Images de page
PDF
ePub

ils l'avaient rendu très comparable à celui des monarques nonmusulmans. C'est à la Perse, et plus encore à l'empire byzantin, que furent empruntées les pratiques du gouvernement et les formes de la civilisation. Au bout de quatre-vingt-dix ans la dynastie omeiyade s'écroulait sous les attaques de la famille des 'Abbassides, qui devait transporter le centre politique de l'Islâm de Syrie en Mésopotamie et fonder le Khalifat de Baghdad. C'est une épave de ce grand naufrage, un prince échappé aux massacres des Omeiyades que nous retrouvons en Espagne.

On peut se demander pourquoi il était venu chercher fortune si loin de la Syrie, théâtre de la grandeur de sa famille.

De tous les groupes assez disparates qui peuplaient alors le nouveau domaine musulman, indigènes chrétiens ou juifs, convertis ou non convertis, Berbères ou Arabes des diverses parties de l'Arabie, ceux de ces derniers qui venaient des garnisons syriennes ou des confins de la Syrie, et qui se disaient originaires du Yemen, constituaient un des éléments les plus nombreux et les plus agissants. Ce furent ces Yemenites ou ces Syriens, comme on les appelait encore, qui préparèrent la voie aux Omeiyades et qui permirent au fugitif, Syrien comme eux, de s'installer dans Cordoue.

Même sur ces ouvriers de son élévation, le prince 'Abd erRahman ne pouvait compter d'une manière complète. La tâche qui s'imposait aux premiers Omeiyades d'Espagne n'était pas moins ardue que celle où s'étaient usées les forces des gouverneurs qu'ils avaient remplacés. Depuis le règne de 'Abd erRahmân Ir jusqu'à l'avènement de 'Abd er-Rahmân III (912), des révoltes menacent presque chaque année l'existence de l'empire. Arabes Modharites et Arabes Yemenites, Berbères et Espagnols, Chrétiens et Musulmans trop zélés, créent, dans les diverses provinces, de graves mouvements insurrectionnels, politiques ou religieux. L'un d'eux, en 777, avait motivé l'appel adressé par trois chefs arabes à Charlemagne, qui s'était avancé jusqu'à Saragosse; un autre, en 814, amena la dispersion des gens d'un faubourg de Cordoue, qui allèrent peupler un quartier de Fès.

[ocr errors]

L'apogée du Khalifat. Les 'Amirides. Le long règne de 'Abd er-Rahman III (912-961), celui de son fils El-Hakam II (961

971) marquent l'apogée de la puissance laborieusement acquise des Omeiyades d'Espagne. 'Abd er-Rahmân III, qui s'attribue le titre suprême de Khalife, Commandeur des Croyants, réduit les derniers centres de résistance, notamment Tolède. Son génie organisateur et fastueux confère à Cordoue le prestige d'une cour brillante. Les lettrés et les artistes s'y donnent rendez-vous; de beaux édifices s'y élèvent. Les Chrétiens et les Espagnols convertis prennent une large part à ces travaux, comme à la conduite des affaires. L'amalgame semble d'ailleurs se faire entre les éléments hétérogènes de l'Espagne musulmane. Un peuple andalou se constitue.

En dehors de la péninsule, le Khalife de Cordoue s'affirme comme le chef spirituel de toute une partie du monde musulman. Il compte en Berbérie des vassaux, les Zenâta, qui défendent sa cause menacée par les progrès des Fâtimides de Kairouan. Dans le monde chrétien même, il a de puissants amis. Il entretient des rapports diplomatiques suivis avec l'Empereur de Constantinople.

Peut-être n'est-il pas juste de faire partir de la mort d'ElHakam II la décadence du Khalifat d'Occident. En fait, l'éclat de l'empire ne s'atténua guère après 976, malgré les dangers que faisait courir au pouvoir la minorité du Khalife Hichâm. Ce prolongement des beaux jours de la dynastie fut l'oeuvre d'un ministre, véritable maire du palais, nommé Ibn Abî 'Amir. C'était un Arabe, à qui l'habileté politique et une énergie dénuée de scrupules assurèrent une fortune extraordinaire. S'étant débarrassé de ses rivaux, il poussa vigoureusement la lutte contre les Chrétiens, qui se maintenaient dans le Nord de la péninsule, et il s'attribua, après plusieurs expéditions heureuses, le surnom de Victorieux, El-Mançoûr, ou, pour parler comme les historiens espagnols, d'Almanzor. Malgré son pouvoir sans précédent, ElMançoûr n'était pas à même de prendre le titre de Khalife; il abandonna du moins celui de hâjib (chambellan) pour se faire appeler « El-Mâlik el-Karîm », « le noble roi ». De plus, il parvint à transmettre sa charge à son fils; de son fils elle passa au frère de celui-ci. La mort de ce dernier, en 1009, marque la fin de la dynastie des 'Amirides.

