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qu'alors terre musulmane. Ils n'allaient pas tarder à acquérir la maîtrise dans la Méditerranée occidentale; ils devaient même entreprendre la conquête des ports de la côte berbère. En 1148, leur action méthodique se terminait par la prise de Mahdîya, d'où s'enfuyait le dernier prince Zîrîde.

Les trois périodes de ce chapitre d'histoire. Pendant les 250 ans d'histoire que je viens d'esquisser, on pourrait en somme distinguer trois périodes: la première comprendrait les soixantequatre ans de gouvernement fàtimite; la seconde, d'une durée. de quatre-vingt-cinq ans, s'étendrait du départ du Khalife fâtimide pour le Caire jusqu'à l'invasion hilâlienne; la troisième serait occupée par la décadence des dynasties Canhâja; elle nous montrerait l'exode de ces royautés déchues, de l'intérieur du pays vers la côte et se terminerait à la prise de Mahdîya. Elle compterait environ quatre-vingt-dix ans. Les œuvres représentant ces trois périodes sont médiocrement abondantes et très inégalement réparties. Cette indigence relative de nos documents s'explique, soit par la situation des princes, souvent peu favorable à l'activité artistique, soit par la multiplicité des révolutions qui en ont fait disparaître les traces.

en

Les Fâtimides. Caractère de leur activité architecturale. Les Fâtimides, dont le gouvernement et les fondations Egypte ont fait l'objet d'importantes études, nous sont mal connus pendant la période ifriqyenne de leur histoire. Nous manquons de moyens d'information à leur sujet et les informateurs sont suspects. Dans l'orthodoxe Ifrîqya, on ne s'est guère soucié de conserver le souvenir de ces hérétiques, ni d'entretenir les monuments qu'ils avaient laissés. Le nom même des Kolâma, leurs premiers auxiliaires de la Petite-Kabylie, est devenu une injure dans leur propre pays. Les chroniqueurs nous parlent des persécutions par lesquelles plusieurs successeurs du Mahdî s'effor cèrent d'imposer leur abominable doctrine et ils nous donnent les preuves d'une fiscalité qui ne dut pas leur gagner les cœurs. Toute proportion gardée, et en tenant compte de la durée plus réduite de leur gouvernement, on croit pouvoir affirmer que leur temps fut moins favorable à l'art que l'époque aghlabite. Sans faire profession d'ascétisme, les Fâtimides paraissent avoir eu des allures beaucoup plus simples que leurs prédécesseurs,

tout au moins au début et dans la vie privée. Il y a loin, semble-t-il, des grands seigneurs Aghlabides, fastueux et dépensiers, dont la cour est un reflet de celle de Baghdâd, à ces Khalifes dont l'élévation est l'œuvre de Berbères incultes et qui ne restent en Ifriqya qu'avec l'espoir d'en sortir. On a l'impression que leur luxe tout extérieur est moins la manifestation d'un goût que l'effet d'un calcul, et qu'il entre dans le plan d'une politique. De même qu'Aboû'l-Qâsim, fils du Mahdî, fait, pour accroître son prestige, porter au-dessus de sa tête un parasol enrichi de pierreries, usage inconnu jusqu'alors en Berbérie', de même et pour des raisons analogues Ismâ'îl el-Mançoûr construit Çabra ou Mançoûriya. Mahdîya, où s'était fixé le Mahdî après un séjour de quelques années à Raqqâda, apparaît surtout comme une ville forte, un refuge. Bien que le Mahdî et son fils y eussent chacun un palais, on ne nous parle guère que du port, de l'arsenal, des remparts et des portes qui constituaient de remarquables défenses. Mais Mançoûriya fut tout autre. Sa fondation fut décidée par El-Mançoûr en 947, au lendemain de la révolte du Khârejite Aboû Yazîd, à laquelle les Kairouanais s'étaient associés et où la puissance fâtimite avait manqué sombrer. Elle s'éleva aux portes mêmes de Kairouan; elle eut des palais de dimensions imposantes; mais elle ne fut pas seulement une ville de plaisance, comme la Raqqâda des Aghlabides; on voulut en faire une cité commerçante, la rivale triomphante de Kairouan, que l'on dépouilla pour l'enrichir. Par l'ordre des Khalifes El-Mançoûr et El-Mo'izz, les bazars de Kairouan furent transportés à Mançoûriya 3, et elle absorba tout le trafic de la vieille ville. « On raconte, dit El-Bekrî, qu'on percevait chaque jour, à une seule de ses portes, 26.000 dirhems pour droits d'entrée », soit de 10 à 15.000 francs. Désir de frapper les esprits par une création grandiose, volonté d'appauvrir et d'humilier une population hostile, besoin de s'assurer des ressources pour les entreprises futures, il semble qu'il y ait bien

