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pieds à Constantine. Elle fut conduite en Kabilie, où elle ne tarda pas à mourir de misère.

Un Génois, nommé Schiaffino, qui faisait à Bône un grand commerce d'exportation de grains, fut ensuite mandé à Constantine et chargé d'acheter, en Italie, les marbres et tout ce qui était nécessaire pour décorer une maison fastueuse.

Dès que tous ces objets eurent été débarqués à Bône, le bey mit à la disposition de Schiaffino les hommes et les mulets nécessaires pour leur transport.

Les colonnes et autres pièces de marbre étaient soigneusement emballées dans des caisses, auxquelles on adapta de longues perches formant comme une sorte de brancard que portaient des mulets. La crainte de mécontenter le bey était telle, que des populations entières marchèrent avec ce convoi, applanissant les passages difficiles, soutenant les charges pour éviter les cahots, et maintenant à une allure régulière la marche des mulets. Chose remarquable, c'est que, malgré la maladresse habituelle des indigènes, leur manque d'ensemble dans les moindres opérations, tous les matériaux parvinrent intacts à Constantine. Il n'y avait, à cette époque, aucune route tracée entre Bône et cette ville, et les indigènes ne disposaient d'autres moyens de transport que le dos des mulets ou des chameaux ; on doit juger par là de la difficulté que présentait une semblable opération, à travers un pays souvent montueux et d'une quarantaine de lieues de parcours. Il est vrai que de nombreux cavaliers surveillaient le convoi, cheminant à petites journées, et que la moindre négligence de la part des muletiers était punie à coups de bâton, avec la perspective d'encourir, en

arrivant, une punition encore plus sévère de la part

du bey.

Schiaffino demanda des grains en paiement de ses fournitures ces grains furent en effet livrés et embarqués à Bône pour Livourne.

Des ouvriers indigènes mirent immédiatement la main à l'œuvre, et, déjà, le péristyle qui entoure le jardin des orangers était presque achevé, quand le bey apprit que les habitants de Constantine, en tête desquels se trouvaient les propriétaires expropriés, avaient adressé une plainte au Pacha d'Alger.

Ses envahissements au détriment de ses voisins, la dure corvée exigée pour le transport des matériaux et l'énorme quantité de grains livrée à Schiaffino, peutêtre même encore gratuitement, pour payer ses fournitures, avaient justement ému la population et soulevé dans les esprits une excitation qui se manifestait par une protestation énergique.

Husseïn Pacha ne tarda pas à adresser un blâme sévère au bey de Constantine, afin de prévenir désormais de pareils attentats; El-Hadj-Ahmed répondit qu'il avait indemnisé les propriétaires dépossédés, en leur donnant de l'argent et même d'autres immeubles en échange; mais qu'il ferait droit à leurs plaintes, en leur restituant leurs biens. Le pacha accueillit cette justification, et la construction du palais projeté en resta lå.

Mais El-Hadj-Ahmed bey, dont le caractère altier n'entendait souffrir dans sa province d'autre volonté que la sienne, conçut le plus vif ressentiment contre les plaignants et les poursuivit de sa haine. Considérant son projet comme ajourné sculement, il se promit bien

de prendre sa revanche et de leur faire, un jour, payer chèrement cette sorte d'insulte publique faite à son amour-propre.

En effet, une réaction terrible ne devait pas tarder à s produire. Nous avons vu qu'après la prise d'Alger, en 1830, El-Hadj-Ahmed, devenu maître absolu de la province, prit le titre de pacha. Animé plus que jamais de cette volonté qui ne connaît point d'obstacles, et usant alors d'un pouvoir sans contrôle et sans limites, il ne recula devant aucune considération pour réparer rapidement le temps perdu, et poursuivre avec une nouvelle vigueur sa manie de construire : il y revint avec une ardeur d'autant plus grande qu'il en avait fait une question d'amour-propre.