Ici commence vraiment cette décadence du Khalifat, dont l'importance prise par des maires du palais n'était qu'un symptôme avant-coureur. L'incapacité du Commandeur des Croyants

ouvre la porte aux prétendants et aux révoltés. De 1009 à 1031 se prolongera la « discorde » « el-fitna »; c'est le nom que les historiens arabes donnent à cette lamentable période. Les factions militaires rivales, que 'Abd er-Rahmân III et El-Mançoùr avaient su tenir en bride, les Berbères et les Slaves, soutiennent les ambitieux en quête d'un trône. Au milieu de ces troubles perpétuels, Cordoue voit disparaître plusieurs des monuments qui avaient fait sa splendeur. Elle perd son rang de capitale de l'Espagne musulmane. C'est maintenant Séville, Tolède, Grenade, qui vont devenir des centres de civilisation et d'art. Le pouvoir politique s'émiette et l'intérêt artistique se disperse avec l'époque des petits princes, des Reyes des taïfas (Moloûk et-tawâïf des auteurs arabes), héritiers du Khalifat omeiyade.

La tradition syrienne. De cette esquisse historique rapide. quelques traits doivent se dégager, en premier lieu celui-ci la royauté omeiyade est une puissance orientale transportée en Occident, une puissance syrienne transportée en Espagne. Dès le début se marque l'importance de l'élément syrien. Les Arabes venus de Syrie sont nombreux dans le Sud de la péninsule, qui va devenir par excellence l'Espagne musulmane. Ils y sont répartis dans les villes d'après leurs garnisons antérieures en pays syrien. Ceux de Damas ont été cantonnés à Elvira, ceux d'Emèse à Séville, ceux de Qinnesrîn (près d'Alep) à Jaen 1. On conçoit que le nom de ces villes syriennes soit pour eux comme un titre de noblesse et un principe de solidarité. A plus forte raison la Syrie devait-elle être pour le prince fugitif, auquel ils avaient servi d'introducteurs en Espagne, l'objet d'un attachement nostalgique. L'Espagne lui offrait une nature séduisante, des jardins qui rappelaient la célèbre Ghoûta de Damas. Il espérait y reconstruire la puissance omeiyade; mais la Syrie n'en demeurait pas moins le paradis perdu. On nous cite de lui plusieurs fragments poétiques où il exprime ses regrets. En voyant un palmier qui se balance dans le jardin d'Er-Roçâfa, il improvise ces vers :

«Dans Roçâfa vient de nous apparaître un palmier exilé sur la terre d'Occident, loin du pays qu'habitent ses pareils. Voilà,

1 Cette répartition est donnée notamment par Ibn 'Adharf, Baydn, II, 33, tr. II, 48 et par I. Athîr, éd. Tornberg, V. 375, tr. Fagnan (Annales), p. 95.

me suis-je dit, mon image moi aussi je vis dans un lointain exil, séparé depuis longtemps de mes enfants et de ma famille.. Tu as grandi sur une terre étrangère, et comme toi l'exil m'a chassé bien loin 1. »

Le désir de retrouver sur la terre d'exil l'image du pays natal, de faire de l'Andalousie une nouvelle Syrie se traduit à maintes reprises dans les récits historiques. Par bien des faits se marquent, chez les maîtres de Cordoue, le souvenir volontairement gardé de la Syrie, le maintien d'une tradition omeiyade. Nous en relèverons la trace dans l'art du Khalifat d'Occident.

