76. Rohlfs, Drei Monate in der libyschen Wüste, p. 189.

3. Rohlfs, Von Tripolis nach Alexandrien, II,

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p. 45-48.

pas de la boue, mais de l'eau limpide qu'on trouve quelquefois sous la croûte de sel. S'il faut en croire Charles Tissot et le commandant Roudaire, il y a au milieu du chott El Djerid «< un véritable lac souterrain1», coupé par des seuils qui soutiennent la croûte supérieure. La description de Tissot est à citer presque tout entière: « Une croûte saline dure et transparente comme du verre de bouteille, et résonnant à certains endroits sous les pieds de nos montures... Un puits béant, dont l'ouverture nous montre une eau verte et profonde, nous permet de nous rendre compte de ce singulier terrain; la croûte sur laquelle nous cheminons n'a qu'une épaisseur de quelques pouces et recouvre un abîme que nous essayons en vain de sonder. Un sac à balles, qui nous sert de sonde, disparaît avec toutes les cordes que nous ajustons bout à bout, sans que nous en trouvions le fond. Des crevasses semblables s'ouvrent de distance en distance et forment en quelque sorte les regards de la nappe souterraine qui s'étend sous nos pas2. » Voilà certes un lac peu ordinaire, et il n'est pas étonnant que le récit de Tissot ait rencontré des sceptiques. « Quel étrange lac, écrit M. Pomel3, et quelle croûte plus singulière encore! Il n'est pas facile de comprendre pourquoi le sel aurait contrevenu ici à la loi qui partout oblige à se précipiter au fond des bassins la cristallisation des liquides sursaturés; pourquoi encore les vases et les sables auraient surnagé à la surface comme de l'écume, au lieu d'obéir à la pesanteur pour tomber au fond de l'eau. » Comme il arrive souvent pour deux opinions contraires, la vérité est sans doute entre les deux. La bonne foi de Tissot est indiscutable. Il a vu, cela est certain, de l'eau cachée sous les dalles salines. D'ailleurs, il n'est pas le seul. Le fait a été observé par Rohlfs et Nachtigal dans les fosses de Bilma au Kaouar. « Le sel, dit Nachtigal, cristallise à la sur

1. Roudaire, Rapport, Arch. des Missions, 1877, p. 36-46.

2. Géographie comparée de la prov. rom. d'Afrique, I, p. 123-4. 3. Revue Scient., 1877, II, p. 435.

face de l'eau, et forme avec la poussière et le sable que le vent amène, une croûte blanchâtre ou grisâtre, selon la proportion du sel... Dans les endroits abrités, l'eau se couvre, en été, d'une mince couche de sel très pur, tout à fait semblable à une couche de glace'. »

« Cette eau est si salée, écrit de son côté M. Rohlfs, qu'en quelques jours l'évaporation intense fait naître à la surface une croûte épaisse de plusieurs pouces, qu'on brise et dont on pèche les morceaux. Le sel recouvre ici la surface de l'eau comme ferait une couche de glace... La cristallisation est si rapide, que ces fosses restreintes fournissent de sel une grande partie du Soudan3. » Du reste on se procure du sel pur de la même manière dans certaines régions du Djérid. « Les indigènes creusent dans toutes les directions des tranchées de 4,50 de profondeur, que l'eau remplit aussitôt par infiltration, et à la surface desquelles le sel cristallise rapidement3. » Ces témoignages sont concluants: il faut bien admettre que le sel peut se former à la surface de l'eau sous l'évaporation intense du désert. Mais de là à supposer un lac entier caché sous la croûte saline, il y a loin. Qu'on trouve çà et là une nappe d'eau sous le chott, rien de moins étonnant, rien de plus naturel même, puisqu'il est sans cesse alimenté par les nappes souterraines de l'Atlas. Mais Tissot a pu se faire illusion sur l'étendue de l'abime qu'il a sondé. Ici comme ailleurs, il est probable que les boues salées dominent. Tissot lui-même mentionne des crevasses où il n'y avait que quatre à cinq pieds d'eau sur du sable mouvant. Les terres d'alluvion doivent même tenir une assez grande place: comment expliquer autrement les nombreux puits et sources par lesquels l'eau douce affleure au milieu du chott?

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1. Sahara und Sudan, I, p. 536-7.

2. Quer durch Afrika, I, p, 249.

3. Baraban, A travers la Tunisie, p. 110.

4. Ouv. cit., p. 124.

5. Tissot, ibid., p. 126.

Quoi qu'il en soit, c'est l'évaporation qui a créé les scbkhas et les chotts. C'est elle qui a accumulé dans les creux du Sahara des quantités de sel qui se chiffrent par millions de tonnes. A de si grands effets on cherche une grande cause, et il n'est pas étonnant qu'on ait d'abord songé à la mer. Mais une mer même n'eût pas, en s'évaporant, déposé des couches de sel aussi puissantes. Il a fallu que, durant des siècles, des nappes d'eau saumâtre soient venues s'offrir à l'évaporation qui les concentrait, pendant que les crues d'orage lavaient les terrains de la surface, puis mouraient dans les bas-fonds en y laissant leurs sels.

Les fleuves morts, les lacs amers et les chotts du Sahara sont ainsi les conséquences inévitables de son climat. Aussi les retrouve-t-on avec les mêmes caractères partout où s'est créé un désert. De blanches nappes de sel émaillent les plateaux de l'Iran jusqu'à plus de 4 000 pieds d'altitude'; le désert de Loût a son fleuve desséché, le Khouss, tranchée profonde, qui de mémoire d'homme n'a pas été remplie2. Les marais du Zaïdam sont couverts par endroits d'une croûte de sel dure et polie comme la glace. On dit que dans l'Ala-Chân, les dalles salines ont plus d'un mètre d'épaisseur. Les rivières qui descendent vers le Kalahari s'égrènent en cordons de mares saumàtres comme les oued qui sortent de l'Atlas. Les Ma-Kari-Kari ou bassins fermés de cette partie de l'Afrique sont des sebkha inondées une fois par an en moyenne, et le reste du temps couvertes de sel. Le lac Torrens et le lac Eyre ne sont autre chose que de grands chotts australiens. « Je trouvai, dit Eyre en parlant du lac Torrens, le fond du lac entièrement revêtu d'une couche de sel resplendissante. Elle cédait

1. Tietze, Zur Théorie der Entstehung der Salzsleppen, Jahrb. geol. Reichsanstalt, Wien, 1877, p. 345.

2. Khanikof, Mémoire cité, p. 406.

3. Prjewalski, Reisen in der Mongolei, p. 385, 230.

4. Burchell, Reise in das Innere von Süt-Afrika, II, p. 28 et suiv. Livingstone, Missionary Travels and Researches, p. 62, 78.

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sous nos pas et cachait une boue molle; nous dûmes renoncer à pénétrer plus avant . » Le fleuve Mohave, qui descend à l'est des montagnes californiennes, finit comme un fleuve saharien. Une cuvette d'argile dont les blanches masses de sel tranchent violemment sur les rocs noirs qui l'entourent, tel est l'endroit sinistre où le fleuve est allé mourir. Dans tout le désert de Colorado, l'eau courante s'évapore ainsi. Elle y produit les alkali-flats, petites cuvettes qui sont tantôt lisses et dures, lorsque l'argile y domine, tantôt pulvérulentes ou molles, à force d'être chargées de sel3.

1. Mittheil., 1860, p. 291.

2. Lnt. Wheeler's Exped., Mittheil., 1875, p. 336.

3. Wheeler's Report, etc., III, Geology, p. 64.

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