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Damas. De même que leurs ancêtres syriens, les Omeiyades andalous ont le goût de la poésie. Les rimeurs de cour, panégyristes et satiristes, trouvent bon accueil au palais de Cordoue; et l'on y rencontre aussi, comme au palais de Baghdad, des historiens, des mathématiciens, des astronomes, des médecins et des alchimistes. Le rôle que l'Abbâsside El-Mamoùn avait joué en Orient fut réservé avec il est vrai cent cinquante ans de retard à El-Hakam II (961-976). Grâce à lui les traductions d'ouvrages grecs en arabe se multiplièrent. Il fit acheter des manuscrits partout où l'on en trouvait ; il en composa une bibliothèque de 40.000 volumes et dont le catalogue seul remplissait, nous dit-on, 44 tomes. Même en tenant compte de l'exagération coutumière, on doit reconnaître qu'El-Hakam II fit beaucoup pour donner à Cordoue ce renom de science qui devait hanter les esprits du monde chrétien jusqu'à la Renaissance et même au delà.

Il n'est pas douteux que les savants durent prêter le concours de leurs connaissances naturellement encyclopédiques à l'achèvement des fondations architecturales de leur protecteur. Pour tracer le plan des agrandissements de la Grande Mosquée de Cordoue, El-Hakam II se rend sur les lieux avec un groupe de chaykhs et de mohandis le mot signifie à la fois géomètre et architecte. Les chaykhs étudieront les délicates questions rituelles que soulève l'orientation de la mosquée; une discussion naîtra même entre eux et les astronomes. Les mohandis seront les directeurs techniques de l'entreprise. Ainsi les clercs collaboraient avec les maîtres d'œuvres à l'achèvement des cathédrales. Parmi les noms que mentionne l'inscription en mosaïque du mihrâb', nous relevons celui d'Ahmed ben Naçr, auteur d'un livre sur l'arpentage, et de Mohammed ben Tamlîh, surtout connu comme médecin.

Le goût des grands Omeiyades pour ces sciences du raisonnement n'empêchait pas autour d'eux la culture des sciences orthodoxes. Cordoue, qui avait reçu la doctrine målekite du vivant même de l'imâm Mâlek, était devenue l'émule de Kairouan dans l'étude de la jurisprudence canonique. Entre Kairouan et Cordoue les passages de théologiens étaient d'ailleurs fréquents. Il conviendra de se souvenir de ces rapports intellectuels.

1 Dozy, Recherches, 3 édit., II, 434-436.

De même que les Aghlabides dans Kairouan, la plupart des Omeiyades avaient dû compter avec la malveillance frondeuse des hommes de religion; 'Abd er-Rahmân III et surtout Hakam II se sentirent assez forts pour ne pas trop s'en préoccuper, mais la situation changea avec le ministre El-Mançoûr. Quelque puissant que fût ce parvenu du trône, il n'avait pas pour lui le prestige d'un Commandeur des Croyants. Bien qu'il eût un goût personnel assez vif pour les études profanes, il crut politique de persécuter ceux qui s'y adonnaient. Il fit plus : «< il livra aux flammes les ouvrages matérialistes et philosophiques que renfermaient les bibliothèques d'El-Hakam, en présence des principaux savants, et ce fut de sa propre main qu'il procéda à ces exécutions1». L'empressement qu'il mit à cet autodafé, le soin qu'il prit de faire étalage de sa piété il avait écrit un exemplaire du Coran que l'on portait devant lui dans tous ses déplacements ces manifestations d'orthodoxie, attestent une évolution intellectuelle de l'Espagne au déclin des Omeiyades. Au reste, nous n'avons pas de preuve qu'elle ait affecté la pratique de l'art. El-Mançoûr posséda son palais dans la banlieue de Cordoue comme les Khalifes, ses prédécesseurs. La décadence politique eut des conséquences plus réelles. Elle devait amener au premier plan des cités jusqu'alors d'importance secondaire et faire pâlir pour toujours la splendeur de Cordoue.

