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L'histoire de ces dynasties, qui est surtout l'histoire de leurs rivalités, est naturellement très confuse. Ce qui peut, dans une certaine mesure, y introduire quelque unité, en constituer le motif central, c'est l'élévation progressive des rois arabes de Séville, les 'Abbâdides, vainqueurs des princes berbères de Malaga, puis de Grenade. Les 'Abbâdides de Séville, plus précisément les deux sultans qui, de 1042 à 1091, représentent la petite dynastie, et qui portent les surnoms d'El-Mo'tadid et d'ElMo'tamid, rassemblent une cour brillante dans leur Alcazar. Cependant si El-Mo'tamid peut passer pour le plus puissant des Reyes de taïfas, sa royauté n'en est pas moins précaire et menacée. Depuis 1055 un danger a subitement grandi: c'est, avec Ferdinand Ier devenu roi de Castille et de Léon, la reconquête espagnole. Alphonse VI poursuit sans relâche l'œuvre de son père. Les petits monarques musulmans vivent dans la terreur des razzias et voient tomber leurs villes les unes après les autres. Celui de Séville n'échappe pas au sort commun. El-Mo'tadid, s'étant rendu au camp chrétien avec des présents, a promis un tribut annuel et la restitution du corps de sainte Juste, que deux évêques viennent chercher à Séville. Mais l'humiliation périodique du tribut ne désarme pas les Castillans. Les Musulmans sont d'ailleurs incapables de faire bloc devant le danger commun, et les Castillans profitent de leurs querelles. Ils ont annexé Tolède; des aventuriers chrétiens mettent le pays de Valence en coupe réglée; le territoire d'Almeria est entamé ; un raid s'est avancé à une lieue de Grenade. Quelques années encore et c'en sera fait de l'héritage des Khalifes d'Occident. Car, d'où pourrait venir le salut ?

Les Almoravides. Le salut viendra du Maghreb ; il est aux mains de ces Berbères grossiers que l'on méprise, mais dont le roi-poète El-Mo'tamid lui-même souhaite la venue, aimant mieux, comme il dit, « être chamelier en Afrique que porcher en Castille ». Rien d'ailleurs n'est plus différent des princes musulmans d'Espagne que les Almoravides, qui viennent à leur secours. Ceux-ci sont des Sahariens, grands nomades et porteurs du voile, comme leurs frères, les Touareg. Une rencontre fortuite a tourné leur activité vers la propagation de l'Islâm et la défense de la pure doctrine mâlekite. De leur ribât du bas Sénégal, ils ont d'abord poussé vers les royaumes nègres, puis

on les a vus, montés sur leurs chameaux, déboucher au Nord du Grand Atlas. Conduits par leur chef, Ibn Tâchfîn, ils ont conquis le Maghreb extrême, puis le Maghreb central, c'est-à-dire tout le Maroc et l'Ouest de l'Algérie jusqu'à Alger. Ibn Tâchfîn était de retour dans Merrâkech, la capitale qu'il avait fondée, quand il reçut l'appel d'El-Mo'tamid de Séville. La guerre sainte semble le but final de cette randonnée à travers le pays berbère et comme la raison d'être du mouvement almoravide.

Dans les chroniques maghrebines, Ibn Tâchfîn nous apparaît comme un pur héros musulman, le type du marabout au sens primitif du mot, à la fois pieux et brave. La rudesse du Saharien se double chez lui de l'austérité du moine-guerrier. Aux Reyes de taïfas, il apportera à la fois un renfort ardemment désiré et un programme de réformes, que personne ne lui demande. Sa première campagne aboutit à un triomphe éclatant. Les Almoravides s'affirment comme les champions de l'Islâm; mais aussi comme les juges et les censeurs des princes musulmans espagnols. Ils s'autorisent des décisions des jurisconsultes orthodoxes, qu'ils ont associés à leur gouvernement, pour régler les affaires de l'Espagne, au besoin pour enlever les Etats à leurs maîtres indignes. El-Mo'tamid se voit arracher son royaume de Séville et meurt captif dans Aghmât, près de Merrâkech.

