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grand nombre de malades et les y fit rester jusqu'au complet assainissement des hôpitaux provisoires.

De la cour de l'État-Major, nous suivons une galerie. qui entoure le grand jardin. Le haut du mur latéral est couvert de peintures originales qui méritent notre attention.

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On raconte à leur sujet, disent les voyageurs, une anecdote qui prouve qu'avec de la bonne volonté, de la patience - et des coups de fouet, -on peut arriver à tout. El-Hadj Ahmed bey, trouvant les murs de son palais d'une couleur trop monotone, et voulant égayer ses yeux par des allégories ou des symboles qui rappelassent sa toute-puissance, fit venir l'intendant général de sa maison et de ses menus plaisirs, et lui ordonna de faire peindre à fresque toutes les murailles intérieures de ses cours.

» L'intendant reçut l'ordre sans murmurer, mais l'exécution lui en parut impraticable, attendu qu'il ne se trouvait pas à Constantine un seul artiste indigène capable de répondre au désir du bey. Une idée lumineuse jaillit du cerveau de l'intendant au moment où le désespoir allait s'emparer de lui: il se rappela qu'un chien de chrétien gémissait depuis deux ans dans une des prisons de la ville. Il le fit venir, lui donna' couleurs, brosses et pinceaux, et après lui avoir expliqué ce que désirait le bey, i ordonna au Raphaël improvisé de se mettre à l'œuvre sans désemparer.

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Mais Votre Seigneurie se trompe, lui dit avec effroi le malheureux prisonnier; je n'ai jamais peint ni dessiné de ma vie ; je suis cordonnier de mon état, et je n'ai jamais manié d'autre instrument que l'alène et le tranchet.

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1 - Tu vas te mettre à peindre, répondit l'intendant à toutes ses observations. Demain matin, je reviendrai voir ton ouvrage, et si je ne suis pas content, je te ferai administrer vingt-cinq coups de fouet. Si, au contraire, tu exécutes mes ordres, je te promets ta liberté.

» Le pauvre cordonnier passa les deux premiers jours entre les larmes et les coups de fouet, sans toucher aux brosses et aux couleurs.

» Cependant, le troisième jour, la réflexion lui vint avec les coups de fouet. Il se mit à brosser sur les murs des images représentant des bateaux, des arbres, des canons, comme en ferait un enfant à l'école quand il dessine des bonshommes. Il enlumina tout cela à sa manière, et il attendit la visite de l'intendant dans une anxiété horrible, craignant qu'il ne s'avisât de doubler la dose. des coups de fouet, pour le punir de s'être permis une aussi mauvaise plaisanterie. L'intendant parut émerveillé. Des encouragements furent donnés à l'artiste, qui bientôt. eut terminé son œuvre et reçut pour prix sa liberté qu'il avait si bien gagnée.

» On ajoute que le bey disait à ses familiers: « Ce chien de chrétien voulait me tromper, mais je savais bien que tous les Français étaient peintres. »

Certes, voilà une histoire qui mérite à plus d'un titre l'application du proverbe italien Se non è vero, è ben trovato. Mais il sera curieux, pour le lecteur, de comparer ce récit, où la fantaisie tient la plus large place, avec les renseignements que m'ont fournis quelques-uns des artistes indigènes qui ont exécuté ces peintures.

Quand les travaux de construction furent assez avancés pour permettre de s'occuper de l'ornementation des murs,

le bey fit réunir tous les peintres de la localité et leur en confia le soin. Plusieurs individus, parmi lesquels quelques-uns vivent encore, se mirent à l'œuvre et peignirent à fresque ces rosaces aux couleurs éclatantes, ces pots à fleurs fantastiques et les autres bariolages étranges que nous voyons sur les murailles des galeries et des appartements du palais. Pour l'exactitude des faits, nous devons ajouter qu'ils ne furent que les grossiers imitateurs de certaines peintures à fresque qui existaient déjà sur les murs d'une chambre de la maison du khalifa où se trouve actuellement le Trésor. Ces peintures, assez médiocres, du reste, avaient été faites en 1793, par un des ouvriers que Salah bey fit venir pour construire le pont d'El-Kantara, qui s'est écroulé il y a quelques années (1). Ces premiers travaux d'embellissement étaient déjà en voie d'exécution, quand arriva à Constantine un indigène originaire d'Alger, qui revenait d'Égypte, où il avait servi d'apprenti auprès d'un peintre décorateur en renom. Le nouveau venu, nommé El-Hadj Ioussef, offrit ses services au bey et lui proposa de reproduire sur les murs de son palais la vue des villes qu'il avait visitées pendant son pèlerinage, depuis Alger jusqu'à la Mecque. Le bey, enchanté de cette proposition, donna carrière au talent du peintre; et on peut constater, en effet, que l'imagination la plus libre dirigea ses œuvres. C'est donc à cet indigène, et non au cordonnier européen inventé par les touristes, que l'on doit ces images burlesques de villes et de forteresses armées de plusieurs étages de canons impossibles, ces citadelles pavoisées de drapeaux plus