Cordoue 2. Cordoue, qui maintenant est une ville de province assez morte d'environ 60.000 habitants, fut, au temps des Omeiyades, une très grande cité. Elle apparaît d'ailleurs comme un des centres les plus anciens de la péninsule. Sa situation suffit à expliquer l'importance qu'elle connut de bonne heure. Bâtie sur la rive droite du Guadalquivir, la grande artère fluviale d'Andalousie, au contact de la plaine largement ouverte sur la mer et des plateaux, dont la Sierra de Cordoba forme ici le rebord, elle tira des ressources de l'une et l'autre régions. Les pâturages des hauteurs nourrissaient les chevaux renommés et le bétail qui fournissait le cuir à son industrie. La plaine pro

1 Bayan, II, 315, tr. II, 487-488. Cf. Dozy, Hist. des Musulmans d'Espagne, 1II, 176.

2. Voir surtout Maqqârî, Analectes, I, 297-462; Gayangos, History of the Mohammedan Dynasties in Spain, I, 200-249. Seybold, art. Cordoba, ap. Encyclopédie de l'Islam, et la bibliographie.

duisait des céréales qui alimentaient ses moulins. Quelques-uns de ces moulins subsistent encore comme témoins de la prospérité économique de la vieille capitale. Mais l'édifice qui apparaît comme l'organe essentiel de cette prospérité et pour ainsi dire la raison d'être de la ville, c'est le grand pont de pierre qui enjambe le fleuve. Cordoue fut avant tout une étape sur la route antique qui, traversant la péninsule, allait de Cadix à Narbonne. A l'époque romaine, elle est capitale de la Bétique; elle donne le jour aux Sénèque et à Lucain, le poète de la Pharsale. Elle perd de son importance sous les Wizigoths, qui font de Tolède le siège de leur gouvernement. En 711, les Musulmans s'en emparent, grâce à la complicité des Juifs qui l'habitent. Lout d'abord, Séville est la résidence du gouverneur représentant le Khalife de Damas. Le deuxième gouverneur vient déjà, semblet-il, s'installer pour un temps à Cordoue; mais le transfert définitif s'effectue en 719, sous le sixième gouverneur, à l'époque du Khalife 'Omar ben 'Abd el-'Azîz. De Damas, ce Khalife omeivade s'intéresse à l'embellissement de la ville et surtout à la réfection du pont qu'y avaient construit les Romains. Je reviendrai sur les travaux qu'il ordonne.

Le fait qui fixa la fortune de Cordoue fut l'arrivée de l'émir 'Abd er-Rahmân et l'établissement de la dynastie omeiyade. Depuis l'installation du fugitif jusqu'à l'élévation d'El-Mançoûr, la population ne cessa guère de s'accroître. Cordoue, siège du Khalifat, ville de négoce et de science, contenait, outre les fonctionnaires de l'administration centrale et une puissante garnison composée surtout de Slaves et de Berbères, des marchands et des étudiants venus de tous les points du monde islâmique. On nous dit que sous 'Abd er-Rahmân III le périmètre des murs renfermait, rien que pour les sujets et non compris les demeures habitées par les hauts fonctionnaires, 113.000 maisons.

La partie la plus remarquable de la ville était celle qui avoisinait le pont. Le pont débouchait sur la rive droite entre la Grande Mosquée et le palais, l'Alcazar actuel. Là était le cœur même du Khalifat d'Occident; là s'exprimaient la puissance spirituelle et temporelle des Omeiyades, leur goût fastueux et leur culture. J'étudierai les deux monuments. Je décrirai la Mosquée, qui fait encore l'orgueil de Cordoue; mais pour donner une idée de ce que fut le palais, nous n'avons à notre disposition que des textes. C'est notamment dans le Bayân el-moghrib qu'il

nous faut chercher le souvenir des grands jours de cette vieille demeure. L'arrivée des trophées conquis par l'émir des Zenâta, vassal des Omeiyades, sur les Fâtimides de Kairouan nous fournirait un exemple de triomphe militaire. On y vit figurer les têtes coupées des chefs de l'armée des hérétiques vaincus, plus dix étendards ennemis portés la hampe en l'air et une quantité de tambours. Et le même palais servirait de décor à des pompes d'un autre caractère, telle cette réception des ambassadeurs de Constantinople que je relatais plus haut, ou celle encore qui la précéda de quelques années. « Bien installé sur son trône, En-Nacir avait à sa droite son fils El-Hakam également assis, tandis que ses autres fils occupaient des sièges à gauche et à droite, de même que les vizirs et les chambellans rangés en ligne et d'après leur dignité. Les ambassadeurs, précédés des présents dont ils étaient porteurs, firent leur entrée et restèrent interdits en voyant cette manifestation imposante de la grandeur royale et cette foule de monde ; ils voulurent se prosterner, le front contre terre, mais En-Nacir leur fit signe de n'en rien faire. »

