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Que je suis heureuse! Et moi, ne pourrais-je pas

le voir aussi ?

- C'est impossible, et si vous tenez à ce que votre frère vive, vous lui écrirez pour l'avertir de ne plus m'offenser par l'indiscrète demande qu'il m'a adressée ce matin.

En vain Aïcha supplia le bey, au nom de cette providence qui semblait prendre par la main les deux orphelins de Chio pour les réunir après une si longue et si cruelle séparation, de lui permettre de serrer dans ses bras, ne fut-ce qu'une fois, le seul parent, le seul ami qu'elle eût au monde. Toutes ses supplications échouèrent, moins encore contre la dureté de cœur que contre la jalousie effrénée d'El-Hadj Ahmed.

Cependant le jeune homme n'avait pas renoncé à l'espérance de voir sa sœur et ne cessait de harceler imprudemment le bey, pour que celui-ci le laissât pénétrer auprès d'Aïcha. Outré du refus obstiné qui accueillait une si légitime demande, il se laissa un jour emporter au point d'élever la voix en présence de son redoutable beau-frère, et de lui reprocher hardiment l'abus qu'il faisait de sa puissance. Pour toute réponse, El-Hadj Ahmed appela un chaouch et lui ordonna de trancher la tête du pauvre Agostino, ce qui fut exécuté à l'instant même (1).

Il n'était pas une seule de ses femmes qui ne ressentit les effets et ne portât souvent les marques de sa sauvage brutalité. Sa mère elle-même, qui lui avait donné tant de preuves de dévouement et de tendresse, sa mère, dis-je, fut un jour frappée rudement par ce frénétique, au mo

(1) M. F. Mornand.

ment où elle s'efforçait de sauver la vie d'un coupable. Ce malheureux, condamné à mort, avait échappé aux chaouchs qui le conduisaient au supplice et apercevant la mère du bey, il s'était réfugié près d'elle. Saisissant le bord de ses vêtements, il la supplia de le prendre sous sa protection et s'attacha à elle comme le naufragé à la planche de salut.

A cette vue, les chaouchs, qui le suivaient de près, s'arrêtèrent saisis de respect. Mais El-Hadj Ahmed qui accourait sur leurs pas, s'avança vers sa mère et voulut lui arracher le condamné. La fille des Ben Ganâ, émue par les larmes de cet infortunè, intercéda d'abord pour lui; puis, voyant que ses prières étaient inutiles, elle lui dit de s'agenouiller derrière elle, et lui fit un rempart de son corps. Furieux de cette résistance, El-Hadj Ahmed se jeta comme une bête fauve sur celle qui l'avait nourri, la frappa à coups redoublés et la dégageant violemment de l'étreinte du condamné, prouva à celui-ci, en le livrant aux chaouchs, que nul asile n'était inviolable pour ceux qui avaient encouru sa colère.

Trois négresses, qui gémissaient de leur réclusion au harem, ayant été accusées de faire des voeux pour la mort d'El-Hadj Ahmed, événement qui, seul, en effet, pouvait leur rendre la liberté, celui-ci les punit de ce crime mental de la façon la plus horrible: il les fit saisir, garrotter el amener en sa présence, tira son sabre et les coupa littéralement en morceaux.

Il avait si bien la conscience de la haine qu'il inspirait, que si, par hasard, il surprenait deux de ses femmes causant ensemble à la dérobée, il leur enjoignait de se séparer sur le champ.

