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dans la nomenclature des fondations almoravides. Ibn Tâchfîn les multiplie à Fès; il ordonne d'en construire dans les faubourgs, et dans tous les passages. « Lorsqu'il trouvait une rue sans mosquée, il adressait des reproches à ses habitants. >> Quant à Merrâkech, sa capitale, elle fut, dès la première heure, pourvue par ses soins d'une mosquée de briques cuites, et il s'employa en personne à cette œuvre pie « travaillant de ses mains, avec ceux qui pétrissaient l'argile et avec les maçons. » Partout le passage des Almoravides se marque par des sanctuaires et aussi par des forteresses. Dès les premiers pas hors du ribât où ils ont constitué leurs forces, l'expansion des Sahariens s'affirme comme un mouvement religieux et une conquête. Si l'architecture civile tient ici peu de place, l'architecture religieuse et l'architecture militaire sont abondamment représentées. Ainsi d'autres programmes sont proposés aux artistes. Le décor de la vie semble renouvelé comme la société qui s'y meut. On est tenté de croire que rarement rupture plus complète n'interrompit le développement d'un art.

Le contraste entre les compagnons d'Ibn Tâchfin et l'entourage des princes espagnols a frappé l'historien Dozy. La conquête almoravide lui est apparue comme ayant provoqué « une brusque et funeste révolution. » « La civilisation, dit-il, céda la place à la barbarie, l'intelligence à la superstition, la tolérance au fanatisme». Dans son livre intitulé Decadencia y desaparicion de los Almoravides, Codera a entrepris de réviser le procès ; il n'a pas eu de peine à montrer que le tableau était poussé au noir. Et certes, il semble que Dozy ait été un peu ici la dupe des intentions bonnes ou mauvaises des auteurs musulmans à l'égard des Almoravides. Les uns surtout les Maghrebins n'ont voulu voir dans Ibn Tâchfin et dans ses compagnons que des saints de l'Islâm. Ils se sont bien gardés de faire valoir les qualités profanes de leurs héros, ni de noter chez eux les symptômes d'une évolution vers une culture méprisable. Les autres tout les Espagnols ont insisté sur la rusticité des conquérants en qui ils voyaient de parfaits barbares et ils n'ont pas cherché

sur

1 Qirtás, éd. Tornberg, p. 91, 1. 9, tr. p. 124

2 Qirtás, 82, tr. 122. Zarkachi, tr. 8.

3 Dozy, Recherches sur l'histoire politique et littéraire de l'Espagne, 2′ éd., t. I, p. 343, ss.

4 Francisco Codera, Decadencia y desaparicion de los Almoravides en Espana, Saragosse, 1899, p. 191, ss.

à atténuer par la suite cette fâcheuse impression initiale. Or la vérité qui ressort des faits est quelque peu différente.

Nous admettons sans difficulté que le Saharien Ibn Tâchfîn n'ait eu qu'une culture rudimentaire et qu'il ait même affecté un certain mépris pour les raffinements dont les Reyes de Taifas encombraient leur vie; mais il eut au moins l'habileté de prendre à son service les personnages distingués qu'il trouvait chez eux. De même son fils 'Alî, prince dévot et qui manifestait une tendresse particulière pour les jurisconsultes mâlekites, composa sa chancellerie avec des hommes qui se recommandaient par de tout autres qualités que la connaissance du droit musul

L'historien El-Merrâkechi, dont le jugement n'est pas suspect, nous dit des deux premiers Almoravides « qu'ils étaient entourés d'une telle affluence des plus remarquables secrétaires et littérateurs que jamais aucun siècle ne vit pareille chose '. » Les noms des fonctionnaires, qu'il nous donne, nous prouve qu'il n'exagère pas. Le soin que mettaient les conquérants à s'annexer les collaborateurs éprouvés du régime précédent suffirait à établir que leur venue n'entraîna pas une rupture avec le passé, une éclipse de la culture andalouse. Au reste, le fils d'Ibn Tâchfîn, 'Alî, n'est déjà plus un Saharien. Né à Ceuta d'une esclave chrétienne, il passe une partie de sa vie en Espagne. Plusieurs des chefs almoravides qui tiennent en son nom les provinces de la péninsule ont toutes les allures des Reyes de taïfas, tel Aboù Bekr el-Messoûfi, qu'il avait chargé de gouverner l'Espagne orientale. Cet Aboû Bekr fut le protecteur du poète Ibn Khafâja, qui le chante dans ses vers, et il prit comme ministre le philosophe Avenpace, dont j'ai dit le culte pour Aristote et la philosophie grecque.

