Images de page
PDF
ePub

Nous retrouvâmes une grande partie des objets qu'un an auparavant nous avions abandonnés au Mansoura au moment de notre retraite. C'étaient des couteaux portant l'écusson des armes de France, des chandeliers, voire. même des bougies, une batterie de cuisine et du linge de table qui avaient appartenu à S. A. R. le duc de Nemours. » Dans d'autres parties du beylik, on trouva de grands flacons remplis de sulfate de quinine, hermétiquement fermés, et dont le bey faisait probablement fort peu de cas. On découvrit aussi des caisses qui avaient appartenu au payeur de l'armée, des débris de voitures que nous avions abandonnées, et nous fûmes fort surpris de retrouver les roues de ces voitures ajustées à des affùts de canons placés en batterie sur les remparts de la ville. Ces trouvailles éveillèrent en nous de pénibles souvenirs.

> Une chambre du palais était remplie de toiles de coton imprimées, à l'usage des femmes du harem. Parmi ces étoffes, on découvrit un morceau de drap blanc où était tracé en gros caractères le nom de M. Cunin-Gridaine, fabricant à Sédan. Je proposai au général Valée d'utiliser une partie de ces percales en les faisant confectionner en chemises pour nos malades, par les esclaves que le bey nous avait laissées. Ma proposition fut approuvée et mise immédiatement à exécution; mais les femmes d'Ahmed, habituées à une vie de mollesse et de sommeil, savaient à peine coudre et n'avaient ni dés, ni aiguilles.

> Je me fournis d'aiguilles et de dés auprès des soldats. qui gardaient le palais; je donnai pour chefs ouvrières aux esclaves deux cantinières, et je parvins bientôt à envoyer plusieurs centaines de chemises à nos blessés, qui, pour la plupart, n'en avaient pas.

» Dans les premiers jours, les femmes d'Ahmed s'exécu taient de bonne grâce; mais ces dés, qui avaient servi à des carabiniers, n'allaient pas aux mains de ces cantinières improvisées, et pour pouvoir coudre, elles furent obligées d'envelopper de linge leurs petits doigts. Ces occupations parurent d'abord les distraire; elles se plaisaient surtout à faire remarquer leurs mains potelées et mignonnes, dont le travail n'avait pas altéré la forme et la blancheur. Bientôt pourtant la couture les ennuya, et elles se couchèrent, en alléguant pour prétexte qu'elles avaient mal à la tête, qu'elles étaient malades, et quand je leur répondis que j'étais médecin, elles n'en continuèrent pas moins à jouer la comédie et à me présenter le bras, pour prouver qu'elles avaient la fièvre. Toubib, merida, médecin, me disaient-elles d'un ton lamentable, je suis malade. Cette disposition maladive persista jusqu'à la vue du sabre dont les cantinières crurent devoir s'armer pour les effrayer.

» Quelques jours après l'arrivée du prince au palais, Aïcha eut la courtoisie de lui envoyer des mets de couscoussou qu'elle avait fait préparer au harem. Aïcha nous envoya aussi plusieurs fois du café préparé à la manière des indigènes. Des ordres sévères furent donnés pour faire respecter les femmes du harem. Pour un grand nombre, ces ordres étaient à peu près inutiles, car la plupart se trouvaient naturellement défendues par une laideur repoussante; les négresses surtout étaient hideuses. L'une d'elles eût été digne, par sa carrure monstrueuse, de figurer dans un cabinet d'histoire naturelle: ses bras étaient de vrais poteaux, et tout son corps était taillé bien plutôt sur le patron de l'hippopotame que sur celui de la race humaine.

> Tandis qu'on prenait dans le palais une foule de précautions pour empêcher qu'une communication pût s'établir du dehors avec les femmes renfermées dans le harem; tandis que, par une discrétion bien rare chez des vainqueurs, on remettait le soir toutes les clés à la belle Aïcha, afin qu'elle pût fermer les portes du sérail sur elle-même, celle-ci profitait de la sécurité qu'elle nous devait, pour travailler sans relâche, aidée de ses compagnes, à faire une brèche dans un mur de clôture, afin d'arriver dans la rue et de communiquer avec des musulmans. On s'aperçut de la brèche, et déjà l'on cherchait les coupables dans l'armée, quand les indigènes vinrent nous détromper et nous annoncer qu'un grand nombre de femmes avaient pris la fuite, grâce au trou pratiqué dans le mur, et s'étaient retirées chez des habitants de la ville.