« Vous n'avez pas accepté les offres que je vous avais faites pour vous indemniser, dit-il, à ses voisins ; vous avez même eu la hardiesse de réclamer auprès du pacha; aujourd'hui, je suis le maître absolu et je m'approprie vos maisons malgré vous! »

La lutte était désormais impossible; le fort triomphait du faible, il fallait déguerpir sans délai, se résigner et plier devant les caprices du despote. Immédiatement il rassembla des ouvriers, et, sans le moindre scrupule de conscience, fit démolir toutes les maisons qui entouraient son jardin, tant celles qui étaient propriétés particulières que celles constituées habous ou biens religieux des mosquées. Il s'empara de cette manière de 28 maisons, de 4 boutiques et d'un atelier de tisserand.

Ces actes isolés de violence, ces expropriations pour cause d'utilité personnelle, n'étaient que le prélude d'un autre système de spoliation encore plus barbare dont il sera bientôt parlé.

Quand les principales maisons eurent été rasées, el qu'il eut fait place nette, d'immenses travaux s'entreprirent aussitôt sur toute leur étendue, et ce palais que nous admirons aujourd'hui, dont la construction par des indigènes, eut certainement demandé les efforts de plusieurs générations, s'éleva comme par enchantement et se forma de toutes pièces, à l'aide de corvées de toute

nature.

Les architectes du pays déployèrent le luxe le plus exquis de l'art oriental et toutes les richesses de leur imagination. Le kaïd ed-Dar-el-Bedjaouï, chargé spécialement de faire exécuter les conceptions de son maître, avait recruté les ouvriers qui, à Constantine ou dans le reste de la province, jouissaient d'une certaine réputation d'habileté. El-Hadj-el-Djabri, maçon de la ville, ainsi qu'un Kabile nommé el-Khettabi, qui, pendant longtemps, avaient exercé leur profession à Alexandrie et à Tunis, eurent la haute direction des travaux de leur art; les peintres, les menuisiers, charpentiers et autres étaient également des ouvriers indigènes. On fit seulement venir de Tunis quelques Juifs, qui se chargerent de placer les carreaux de vitre, les glaces et la plupart des ouvrages de ferblanterie. Il est donc inexact que le palais ait été construit par des ouvriers italiens ainsi que l'ont écrit quelques voyageurs mal renseignés.

Les plâtriers, chauffourniers et briquetiers des environs furent mis à contribution. Les jardiniers du Hamma durent également fournir les roseaux nécessaires pour recouvrir les toitures. Quant aux planches et aux poutres, on les fit apporter des forêts de la Kabilie orientale et

si son règne se fut prolongé quelques années de plus, il aurait, dans son énivrement du despotisme, envahi la moitié de la ville, pour faire de nouvelles additions à son palais, et aurait arraché à l'autre moitié tout ce qui pouvait assouvir ses caprices. Il est difficile, en effet, en présence de cette rapacité instinctive, de déterminer quelle est l'extension qu'il aurait donnée à son habitation, car il bravait toutes les lois humaines, sans plus s'en soucier que si ces lois n'eussent jamais existé.

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Quelques individus, mais en petit nombre, çurent en argent la valeur de leurs maisons, ou bien, en échange, le don d'autres immeubles qu'El-Hadj Ahmed avait fait mettre sous le séquestre depuis qu'il portait le titre de pacha.

Plusieurs familles importantes du pays, telles que les Oulad Kara Ali, les Oulad Braham bey et autres, mises dans la nécessité de s'expatrier pour s'affranchir du despotisme sanguinaire d'El-Hadj-Ahmed, se réfugièrent à Alger, sous notre protection. Il n'en fallut pas davantage pour favoriser les spoliations, leur trouver un prétexte qui les légitimât en quelque sorte. Nous avons vu quelques pièces authentiques constatant ce fait et renfermant un passage conçu en ces termes :

Un tel étant allé habiter parmi les Français, nos ennemis, ses propriétés ont été confisquées et nous donnons tel de leurs immeubles à tel autre individu, afin de l'indemniser de la maison que nous lui avons prise pour l'agrandissement de notre palais. (1) »

(1) Le nommé El-Hadj-Mohammed-Zemouri, ancien trésorier (khaznadji) du bey, m'a envoyé de Bône, où il s'est fixé, le renseignement suivant :

« Je ne pourrais vous préciser la somme d'argent qui a été dépensée pour la construction du palais; mais je puis affirmer qu'il a coûté fort cher. Je ne

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