A l'aurore du x1° siècle, toute l'Espagne musulmane n'est plus qu'une province almoravide, un prolongement de l'empire du Maghreb. Mais les jours de cet empire lui-même sont comptés. Sous le successeur d'Ibn Tâchfîn, un homme apparaît, qui remplacera l'orthodoxie mâlekite par une autre orthodoxie querelle religieuse, propagande de secte, qui recouvre l'expansion d'un nouveau groupe ethnique émergeant à la lumière de l'histoire.

Les Almohades. Plus d'un trait distinguent des Almoravides les Almohades qui vont les remplacer. Celui-ci, d'abord les nouveaux venus ne sont pas des nomades sahariens, mais des sédentaires montagnards. Le convertisseur inspiré, le Mahdî Ibn Toûmert, qui soulève et organise leurs forces, est né chez les Maçmouda, dans la partie occidentale du Haut-Atlas marocain. Tinmål, un village de ces chaînes de pénétration difficile, sera la Mekke, ou plutôt la Médine de la religion almohade. La conquête des hauteurs du Maroc sera la première étape des monta

gnards Maçmoûda à travers la Berbérie. Celui qui les conduit est 'Abd el-Moûmin, la plus grande figure, sans conteste, de tout le moyen âge berbère. Chef de guerre et organisateur, il réalise, pour la première fois dans l'histoire de l'Afrique du Nord, ce tour de force de tenir en sa main tout le pays, de F'Atlantique à la Tripolitaine. Il le divise en gouvernements. I en fait dresser le cadastre pour y répartir équitablement l'impôt. Par son prestige militaire, par son habileté politique, il sait imposer à la caste religieuse des Compagnons du Mahdi le principe héréditaire, qui assurera aux siens l'autorité suprême, spirituelle et temporelle. Ainsi se fonde la dynastie des Moùminides, qui subsistera pendant plus d'un siècle. Jusqu'aux environs de 1236, les Khalifes almohades appartenant à la famille de 'Abd el-Moùmin règnent sur la Berbérie entière, et ils possèdent par surcroît un ample domaine espagnol.

Là encore, ils ont poursuivi et développé l'œuvre des Almoravides. La guerre sainte connaît, grâce à eux, sa dernière date glorieuse la victoire d'Alarcos (1195), remportée par le Khalife Ya'qoûb el-Mançoûr, dont le nom reviendra plus d'une fois dans ce chapitre d'histoire de l'art. Mais elle est aussi marquée par un désastre retentissant, à la journée de Las Navas de Tolosa (1210).

Las Navas est la première atteinte portée au prestige et à la puissance almohade. Cet empire si brillamment édifié contient au reste plus d'un germe de mort. Il est trop grand; il couvre des pays trop distants et trop différents les uns des autres. II réunit aux deux Maghreb l'Ifrîqya, c'est-à-dire l'ancien domaine des Çanhâja Zîrîdes et Hammâdides; il s'étend d'autre part sur l'Espagne musulmane. Certains de ses maîtres font autant, sinon plus, figure de princes espagnols que de princes maghrebins. Quant à l'Ifriqya, le gouverneur auquel on a confié cette province excentrique l'érigera tout naturellement en royaume autonome. Une nouvelle dynastie, celle des Hafcides, se dressera en face de la dynastie des Moûminides la perte de l'Ifrîqya sera le signal d'amputations successives.

Tandis que les provinces lointaines se détachent du pouvoir central, celui-ci s'épuise dans les révolutions de palais et les crises dynastiques. Le groupe religieux des chaykhs, gardiens de la pure doctrine almohade, profite des minorités, suscite des prétendants, énerve de propos délibéré l'autorité du Khalifat.

L'entrée en scène de nouveaux venus, les nomades Merînides, qui, arrivant du Désert, semblent recommencer l'épopée almoravide, donnera le coup de grâce à la puissance des successeurs de 'Abd el-Moùmin, et elle ouvrira une période nouvelle.

Celle

Caractère de cette période. La culture andalouse. que nous venons de retracer dans ses grandes lignes, est une des mieux remplies, une des plus chargées de faits que l'on puisse étudier. Pour mieux dire, elle embrasse elle-même trois périodes, que l'on a cru pouvoir réunir, parce que les étapes qu'elles représentent s'enchaînent trop étroitement pour qu'il soit dans un travail d'ensemble, avantageux de les dissocier. Avant d'examiner les œuvres qu'elles nous ont laissées, je voudrais dégager le sens de ces trois moments de la même évolution.

