Images de page
PDF
ePub

religieux, que la sainteté de leur fondateur fit heureusement respecter, restèrent dépositaires de manuscrits conservés avec d'autant plus de soins, que la plupart étaient peu nombreux ou même uniques dans leur genre (1). C'est ainsi qu'en Europe, sous l'anarchie féodale, c'està-dire dans des circonstances presque analogues, de zélés bénédictins, alors gardiens naturels de la culture. intellectuelle, recueillirent dans leurs monastères, pour les léguer à la postérité, tous ces précieux documents qui ont servi depuis à écrire nos annales.

Si, dès le début de notre occupation en Algérie, nous ne nous étions pas trouvés en présence d'un peuple aussi fanatique que méfiant et ombrageux pour tout ce qui touche à son état social, nous serions déjà parvenus à obtenir communication de chroniques écrites que nous aurions rattachées aux œuvres d'Ibn Khaldoun et de tant d'autres écrivains arabes du moyen-âge. Mais, chez le musulman, la science marche ordinairement de pair avec le sentiment religieux, unis par un lien presque indissoluble, en raison du respect dont sont entourés ceux qui en font profession.

Aussi, dès notre arrivée et à mesure que notre domination s'étendait dans le pays, un étroit et aveugle fanatisme détermina bon nombre de ces familles religieuses. et lettrées dont nous avons parlé plus haut à cacher, à

(1) La bibliothèque des cheïkhs el Islam à Constantine passe pour l'une des plus riches, non seulement de l'Algérie, mais même des états musulmans limitrophes. Jusqu'ici personne, pas même les musulmans, n'ont pu parvenir à y fouiller; mais il faut espérer que, tôt ou tard, les ouvrages et les liasses de papiers qui s'y trouvent sortiront de la poussière et viendront jeter quelque lumière sur l'histoire de Constantine sous la domination turque.

faire disparaître, en quelque sorte, tous leurs livres. D'autres, appartenant à cette classe passionnée que le fanatisme fait divaguer, et avec laquelle il est impossible de raisonner, fuyaient le contact du chrétien avant même d'avoir connu et apprécié ses intentions. Plusieurs se retirèrent au loin, dans le Djérid, sur le territoire tunisien, emportant avec elles tous leurs livres et leurs papiers, et nous privant ainsi de précieux documents que nous serions heureux de retrouver aujourd'hui.

J'ai déjà signalé ce fait, il y a quatre ans, en écrivant l'historique de la grande tribu des Oulad Abd-en-Nour (1) dont le personnage le plus marquant, le marabout Si Seddik ben Iahia, avait enlevé tous les papiers historiques en émigrant au Kef.

Les événements qui se sont succédés depuis une trentaine d'années expliquent donc la disparition de ces rares écrits, que des circonstances fortuites remettent au jour de temps en temps. On ne se forme pas la moindre idée des difficultés qu'on rencontre, non seulement pour les découvrir, mais surtout pour qu'il nous soit permis d'en prendre connaissance. Espérons néanmoins que les matériaux s'accumulant peu à peu, il sera possible à la fin d'en tirer des conclusions générales sur le passé de ce pays.

C'est grâce à l'intervention de Si Ali bey ben Ferhat, notre kaïd de Tougourt et du Souf, que je dois aujourd'hui la communication du Kitab el Adouani; et encore, l'exemplaire mis à ma disposition n'est-il que l'extrait d'un plus volumineux ouvrage dans lequel est retracé le

(1) Voir l'Annuaire archéologique de Constantine de l'année 1864.

curieux et piquant tableau des événements dont le Sahara de Constantine et de Tunis a été le théâtre depuis quatre siècles environ.