[ocr errors]

Le rôle des indigènes. A côté des colonies syriennes, que nous nous représentons comme une sorte d'aristocratie appartenant surtout à la caste militaire, il convient de faire une place importante aux Espagnols convertis ou restés fidèles à la foi de leurs aïeux et dénommés mozarabes. Ici comme en Ifrîqya, les indigènes devenus sujets d'un prince musulman durent trouver leur emploi dans le nouvel Etat, aux bureaux du gouvernement comme sur les chantiers de construction. Les Juifs, qui sont alors et resteront nombreux pendant tout le moyen âge, joueront un rôle capital dans le développement intellectuel de l'Espagne musulmane; on trouvera chez eux des savants des médecins surtout des poètes et des musiciens. Il est vraisemblable que les Chrétiens, architectes, maçons et sculpteurs, héritiers des constructeurs des basiliques, furent réquisitionnés pour construire les mosquées. Le pays, qui fournissait aux conquérants des matériaux tout préparés, ces chapiteaux et ces fûts de colonnes dont les parties anciennes de la Mosquée de Cordoue sont remplies, lui offrait aussi la main-d'œuvre indispensable.

Ajoutons qu'en dehors des Etats musulmans, il reste des royaumes chrétiens dans la péninsule. Or il ne semble pas que les ponts soient complètement coupés entre les uns et les autres. Entre le Sud et le Nord de l'Espagne la lutte n'est pas constante; des trêves interviennent et souvent même des accords sont conclus, dont chacun espère tirer profit. Il conviendra de ne pas perdre de vue cette situation particulière de l'Islâm espagnol.

1 Ces vers sont cités par plusieurs auteurs, notamment Ibn el-Athir, éd. Tornberg, VI, p. 77, tr. Fagnan (Annales), p. 136; Ibn 'Adharî, Bayân, éd. Dozy, II, p. 62, tr. Fagnan, II, pp. 95-96; Maqqâri, Analectes, II, p. 37, etc..

Les rapports avec Constantinople. Un troisième trait, auquel j'ai fait allusion dans le tableau historique qui précède, c'est l'existence des rapports diplomatiques entre les Khalifes d'Occident et les Empereurs de Constantinople. Ces rapports sont prouvés par des textes formels. Ils étaient d'ailleurs conformes aux traditions des deux empires. En dépit de l'antagonisme des religions, des relations pacifiques ou cordiales avaient déjà rapproché les Basileus des Commandeurs des Croyants, omeiyades ou 'abbâssides. Des ambassades s'échangeaient, dont une au moins mérite d'être signalée le Khalife de Damas El-Walid envoya demander à l'Empereur des artisans grecs pour orner de mosaïques la Mosquée de 'Omar à Jérusalem, qu'il faisait réparer et embellir. C'étaient là des précédents dont les Khalifes d'Occident devaient s'autoriser. Notez qu'entre Constantinople et Cordoue, les relations pouvaient être moins intermittentes, car les causes de conflits étaient plus rares. Il est malheureusement difficile de déterminer, dans la plupart des cas, l'objet des missions officielles. L'une de ces ambassades, émanant de Constantin Porphyrogenète et qui eut lieu en 948, mérite surtout d'être signalée, parce qu'elle devait inaugurer des rapports particulièrement actifs entre le Khalife et l'Empereur.

l'initiative semble

Du consentement des deux souverains être venue plutôt de l'Empereur ces relations amicales furent très suivies, surtout sous 'Abd er-Rahmân III. Elles s'accompagnaient de présents somptueux, objets précieux et œuvres d'art, qui pouvaient constituer d'utiles sujets d'étude pour les artisans d'Espagne. Un des plus fameux de ces cadeaux apportés de Constantinople fut une grosse perle d'un prix inestimable et qui servit à la décoration du palais d'Ez-Zahrâ. Il n'en venait pas que des objets précieux; il en venait, sur la demande expresse du Khalife, des savants et des artistes. Nous aurons l'occasion de nous en occuper.

La culture andalouse. On ne doit pas être surpris de voir les Khalifes de Cordoue solliciter, pour embellir leur vie, le concours des infidèles. Ils étaient trop peu fanatiques et trop cultivés pour ne pas admettre de telles collaborations. Par là encore, ils semblent les dignes continuateurs des Khalifes de

1 Cf. Ibn 'Adharî, Bayân, II, 231, tr. II, 357.

« PrécédentContinuer »