« Qu'avez-vous à dire tout bas?- s'écriait-il avec humeur; du mal de moi, sans doute. Oh! je sais que vous me détestez; mais, croyez-moi, retenez vos langues de vipères, ou je vous les arracherai. »

La porte par laquelle nous entrons dans l'escalier qui doit nous conduire à l'étage supérieur est encadrée par des montants et un tympan en marbre. Les marches de l'escalier sont également en marbre. On arrive d'abord sur un palier en face duquel se trouve la porte des cuisines actuelles du palais. Ces cuisines sont installées dans une maison qui faisait partie des dépendances de Dar oum en-Noun, patrimoine d'El-Hadj Ahmed bey; elle n'a rien qui se prête à la description: la cour, véritable puits où l'air pénètre avec difficulté, est très-étroite et entourée de deux étages d'arcades. Du palier dont nous venons de parler l'escalier de marbre tourne brusquement à droite et atteint la galerie du premier étage, fidèle répétition du cloître qui existe au rez-de-chaussée. Seulement, ici les colonnades sont plus sveltes, et, par suite, les arcades plus légères. Autour du péristyle et à hauteur d'appui règne une balustrade en bois peint. Le sol est en marbre et en faïences de couleur. La principale des galeries, celle qui fait face à l'escalier, est fermée par un vitrage que nous y avons placé nous-mêmes. Au fond, dans la partie la plus apparente, se voit une grande plaque de marbre scellée depuis peu et sur laquelle on lit cette inscription commémorative, gravée en lettres

d'or:

1865

VOYAGE EN ALGÉRIE

DE S. M. L'EMPEREUR NAPOLÉON III

L'Empereur a habité ce palais les 28, 29 mai,
3 et 4 juin.

Sur cette galerie, se trouvait autrefois l'entrée de plusieurs chambres. On a abattu les anciens murs de séparation, et on est parvenu ainsi à faire deux vastes pièces carrées. L'une d'elles sert de salle à manger, avec office y attenant, et l'autre de salon officiel de réception. Les jours de grande fête, on ôte les portes de communication et on improvise de cette manière deux pièces spacieuses où peut se presser la foule des danseurs.

Dans le grand salon, on voit une immense glace de Venise, surmontée de trumeaux en bois doré, que le bey fit venir avec beaucoup de peine d'Italie. Puis on remarque un très-beau portrait en pied de l'Empereur, par Wintherhalter, donné par S. M. à l'hôtel de la division.

Par l'une des portes latérales du grand salon de réception nous pénétrons maintenant dans la salle dite des Trophées. Celle-ci a une physionomie toute particulière qui séduit au premier aspect. Trois colonnes de marbre minces et cannelées en spirale se dressent avec élégance,

servant de supports aux ais du plafond, auxquels sont suspendues des lanternes coloriées d'un fort joli modèle, ainsi que deux lustres avec girandoles en verroterie dans le goût italien, qui datent du temps du bey. Dans le milieu de la longueur de la pièce, on voit un koubou entouré de divans. A droite et à gauche de cette alcôve, existent deux portes dont les panneaux sont recouverts en entier par de grandes glaces enserrées dans une boiserie garnie d'enluminures. La porte de droite donne dans un petit cabinet; celle qui lui fait pendant ouvre dans un autre petit salon que nous visiterons tout-à-l'heure. Trois fenêtres prennent jour sur une galerie, une autre sur un jardin, et enfin au fond existe un balcon, sorte de belveder, d'où le visiteur peut contempler à loisir les jardins et l'ensemble du péristyle de la cour dite de l'État-Major.

Les murs latéraux de la salle des Trophées sont couverts de grandes rosaces aux couleurs éclatantes; des faïences vernies garnissent le sol et lambrissent une partie de la muraille entre chaque fenêtre. Celles-ci sont garnies de volets à double ventail, revêtus de miroirs à l'intérieur et de ravissantes arabesques en cèdre du côté opposé. Ces arabesques sont d'un haut intérêt comme œuvre de sculture. On dirait des festons ou des découpures appliquées sur une surface unie; ce sont autant de lianes s'enroulant avec symétrie et d'un goût de dessin parfait.

On voit encore dans cette chambre, qui était autrefois le logement de Fathma, fille du bey, un échantillon fort curieux de l'ancien mobilier : c'est une applique pour bougies, ayant la forme d'un coquetier, que l'on surmontait d'un œuf d'autruche. Cette applique est en bronze doré, avec trois branches auxquelles on plaçait les bougies.

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