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Nous avons dit déjà, en entrant dans le palais, qu'un côté de la ruelle du Derb aboutissait à Dar ou en-Noun, domaine patrimonial d'El-Hadj Ahmed. Nous aurions pu pénétrer dans cette maison par la porte de communication qui existe dans un angle de la cour des orangers; mais nous avons dû réserver sa description, afin de ne pas trop égarer le visiteur dans ce labyrinthe de logements. Dar oum en-Noun, aujourd'hui hôtel de la subdivision, est précédée d'une skifa ou vestibule orné de jolies colonnettes en marbre, qui reposent à droite et à gauche sur des bancs maçonnés, comme on en voit à l'entrée des belles maisons d'Alger. Ce vestibule des habitations mauresques servait de salon de réception pour tous les visiteurs étrangers à la famille, qui, par conséquent, n'étaient pas admis à pénétrer dans la cour intérieure, exclusivement réservée aux femmes. Une porte massive et garnie de ferraille donne entrée sur cette cour, autour de laquelle existe une double rangée d'arcades superposées. Cette maison est de dimension ordinaire. Plusieurs chambres ouvrent sur les galeries du rez-dechaussée et du premier étage. Quoique très-propre avec son dallage et ses colonnes en marbre, elle n'offre pas ce luxe éblouissant que l'on remarque dans le reste du palais.

C'est là que logeait autrefois El-Hadja Rekïa, mère d'El-Hadj Ahmed. Douée d'une intelligence et d'une activité peu communes, c'était elle qui avait en quelque sorte l'intendance du palais, et réglait les nombreuses dépenses que nécessitait l'entretien de tout le personnel féminin du sérail de son fils. Autour d'elle vivaient les quatre femmes légitimes du bey, nommées:

Aïchouch, fille d'El-Hadj Abd es-Selam el-Mokrani ;
Metmacera, des Oulad ben Gana;
Guermia, fille de Debah,

et Khedoudja bent El-Khoudja.

Je ne cite que les dernières, c'est-à-dire celles qu'emmena le bey en évacuant Constantine, quelque temps avant la prise de la ville. Il en avait eu d'autres qui moururent ou furent divorcées précédemment, mais leur nombre ne s'éleva jamais au delà de quatre, conformément aux prescriptions du Coran. L'existence des femmes légitimes était la même que celle de leurs rivales, les concubines du sérail. Tout ce qui s'élève au-dessus des sens, tout ce qui est du domaine de l'intelligence et de la pensée avait été étouffé chez elles au profit des instincts matériels. Leur seule occupation était de se parer, de se faire belles, pour obtenir les faveurs et les préférences du maître. Ces préférences faisaient naître parfois dans ce troupeau de femmes de violents sentiments de jalousie et de haine, que les circonstances particulières de la vie du sérail, de l'oisivelé surtout, contribuaient à développer et à étendre.

V.

Maintenant que j'ai achevé de donner une idée générale du plan et de la distribution du palais, je n'ai plus qu'à ajouter quelques dernières réflexions.

Un reproche que l'on est en droit d'adresser aux architectes de ce ravissant édifice, qui peut rivaliser d'élégance avec tout ce qui, en ce genre, existe en Algérie, c'est de

ne pas lui avoir donné plus de solidité. Comment se faitil, en effet, qu'on ait négligé cette partie importante de sa construction? Moins d'un demi - siècle à peine a suffi pour lui imprimer un caractère qui semble le faire remonter à une époque bien plus ancienne?