(1) Ce pont fut construit par des ouvriers européens, sous la direction de Don Bartolomeo, architecte de Mahon.

grands que la citadelle elle-même; ces vaisseaux, ces tartanes, ces bombardes de toute forme, dont les moindres détails de cordages, d'ancres et de voiles sont rendus avec une scrupuleuse exactitude; enfin, ces oiseaux fantastiques et ces arbres indescriptibles couverts de fruits jaune serin ou rouge écarlate.

En 1860, toutes ces peintures étaient déjà considérablement abîmées par suite de l'humidité. Il eût été imprudent de confier leur restauration à des ouvriers européens, qui, inévitablement, eussent voulu les perfectionner, et par cela même leur ôter le cachet essentiellement original qui les distingue. On eut donc le bon esprit de confier cette besogne à deux indigènes que la notoriété publique nous signalait comme ayant contribué aux premiers embellissements du palais : les nommés Barar et Si Ioussef.

Rien de plus primitif que leurs travaux, ainsi que les ustensiles qu'ils employaient pour les exécuter. Quelques barbes de plumes liées au bout d'un roseau leur servaient de pinceau, et une demi-douzaine de tasses à café posées sur un réchaud (fourneau en terre) contenaient, sans cesse à l'état liquide, les couleurs à la colle dont ils avaient besoin. J'ai suivi avec intérêt les travaux de nos artistes, qui, perchés sur l'échafaudage, conservaient ce sérieux imperturbable du maâllem indigène, qui, ayant conscience de sa valeur, est le premier admirateur de ses œuvres. Bien souvent je les ai surpris se servant de leurs doigts en guise de pinceau pour arrêter une ligne, ou bien, à l'aide d'une éponge trempée tout simplement dans la tasse à couleur, tamponnant le feuillage trop fané des arbres pour lui redonner du ton.

Quand on pénètre dans l'intérieur du palais, ces peintures se présentent dans l'ordre suivant :

Le premier tableau a pour sujet la ville d'Alger, bâtie en amphithéâtre et dominée par la Kasbah. Les murs d'enceinte sont garnis de clochetons entre lesquels apparaissent des canons verts, à volée rouge, entourés de nuages de fumée. Le phare, bordj el-fenar, est armé de cinq étages de canons; partout sont des drapeaux rouges gigantesques.

Dans le port on voit des vaisseaux à la voile, puis des chaloupes portant d'énormes et grotesques canons montés sur roues. On voit aussi des boulets se croisant dans l'espace, que l'on prendrait volontiers pour autant de pains à cacheter collés sur le mur. Devant le port, arrivent d'autres vaisseaux à pavillon et à flamme blanche, ce qui nous fait supposer que la compósition du tableau doit avoir eu pour objet de représenter l'attaque d'Alger par notre escadre, en 1830.

Vient ensuite une vue de Constantine, dont un des côtés est orné d'une série d'arceaux représentant l'ancien pont d'El-Kantara, sous lequel coule le Roumel. Un grand nombre de minarets se détachent complaisamment comme autant de tuyaux d'orgue au-dessus de la ville. Les noms, écrits avec soin à côté de chacun d'eux, indiquent à quelle mosquée ils appartiennent.

Tunis, la Goulette et Tripoli sont entourés de jardins et de vergers. Alexandrie et le Caire sont défendus par de nombreuses batteries entremêlées de coupoles, de minarets et de tombeaux de marabouts. Candie, Rhodes sont peuplées de vaisseaux et de moulins à vent tracés au compas, et sur lesquels, pour éviter toute erreur de la

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