1 Nous savons de plus que le Fatimide El-Mo'izz, le dernier qui ait résidé en Ifriqya, se coiffait de la couronne. Ibn Abi Dinår (El-Kairouânî), tr. Pellissier et Rémusat, p. 109.

2 Bayan, I, 227, tr. I, 318.

3 La mesure prise par le Fatimide El-Mançoûr (Bayân, tr. I, 318) est renouvelée par le Fâtimide El-Mo'izz (Bekrî, tr. p. 58) et de nouveau par le Ziride Badis en 405/1014. (Bayân, tr. I, 387.)

de tout cela dans l'oeuvre architecturale la plus importante des Fàtimides.

Les Canhaja Benî Zîrî. L'opulence sous El-Mo'izz. Nous connaissons mieux les princes Çanhâja, qui gouvernèrent le pays au nom des successeurs du Mahdi. Leurs destinées politiques et leur vie privée nous sont plus accessibles. Nous suivons sans trop de peine les étapes de leur élévation et de leur décadence, d'Achir à Kairouan et à la Qal'a, de Kairouan et de la Qal'a à Mahdîya et à Bougie. Achîr elle-même commence à nous être connue. Elle s'élevait aux confins de l'empire fâtimite, dans les monts du Titterî, qui bordent les hautes plaines au Sud d'Alger. Un champ de ruines couronnant les escarpements d'un plateau incliné marque bien la place de la ville décrite par El-Bekri. L'exode de cette citadelle vers Kairouan ou mieux vers Mançoùriya s'accompagna, pour les Çanhaja Benî Zîrî, d'une évolution notable des mœurs. Les ancêtres sont des chefs de bandes rudes et violents; leurs fils sont des sultans cultivés. Au bout de trois générations, la métamorphose est complète. Représentants du Khalife, ils ont conscience de leur dignité et se croient tenus de faire étalage de leur opulence. Même après les désastres qui les ont accablés, ils conserveront l'habitude du geste magnifique. « On raconte, dit Ibn el-Athîr. que le prince Temîm paya aux Arabes qui s'étaient emparés de Qanata, fort d'importance médiocre qui lui appartenait, douze milles dînârs, qu'ensuite il le détruisit; et comme on lui faisait remarquer que c'était là du gaspillage: « Non, répondit-il, c'est de la grandeur1».

Les ressources que leur fournissait l'Ifriqya leur permettaient ces largesses. Il semble bien que le pays était, dans la première moitié du x1° siècle, plus riche qu'il ne l'avait été depuis longtemps. Les renseignements fournis par El-Bekrî nous montrent une agriculture florissante. Si nous l'en croyons, chaque jour, plus de mille chameaux emportaient les blés de Béja, et l'on embarquait au port de Sfax de l'huile à destination de l'Egypte, du Maghreb, de la Sicile et de l'Europe. Outre les produits de ces terroirs fameux, l'énumération du géographe nous prouve

1 Ibn el-Athir, éd. Tornberg, t. X, p. 110, Ir. Fagnan, (Annales du Maghreb et de l'Espagne), p. 488.

que des régions maintenant stériles portaient encore des vergers; elle nous apprend que des cultures comme le coton ou la canne à sucre n'étaient pas inconnues des Berbères. Le même auteur nous renseigne sur l'industrie. Elle apparaît très active. Le tissage, la fabrication des tapis et la céramique étaient des spécialités d'Ifriqya. Ces denrées et ces objets mettaient dans le pays une abondance réelle, alimentaient le commerce par bateaux et par caravanes et contribuaient à remplir les caisses de l'Etat. La fiscalité créée par les Fâtimides assurait l'opulence de leurs

successeurs.

