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El-Hadj Ahmed m'envoya d'abord à Tunis chez un Juif nommé Dalouïa, qui me remit une somme d'argent assez considérable et me fit embarquer sur un bâtiment italien en partance pour Livourne. Dans cette ville, j'étais adressé à un autre juif parent du précédent.

» Je commençai par acheter, à un boucher, trois énormes dogues destinés à la garde du harem pendant la nuit. Ces dogues me coûtèrent 300 fr. l'un.

» Un jour que je me promenais dans les rues de Livourne, je vis un malheureux cul-de-jatte dans une petite voiture traînée par des chiens; l'idée me vint de faire l'acquisition de ce véhicule pour la fille du bey; il me fut cédé, en effet, au prix de mille francs. Dans la même intention, j'achetai encore un chien sur lequel on mettait une petite selle et qui avait été dressé à servir de monture à un enfant. Je fis l'emplette d'un nombre considérable de joujoux, de poupées, de boîtes à musique, de petits miroirs et d'objets de toilette pour les femmes.

» De Livourne, je me rendis en France. Là encore, je fis une provision de foulards, de pièces d'étoffe pour robes et chemises. J'achetai aussi une grande lunette d'approche que le bey m'avait recommandé de lui procurer pour s'en servir pendant ses expéditions dans le pays.

» Je me rembarquai à Livourne avec tout mon matériel, et je revins à Constantine après une absence de cinq mois. » El-Hadj Ahmed fut très-satisfait de toutes les curiosités que je lui rapportais. La petite voiture pour sa fille lui causa surtout une joie extrême. »

L'apparition de ce carrosse en miniature, raconte Aicha (1), fut tout un événement dans le harem, où les

(1) M. F. Mornand,

nouveautés étaient rares. Les femmes, toutes joyeuses, se disputaient le plaisir de prendre place pour la promenade dans ce singulier coach-and-four, comme on dirait au delà de la Manche. Ahmed, dans ses boutades de jovialité, se divertissait même à y faire monter quelque personnage bien grave, tel que son ministre Ben Aïça ou son khalifa Hamelaoui, lesquels n'osaient refuser, et il riait aux larmes de la plaisante figure que faisait l'austère bach-hamba, ou le général à barbe grise, emporté à toute bride par les quatre molosses dans un équipage d'enfant.

A côté de la salle des trophées se voit un petit salon orné de deux jolies colonnes torses, restauré tout récemment, et qui sert de salle de jeu les jours de réception.

Nous passons ensuite sur une galerie, à peu près carrée, entourée de balustres en bois, découpés à jour et peints avec cette variété de nuances que les Orientaux savent si bien agencer pour le charme des yeux. Nous avons fermé, par un vitrage en verres de couleur, cette galerie qui surmonte et orne la partie supérieure du kiosque du bey. C'est encore un belvédère d'où l'on peut embrasser d'un seul regard une partie des jardins et des péristyles intérieurs. Le plafond, en bois de cèdre peint et sculpté, est soutenu par plusieurs colonnes d'une légéreté remarquable, entre lesquelles sont suspendues de grandes lanternes. Cette partie du palais, à laquelle nous avons donné le nom de salon d'été, est entourée de divans et d'une douzaine de gros vases à fleurs en marbre qui datent encore du temps du bey, Nous y trouvons aussi différents meubles qui rappellent l'époque de la puissance d'El-Hadj Ahmed. C'est d'abord un immense fauteuil, genre Louis XV, en bois doré, recouvert d'un cuir jadis

rouge, et dont le fond est tellement vaste, que le bey pouvait s'y asseoir aisément les jambes croisées à la turque. C'est l'ancien koursi ou trône d'El-Hadj Ahmed. Il était placé sur une estrade dans la mahakma, ou salle d'audience dans laquelle le souverain réglait les affaires de l'État et rendait la justice. Quatre chaises, également en bois doré et du même style, accompagnent le trône: c'étaient les siéges des hauts dignitaires qui assistaient le bey les jours de grande réception. En faisant la description de la mahakma, qui se trouvait aussi dans l'intérieur du palais, nous entrerons dans quelques détails sur ces cérémonies officielles.