Sa construction, nous l'avons dit, fut aussi prompte que la pensée du maître; ses murs surgirent comme par enchantement, et il en résulta que, par négligence ou par imprévoyance, les ouvriers bâtirent sans fondations. Constantine, nous avons pu l'observer nous-même, ne se ressentit que légèrement des tremblements de terre de 1856, qui causèrent tant de désastres sur le littoral de la province, surtout à Djidjeli. Dans le palais cependant, de nombreuses lézardes se déclarèrent; quelques colonnes perdirent leur aplomb et inspirèrent des craintes sérieuses. Les ogives qui ornent l'ancien kiosque du bey se disloquèrent, menaçant de s'affaisser, si une nouvelle secousse les eût ébranlées. On dut étayer ce pavillon à l'aide d'un fort éperon en maçonnerie et de barres de fer solidement scellées, pour empêcher l'écartement des murs latéraux. On s'aperçut alors, par hasard, qu'il n'existait pas de fondations et que le kiosque reposait sur des substructions mouvantes. On creusa en sous-œuvre, et ce n'est qu'à cinq mètres de profondeur que l'on trouva de vieux murs romains en pierres de grand appareil, sur lesquels on put élever de nouvelles fondations.

En 1861 et 1862, des travaux de la même nature ont été entrepris. A l'aide de puits creusés dans le jardin des orangers, on a fait des fondations à la grande galerie à triple rangée de colonnes sur laquelle ouvrent le kiosque et la salle dite dos conférences. Une partie de cette ga

lerie, construite sur un caveau, reposait sur des poutrelles rongées par l'humidité, dont l'affaissement aurait infailliblement entraîné la chute de tout ce côté de l'édifice. Du'reste, pendant les travaux exécutés en 1865 pour abaisser le niveau de la place, on a pu se convaincre, en déchaussant la façade du palais pour y faire des trottoirs, que tous ces murs étaient d'une solidité problématique. Des taches noires accusent, en outre, la trace d'infiltrations très-nuisibles qui les minent lentement. D'un autre côté, les combles et la toiture elle-même auraient besoin d'être refaits et considérablement allégés.

Le palais a eu besoin jusqu'ici de soins permanents, el malgré tous ceux que l'on a mis, avec le plus grand zèle, à le préserver d'une ruine plus ou moins prochaine, son manque de solidité nous fait craindre encore pour sa conservation.

Cet édifice terminé d'hier, qui présente tant d'éléments propres à faire connaître le plan et les détails de l'architecture algérienne, mériterait d'être classé au nombre des monuments historiques. On ne se bornerait pas alors à réparer périodiquement les dégradations qui se déclarent, mais, par des travaux de suite et d'ensemble, entrepris sur une vaste échelle, on lui donnerait plus de solidité.

En signalant ces vices, nous croyons en avoir démontré la cause; toutefois, nous avons encore quelques observations à présenter. L'architecte à qui serait confiée la mission de diriger ces grands travaux devrait faire entière. abstraction de ses goûts, de son individualité, et sacrifier, en un mot, la tendance que l'on a généralement de vouloir innover, ce qui, toujours et inévitablement, altère le caractère primitif d'un monument. Cependant, pour

que cette œuvre de restauration et, en même temps, d'ernbellissement, fût complète, il faudrait saisir cette occasionpour abattre les maisons branlantes et minées par les infiltrations souterraines qui composent actuellement sa façade sur la place.

Il est dommage, en effet, que ce délicieux édifice soit déshonoré par ces grands murs sans caractère. Il conviendrait donc de les faire disparaître, pour qu'ils ne masquent plus les portiques intérieurs et les massifs de verdure qui ornent les jardins.

Si mon idée recevait son accomplissement, on pourrait élever sur le premier plan une allée d'arcades marquées au sceau du même style, c'est-à-dire dans le genre de celles qui se voient à Alger, devant la mosquée de la rue de la Marine. Au-dessus de ces arcades, régnerait une grande terrasse ornementée à la manière orientale.

A droite et à gauche seraient deux pavillons, l'un pour le logement d'un concierge et l'autre servant de poste à la garde d'honneur du général commandant la province. Des marches monumentales donneraient au palais une physionomie grandiose; il n'en serait dès lors que plus élégant et toujours digne de l'attention et de l'admiration du voyageur.

Constantine, mars 1867.

L. FÉRAUD,

Interprète de l'armée.

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