› Le général Valée ne savait quel parti prendre à l'égard de ces femmes, qui, toutes, demandaient leur liberté. Accéder à ce désir, les abandonner ainsi et sans asile, ç'eût été les exposer à la brutalité de nos soldats. Le général eut l'idée de les remettre sous la sauvegarde du muphti, qui, après avoir refusé d'abord, finit par consentir à les recevoir chez lui. Deux d'entre elles, qui étaient de Constantinople, où elles avaient leurs parents, s'adressèrent au prince, afin qu'il eût pitié d'elles et qu'il les fit conduire à Bône, où elles pourraient s'embarquer pour leur ancienne patrie. Ces deux femmes, nommées Gueltsoum et Guermia, avaient tout au plus 15 à 16 ans; elles étaient jolies, et le son de leur voix était d'une douceur ineffable. Il fut impossible de résister à leurs prières. > Quant aux femmes qui se retirèrent chez le muphti,

elles n'ont probablement pas dù s'applaudir beaucoup de la chute de leur ancien maître; car, dès leur arrivée, le muphti commença par les dépouiller de tous les bijoux qu'elles avaient emportés et qui appartenaient au bey. Je crois bien que, trafiquant de ces esclaves comme d'un vil troupeau, le prêtre musulman les aura vendues par la suite à quelque chef de tribu (1). »

Autour de la cour dite de l'État-Major, sont plusieurs grandes chambres. Celle où travaillent les secrétaires était un logement de femmes. Les bureaux du chef d'état-major et de ses officiers, ainsi que celui du directeur des affaires arabes, dont les fenêtres ouvrent sur la rue Caraman, ne formaient autrefois que deux vastes pièces que le bey s'était réservées, et dans lesquelles il habitait quelquefois en hiver. C'était la monotone répétition des autres logements. Le bureau des officiers attachés à la direction des affaires arabes était également une habitation de femmes. Il a été le théâtre d'un fait qui prouve à quelles extrémités se portait El-Hadj Ahmed, quand il était aveuglé par ses instincts sanguinaires.

Plusieurs femmes réunies dans cette chambre étaient à la recherche d'un sujet d'amusement qui égayât leur solitude. L'une d'elles, découvrant par hasard une pipe, s'affubla à la hâte d'un turban pyramidal, et immédiatement commença la mascarade la plus bouffonne, et surtout la plus inoffensive: elles jouaient au bey. Celle qui remplissait le principal rôle, assise sur des piles de coussins et sa pipe à la bouche, imitait avec un sérieux des plus grotesques la voix et les gestes du maître; autour d'elle, attifées d'une manière non moins burlesque, siégeaient

(1) Docteur Baudens.

des conseillers, des cadis et des gens de loi. De temps en temps, un chaouch féminin amenait de prétendus criminels devant ce tribunal improvisé, et sur un signe du bey en jupons, on faisait des distributions de bastonnade.

Mais, au milieu de leurs jeux innocents, les pauvres femmes oublièrent la règle sévère du lieu où elles se trouvaient, et leur gaieté devint si bruyante, qu'elle éveilla le Cerbère rébarbatif. A ce bruit inusité, El-Hadj Ahmed s'avança à pas de loup vers l'appartement d'où partaient les éclats de rire à travers les fenêtres il vit ce qui se passait et comprit bien vite que l'on s'amusait à ses dépens. Tout autre aurait ri de la plaisanterie; lui, au contraire, entra comme la foudre au milieu de ses esclaves, et arrachant de son trône la malheureuse qui présidait à la mascarade, la livra aux mains de l'eunuque dont la conscience était adaptée à toutes les volontés du maître. Par raffinement de cruauté, il lui fit d'abord coudre les lèvres pour avoir osé y porter le bout de sa pipe, puis il ordonna de la conduire cette nuit même au delà du Koudiat-Ati, où on l'enterra après l'avoir égorgée.

Les chambres que nous venons de parcourir ont servi un instant d'hôpital en 1839. Le duc d'Orléans, visitant les établissements militaires de Constantine, trouva les hôpitaux dans un état déplorable. Une partie des bâtiments qui leur étaient affectés tombait en ruines. La concentration des troupes ayant fait évacuer sur Constantine les malades, qui, dans cette année désastreuse, étaient près de quatre fois aussi nombreux que dans les années précédentes, les hommes, trop pressés et presque entassés partout, manquaient d'air. Le prince, vivement ému de l'état des choses, fit transporter dans le palais un

« PrécédentContinuer »