Le bilan de la littérature et des sciences andalouses à l'époque des Almoravides nous fournirait plus d'un nom déjà rencontrés à l'époque précédente, mais aussi quelques noms nouveaux. Alors apparaissent les gracieux poètes, auteurs de petites pièces lyriques en langue vulgaire, comme Ibn Guzmân, ou cet aveugle de Tudèle, qui célébra l'émir 'Alî ben Yousof. Dans les sciences brille le grand nom d'Ibn Zohr. Toute une dynastie de médecins le porta; le plus fameux, l'Avenzoar de notre moyen âge, dédia l'un de ses livres au prince almoravide Ibrâhim. En somme,

1 El-Merrâkechi, éd. Dozy, p. 115, tr. Fagnan, p. 138

il semble que le temps des Almoravides, loin de marquer une syncope de la vie intellectuelle, établit une transition honorable entre l'âge des Reyes de taïfas et celui des Almohades. Mais les Almoravides eurent un autre mérite encore.

Conquérants maghrebins de l'ancien domaine des Omeiyades, maîtres des deux rives du détroit, ils furent les agents de liaison entre l'Espagne et le monde berbère. Dès lors, les échanges se multiplient entre les deux parties de leur empire, entre l'Afrique, riche de force combattante, et l'Espagne, riche de traditions et de culture. Si l'Espagne est une dépendance politique du Maghreb, le Maghreb est une province intellectuelle de l'Espagne. Le Maghreb fournira sans relâche des contingents pour la guerre sainte; l'Espagne enverra ses ouvriers et ses formules d'art. « Yoûsof ben Tâchfîn l'Almoravide, raconte El-Jaznâï, fit venir de Cordoue des artisans qui construisirent nombre d'édifices à Fès. » Et le géographe Edrîsî dit : « Pour faire construire le pont sur le Tensift, près de Merrâkech, 'Ali ben Yoûsof avait fait venir des architectes espagnols et d'autres personnes habiles». L'art andalou va s'imposer grâce aux conquérants sahariens à tout l'Ouest de la Berbérie.

Est-ce à dire cependant que la conquête almoravide y provoqua une brusque révélation de la culture andalouse ? Je ne le crois pas. Il s'en fallait que l'Espagne fût pour le Maghreb un monde inconnu. Nous savons que Fès, la Fès des Idrîsides, avait son quartier des Andalous. Le Maghreb était un peu considéré par les Khalifes omeiyades comme une colonie ou comme une dépendance de leur empire. Ils y comptaient des alliés collaborant à leur politique. Ils y possédaient même une ville, Ceuta, qui était remplie d'Espagnols.

Les Almoravides n'ont donc pas été au sens absolu du mot des initiateurs. Par leurs constructions multiples, ils ont contribué à la diffusion de l'art andalou en Berbérie. Leurs ouvriers, venus d'Espagne ou héritiers de la tradition espagnole, ont créé des œuvres qui en portent la marque et dont l'une au moins, la Grande Mosquée de Tlemcen, leur fait le plus grand honneur.

L'attitude et le rôle des Almohades. La place occupée par les Almohades dans l'histoire de l'art musulman est certes plus émi

1 Zahrat el-ás, éd. et tr. A. Bel, texte p. 32, tr. p. 78.

2 Edrisi, éd. et tr. Dozy et de Gocje, texte p. 69, tr. p. 79.

nente que celle qu'y tiennent les Almoravides; toutefois, à en croire les chroniqueurs, les montagnards ne s'annonçaient ni moins rudes, ni moins ascétiques que les sahariens qu'ils allaient déposséder. Le Mahdî Ibn Toûmert, dont la voix rassembla les Maçmoûda du Haut-Atlas, possédait sans doute une forte culture théologique, mais la littérature et les arts n'étaient pas son fait. Il semble, en particulier, férocement opposé à l'art musical. Une des premières manifestations de son apostolat dans les villes qu'il parcourt est de briser les luths et autres instruments de musique. L'austérité de ses goûts s'étendait-elle aux arts plastiques? On serait tenté de le croire. On le crut du moins en Maghreb de lui et de ses disciples, et c'est, chez les chroniqueurs anti-almohades comme Ibn Abî Zar', un grief de plus à leur endroit. L'auteur du Qirtâs, retraçant l'histoire de la Mosquée Qarawiyn, œuvre almoravide, nous raconte le fait suivant : « Quand les Almohades entrèrent dans Fès, le Jeudi 15 de Rabi' II 540/15 Avril 1145, les jurisconsultes et les chaykhs de la ville craignirent que les nouveaux venus n'enlevassent les sculptures et les dorures qui étaient au-dessus du mihrâb, car les Almohades s'étaient élevés grâce à leur vie sordide et à leur hypocrisie. La nouvelle que l'émir des Croyants, 'Abd el-Moûmin ben 'Ali, devait entrer dans la ville le lendemain avec les chaykhs almohades pour faire la prière du vendredi à la Qarawîyn excita leurs craintes à ce sujet. Le soir même, ils envoyèrent des plâtriers à la Grande Mosquée et ceux-ci montèrent pour travailler à la partie sculptée et dorée qui était au-dessus du mihrâb ; ils la masquèrent avec du papier, l'enduisirent de plâtre et y passèrent de la chaux, en sorte qu'elle devint blanche 1. »