Du salon d'été nous nous retrouvons sur la galerie circulaire du premier étage et nous passons dans les appartements affectés au logement particulier des généraux. Ce logement formait autrefois plusieurs chambres qui ont été réparées et aménagées avec soin. Le petit salon, dans lequel on pénètre d'abord, est garni de portes et de volets de fenêtres d'une ornementation extrêmement remarquable. A côté, se trouvent une chambre à coucher et un cabinet de toilette. Leur ameublement est tout européen; nous n'avons donc aucune raison pour le décrire. Nous ajouterons, cependant, que ce logement a été habité à différentes époques par des hôtes illustres de passage à Constantine:

En 1861, par S. A. I. le prince Napoléon et la princesse Clotilde;

En 1862, par le duc de Brabant, aujourd'hui roi des Belges, Léopold II;

Et en 1865, par S. M. l'Empereur Napoléon III.

A l'extrémité de la galerie se trouve encore une chambre dont les fenêtres ouvrent sur la place du Palais. C'est là qu'est mort, en 1859, le général de division Gastu, commandant alors la province de Constantine. La partic de la galerie qui se trouve du côté de la place s'appuie contre le grand mur d'enceinte. Au lieu de chambres, il n'y a ici qu'une série de fausses fenêtres garnies de boiseries, servant d'armoires dans lesquelles le bey serrait des effets. Sur l'autre partie latérale, en faisant le tour de la galerie, nous passons devant plusieurs chambres que nous désignons encore par les noms de chambre bleue, verte ou rouge, qu'elles portaient déjà du temps du bey. C'étaient autant de logements que les favorites d'El-Hadj Ahmed habitaient en été. Les aménagements intérieurs de toutes les chambres que nous avons visitées ne satisfont pas complétement à toutes les convenances et aux besoins. matériels de la vie européenne. Leur seul avantage est d'être frais en été et chauds en hiver; mais, d'un autre côté, toutes ces portes ouvrant sur une mêine galerie sont parfois fort incommodes.

Avant de quitter le pavillon dit du général, jettons un dernier regard sur le jardin des orangers. Au milieu se trouve la vasque retirée de la galerie qui s'étend devant. le kiosque; tout autour sont des arbustes couverts de fleurs, des massifs de verdure et enfin des orangers.

Ce jardin est à peu près carré : il a 20 mètres d'un côté et 18 de l'autre. Le péristyle qui l'entoure présente huit arcades sur sept.

Des banksia, des vignes vierges et des volubilis grimpent en lianes serrées, s'enlacent autour des colonnes du cloître, tapissent les ouvertures des arcades d'un luxuriant

rideau de verdure, n'y laissant pénétrer que quelques rayons de soleil. Sur l'emplacement occupé actuellement par la vasque, il y avait autrefois un petit pavillon en bois, entouré de rosiers et de jasmins, dans lequel le bey allait s'asseoir et fumer pendant les soirées d'été. A ce moment de la journée, les femmes du harem, parées de leurs plus beaux atours, venaient passer l'une après l'autre devant leur maître. Elles devaient baisser les yeux et tenir leurs mains croisées sur la poitrine, dans l'attitude la plus modeste. Dès que le bey avait choisi la favorite du moment, il l'appelait et lui remettait, non pas son mouchoir, comme dans les contes orientaux, mais sa pipe, qu'elle devait rapporter elle-même, quelques instants après, dans la chambre du bey.

Une de ces femmes se trouvant un soir indisposée, ne put répondre à la faveur que lui faisait son maître. Impatienté d'attendre, El-Hadj Ahmed se rendit alors chez elle, et, malgré ses excuses et ses larmes, il la poignarda dans un accès de fureur. En la frappant, il ne cessait de répéter Tiens, chienne fille de chienne, voilà ce que tu mérites!

En une autre circonstance, pendant le défilé des femmes, l'une d'elles commit l'imprudence bien légère de cueillir une orange. El-Hadj Ahmed eut la barbarie de lui faire clouer la main au pied de l'arbre.

Comme dans les châteaux féodaux, le palais avait aussi ses oubliettes au souvenir lugubre. Leur entrée se voit dans le jardin que nous visitons. C'est un long souterrain bas et étroit, sur lequel on a construit une galerie. Il servait à serrer différents objets, et plus particulièrement de prison aux femmes dont le bey était mécontent.

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