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La Grande Mosquée de Cordoue. La Mosquée primitive. Mosquée de 'Abd er-Rahmân Ier et son agrandissement par 'Abd er-Rahmán II. L'addition d'El-Hakam I. Les mosaïques. L'agrandissement par El-Mançoûr. Construction de la Mosquée. Le soubassement. Les murs. Les supports intérieurs colonnes, sommiers et arcs. - Les réseaux d'ares. Les plafonds. Les coupoles. La coupole sur nerVures. L'église del Cristo de la Luz à Tolède. La Mosquée de las Tornerias.

La Grande Mosquée de Cordoue. La Grande Mosquée de Cordoue joue un rôle considérable dans l'histoire de l'art musulman. Au point de vue archéologique, elle nous apparaît comme la vénérable aïeule de toutes les mosquées de l'Espagne et du Maghreb 2. Il est d'ailleurs assez difficile de décider qui d'elle ou de la Grande Mosquée de Kairouan doit chronologiquement

1 Bayân, II, p. 229. 234, tr. II, p. 353, 362.

2 Il faut citer cependant comme antérieure à la Mosquée de Cordoue, celle de Saragosse, élevée d'après Bayân, II, 98, tr. II, 156, peu après la conquête.

être placée la première. Sans doute le temple andalou ne peut se prévaloir d'une origine aussi lointaine que l'époque de 'Oqba ben Nâfi'. Mais nous savons que de la fondation de 'Oqba rien ne subsista dans l'édifice rebâti par l'Aghlabide Ziyâdet Allah en 836. D'autre part, en 836 la première Mosquée de Cordoue, jugée insuffisante, avait été déjà démolie puis reconstruite et cette Mosquée reconstruite avait subi deux agrandissements. Les plus vieilles parties de notre Mosquée omeiyade encore debout sont un peu antérieures aux plus vieilles parties de la Mosquée de Kairouan. Toutefois on ne doit pas oublier non plus que la Mosquée de Kairouan était terminée dans ses parties essentielles vers 875, alors que la Mosquée de Cordoue devait encore attendre environ un siècle avant qu'El-Hakam II et El-Mançoûr lui eussent donné les proportions majestueuses que nous hui

voyons.

A la fois plus ancienne et plus récente que le grand sanctuaire aghlabite, elle n'en conserverait pas moins une remarquable unité, si l'Espagne catholique n'en avait, sur certains. points, profondément modifié l'aspect. On sait notamment qu'une église qui mesure 53 m. de long (75 avec ses annexes) y a été aménagée au xvr° siècle 1. Pour établir les voûtes, il fallut dépasser de beaucoup le niveau des toits de la Mosquée, si bien que la masse de l'église émerge de près de 20 mètres au-dessus des nefs musulmanes. Cette église est du reste fort belle; on l'admirerait partout ailleurs que dans la Mosquée des Khalifes. Cependant on ne doit pas trop regretter de l'y voir. Il semble bien que nous avons conservé la Mosquée grâce à elle. S'il n'avait pas pris fantaisie aux évêques de Cordoue d'accommoder le temple de l'erreur au culte catholique, il est probable qu'ils l'auraient jeté par terre. On remarque aussi que, quelles que soient les dimensions de cette « gigantesque verrue », il y a des perspectives de la Mosquée où elle disparaît, et l'on peut, avec quelque bonne volonté, presque oublier qu'elle existe.

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La Mosquée primitive 2. D'après Maqqârî et Ibn 'Adharî, qui empruntent le renseignement à Er-Râzî, les Musulmans, lors

1 Une première église y avait été établie au XII orientale. (Cf. Nizet, La Mosquée de Cordoue, p. 35). general de Espana, II, 190.

siècle dans la partie

Lafuente, Historia

2 Sur l'histoire de la Grande Mosquée de Cordoue, cf. Ibn 'Adharî, Bayân,

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