Peut-être n'est-ce là qu'un récit inventé pour expliquer la nudité ou la blancheur de la coupole précédant le mihrâb à la Mosquée de Qarawîyn. Il semble bien pourtant que l'affectation d'austérité et l'éloignement pour la parure des édifices aient été conformes à l'esprit des premiers Almohades ou tout au moins à l'esprit qu'on leur prêtait 2. Au reste, de même que naguère

1 Ibn Abi Zar', Qirtás, éd. Tornberg, p. 35, tr. p. 49-50.

2 Cf. Goldziher, Materialen zur Kenntniss der Almohadenbewegung, ap. Zeitsch., der Morgenland, Gesell. t. XLI, pp. 105-106. Ibn Khaldoun note que le tiraz (manufacture d'étoffes brochées d'où sortaient les robes d'honneur) n'existait pas chez les Almohades et qu'ils n'eurent pas de maqçoûra dans les mosquées avant Ya'qoûb el-Mançoûr. Prolégomènes, trad. II, pp. 67-68, 72-73.

les Almoravides et plus rapidement qu'eux, les successeurs du Mahdi allaient modifier leurs goûts ou leur attitude. L'extension du pouvoir de 'Abd el-Moûmin lui fit comprendre l'utilité qu'il y avait à entourer la royauté d'une pompe toute mondaine. D'après El-Merrâkechî, il serait passé en Espagne vers la fin de sa vie, il aurait tenu à Gibraltar une audience solennelle où les villes andalouses lui portèrent leurs hommages; et le chroniqueur ajoute « Ce fut la première fois qu'il invita les poètes, qu'il n'avait jamais reçus jusque-là que sur leur demande 1. » Plutôt encore que protecteur des poètes, 'Abd el-Moûmin se manifeste comme un actif bâtisseur.

L'avènement de son fils et successeur Aboû Ya'qoûb Yoûsof marque une nouvelle étape de l'évolution. Alors qu'il n'était que gouverneur de Cordoue, il a vécu dans la vieille cité des Omeiyades, entouré de l'élite qu'on y trouvait encore. Dans le développement que va prendre la culture musulmane, la part personnelle d'Aboû Ya'qoûb Yoûsof est incontestable. Le rapprochement que suggère El-Merrâkechî, parlant de sa bibliothèque, entre lui et l'Omeiyade Hakam II est assez significatif 2. Ce prince, qui a pour médecins et pour ministres, outre Avenzoar les philosophes Ibn Tofayl et Averroes, semble faire revivre la splendeur intellectuelle du Khalifat d'Occident.

La culture de ce souverain berbère est d'ailleurs nettement andalouse. Si l'on s'en rapporte à la nomenclature de ses fondations, on est tenté de croire que Séville, où il réside souvent, lui tient plus à cœur que Merrâkech. Il l'embellit d'édifices et de travaux d'utilité publique, dépensant à ces œuvres des sommes considérables.

Le règne de Ya'qoûb el-Mançoûr, fils de Yoûsof, peut être considéré comme l'apogée de la dynastie. Non seulement il illustre les fastes militaires almohades par la victoire d'Alarcos mais il s'affirme comme le bâtisseur le plus magnifique. Toutes les provinces de l'énorme empire profitent de son activité architecturale. « Il fortifia ses frontières, embellit les villes, bâtit des mosquées et des médersas en Maghreb, en Ifriqya et en Andalousie, il fit construire des minarets, des ponts, creuser des citernes et organiser des gîtes d'étape depuis le Soûs el-Aqçâ

1 El-Merrâkechi, éd. Dozy, p. 151, tr. Fagnan, p. 183. Ibid., éd. pp. 170-171, tr. p. 205.

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