Dans le trésor des princes Zîrîdes allaient aussi s'amonceler les cadeaux qu'ils recevaient des gouverneurs des provinces, des princes étrangers ou des Khalifes eux-mêmes. Les historiographes des Zîrîdes mentionnent avec complaisance les présents diplomatiques qui du Caire arrivaient à Kairouan, jusqu'à la veille de la rupture; ils nous dénombrent les drapeaux, les robes d'honneur et les sabres enrichis de joyaux ; ils nous disent les fêtes, défilés et parades, pour lesquels on les tirait des magasins.

Le luxe officiel semble prendre avec El-Mo'izz, le quatrième souverain Zîrîde, un développement inouï. Réception d'ambassadeurs, mariages et funérailles des princes ou des princesses, motivent des cortèges, des exhibitions d'étendards, d'esclaves splendidement vêtus, de beaux chevaux et d'animaux étranges.

«En rejeb 415 (septembre-octobre 1024) eut lieu le mariage de la princesse Oumm el-'Oloû, fille d'El-Mo'izz1. Le grand portique fut orné en son honneur; la foule, grands et petits, put y pénétrer et contempler toutes les pierreries, tissus, objets précieux, vases d'or et d'argent qui lui étaient destinés. Ces objets étaient plus beaux que tout ce qu'on avait vu ou ce dont on avait ouï parler jusqu'alors pour les noces d'aucun roi. » « Les visiteurs, dit Ibn Raqîq, furent éblouis et stupéfiés devant tant de magnificence. Tout cela fut conduit à l'endroit où l'on avait dressé des constructions, des pavillons et des tentes; dix mulets transportèrent les dix charges constituant la dot de la future et sur chacune d'elle était assise une jeune et belle esclave; ce qui représentait par charge cent mille dînârs monnayés. D'après un habile marchand qui avait évalué ce qui appartenait à la princesse, il y en avait pour plus d'un million

1 Bayân, I, 284, tr. I, 406-407.

de dînârs, ce qu'on n'avait jamais vu pour aucune femme en Ifrîqya. Quand on conduisit processionnellement la fiancée, elle s'avança précédée des esclaves noirs de son frère (le souverain régnant), de son père (le sultan défunt) et de son grand-père (qui avait régné avant eux), ainsi que des principaux personnages de la cour. Ce jour-là les cavaliers accomplirent les plus mémorables exploits; et l'on en fit dans les provinces des descriptions enchanteresses ». Quant aux obsèques que le prince El-Mo'izz fit à sa mère, elles furent plus magnifiques que celles d'aucun roi'. Son corps fut déposé dans un cercueil de bois des Indes incrusté de pierres précieuses, garni de clous d'or valant 2.000 dînârs et enguirlandé de vingt et un chapelets de grosses perles.

A travers les textes historiques, où il entre peut-être un peu de complaisance d'historiographe et quelque crédulité, le règne des princes Zîrîdes, le règne d'El-Mo'izz surtout, prennent souvent les allures d'un conte oriental. Même en faisant la part des exagérations, ces récits nous donnent l'idée d'une réelle opulence et d'une brillante civilisation.

Cependant l'Ifrîqya était à la veille de sa ruine. Quelque vingt ans plus tard, le même El-Mo'izz s'éloignait de sa capitale et gagnait Mahdîya à travers les campagnes dévastées de son

royaume.

Les Çanhaja Beni Hammâd. La Qal'a et Bougie. Les malheurs des Benî Zîrî servirent tout d'abord les affaires de leurs cousins les Benî Hammâd. Leur capitale connut alors des jours. de prospérité et de gloire qu'elle pouvait à peine espérer. Il y avait une cinquantaine d'années que Hammâd, l'ancêtre, l'avait fondée dans les monts du Hodhna et qu'il en avait fait un retranchement en vue de sa révolte future. Comme Achîr, le berceau de la grandeur çanhâjienne, la Qal'a des Benî Hammâd s'étalait sur un plateau incliné; ses murs en couronnaient les escarpements et escaladaient les hauteurs rocheuses auxquelles elle était adossée. Suivant une pratique courante des faiseurs de villes berbères, Hammâd l'avait remplie au moyen de populations transportées en masses. Si nous en croyons Ibn Khaldoûn,

1 Bayân, I, 281-282, tr. I, 402; Kairouânf (Ibn Abf Dînår), tr. Pellissier et Rémusat, p. 141.

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