Comparée à la grandeur des maîtres de Cordoue, l'époque des Reyes de taïfas semble vraiment bien mesquine. Ces petits rois n'en sont pas moins, à bien des égards, les héritiers des Khalifes. Leur action politique est courte et leurs disputes sont stériles; impuissants à enrayer l'héroïque effort de la reconquista chrétienne, ils sont bien vite réduits à capituler; mais, autour d'eux, s'agite une vie intellectuelle intense, et le nom de leurs capitales, dont l'existence est si menacée, figure honorablement dans l'histoire de la littérature arabe et de la pensée musulmane. Les longues visées politiques semblent leur être interdites, mais ils ressentent le besoin d'une culture raffinée, et la qualité de poète est pour eux la première d'un ministre d'Etat. ElMo'tamid « ne prenait comme vizirs que des hommes ayant de la littérature 1». Quatre d'entre eux nous sont connus rimeurs de cours, faiseurs de panégyriques, sans doute, mais aussi chantres ingénieux plutôt que profonds de l'amour et du vin, exprimant dans une langue élégante la douceur de la vie andalouse. Au reste, le meilleur poète de Séville, le meilleur peut-être que l'Andalousie ait vu fleurir, le plus riche d'inspiration et tour à tour le plus délicat, le plus fier et le plus ému, n'est-ce pas ElMo'tamid lui-même ?

1

Grâce à El-Mo'tamid, l'Alcazar de Séville est le rendez-vous des

1 El-Merrakechi, Histoire des Almohades, él. Dozy, p. 74, tr. Fagnan, p. 90.

poètes, mais ils sont également sûrs de trouver bon accueil dans toutes les petites cours d'Espagne.

Cordoue semble bien être encore le grand centre des sciences; du moins la plupart des érudits et des savants, qui illustrent cette période, y sont nés ou y font de longs séjours, tels les historiens Ibn Haïyân, le témoin des derniers beaux jours du Khalifat, et Ibn Hazm, généalogiste, moraliste et poète, tels encore le géographe El-Bekrî, et le médecin Aboû 'l-Qâsim né à Medînat ez-Zahrâ, l'Albucasis de notre vieille médecine, dont le traité de médecine et de chirurgie, traduit en latin, fut un des premiers livres imprimés.

La science d'Albucasis est directement inspirée de la science grecque, de même la philosophie d'Ibn Badjja de Saragosse, l'Avenpace des Occidentaux. Le scepticisme auquel l'étude des Grecs conduit ces savants et, chez les poètes, une certaine liberté à l'égard des choses de la religion, sont des traits qu'on ne saurait passer sous silence quand on essaie de donner une idée de ce qu'était la culture andalouse à la veille de l'entrée des Almoravides. Cette culture nous apparaît essentiellement profane; et l'art semble bien avoir participé du même caractère. On croit pouvoir affirmer que les mosquées y tinrent beaucoup moins de place que les palais.

Au reste, que subsiste-t-il de l'art des reyes de taïfas? Peutêtre l'Alcazar de Séville, si remanié à diverses époques conserve-t-il quelque chose de la demeure des 'Abbadides; mais il est impossible de le dire. De l'Alhambra primitif, que durent habiter les rois berbères de Grenade, il ne reste rien. Seul, l'Aljaferia de Saragosse, que l'on attribue à Aboû Ja'far (1046-1081), de la famille des Benî Hoûd, appartient bien à cette époque. Encore la date précise de construction est-elle incertaine et les modifications apportées à l'édifice notamment sa transformation en caserne l'ont-elles rendu peu utilisable. J'essaierai cependant de tirer parti du décor dont d'importantes portions subsistent. Il peut fournir des renseignements précieux.

L'évolution et le rôle des Almoravides. J'ai dit que les Almoravides différaient profondément des petits princes espagnols, au secours desquels ils vinrent du fond de leurs déserts et qu'ils dépossédèrent en fin de compte. Un détail suffirait à marquer la différence: c'est la place que tiennent les mosquées

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