Le Kitab el Adouani n'est point un livre dont je veuille m'attribuer la découverte. L'honorable Président de la Société historique algérienne, M. Berbrugger, dont le nom se lie à toutes les questions sérieuses intéressant notre pays, a signalé son existence, il y a déjà longues années, ainsi que le constate la note suivante d'une brochure que j'ai sous les yeux, et qui est extraite, je le suppose, des Nouvelles Annales des voyages:

La géographie devra bientôt, il nous est permis de l'espérer, une nouvelle relation de Tuggurt et des autres oasis méridionales du Sahara algérien, à un savant voyageur qui vient de les parcourir tout récemment. Je veux parler de M. Ad. Berbrugger, conservateur de la bibliothèque et du musée d'Alger. Ce hardi voyageur était à Kouïnine dans l'Oued Souf, à la date du 28 novembre 1850. Il a eu beaucoup à souffrir entre Nefta du bled el Djérid et Kouïnine. Dans la crainte d'ètre rencontré par la tribu insoumise des Nememcha, qui fuyait devant une colonne française arrivée à Tébessa, il a été obligé de rester à cheval pendant 28 heures, sans prendre ni repos ni nourriture. Mais un dédommagement l'attendait à la première étape de cette fuite rapide. Il obtint d'un cheïkh des Troud, nation guerrière et pillarde, le manuscrit qui contient l'histoire du pays. Ce livre, ajoutet-il, a été composé de mémoire et inspiré par la lecture du livre d'El Adouani, que nous ne possédons pas encore. ».

C'est ce livre, jusqu'ici à l'état de desideratum, que nous allons faire connaître.

El Adouani raconte dans un style imagé mais très simple, qne nous pourrions presque qualifier de vulgaire, imité autant que possible dans la traduction, et les vieilles traditions sur les premiers habitants du pays, et les faits dont il a été témoin oculaire ou qu'il a pu recueillir de la bouche d'autres individus. Sa manière détaillée d'exposer les événements, démontre que notre auteur est contemporain de la plupart des épisodes qu'il retrace, et prouve en cela sa véracité. On retrouve sur les cartes du sud du dépôt de la guerre presque tous les lieux et les points isolés qu'il mentionne. Le sujet principal qu'il traite est celui de l'entrée en Ifrikïa (1) des Troud, qui, d'étape en étape, et sans cesser d'être fort incommodes à leurs voisins arrivent dans le Souf dont ils arrachent le territoire aux occupants, après une lutte des plus acharnées. Ibn Khaldoun, Ibn Haucal, El Kaïrouani et bien d'autres écrivains musulmans, ont dépeint l'émouvant tableau de ces flots d'émigrants arabes, peuples ravageurs et indisciplinés, aux appétits de la vie nomade, et dévorant tout sur leur passage, comme ces nuées de sauterelles que nous voyons malheureusement s'abattre sur nos campagnes.

El Adouani rappelle une épisode de ces invasions avec des détails qui nous initient aux mœurs de l'époque; c'est une suite pressée d'incidents qui animent le récit. La scène des femmes excitant leurs maris au combat est pleine de mouvement, quoique racontée dans un style sans prétention. De nos jours encore, il existe à Tarzout et å Guemar une coutume qui semblerait établir que, dans

(1) Les Arabes appellent Ifrikïa le pays occupé aujourd'hui, en partie, par la régence de Tunis.

ces contrées tropicales, les femmes jouissent d'une prépondérance que sont loin d'avoir celles du Tell. Ces deux petites villes, qui font partie des oasis du Souf, étaient encore en rivalité il y a quelques années à peine et vivaient en très mauvaise intelligence; situées fort près l'une de l'autre, le prétexte le plus futile leur faisait prendre les armes, et elles se livraient alors des combats très acharnés. Dans ces guerres, les femmes sortaient le visage et le sein dévoilés, et se plaçaient à la suite des combattants qu'elles animaient et encourageaient par leurs gestes et leurs cris (1). Munies d'un vase contenant du henné délayé, elles couraient au guerrier qu'elles voyaient faiblir et couvraient ses vêtements de cette liqueur, afin qu'il fut reconnu pour delil (signe, indice prouvant sa lâcheté). Cet homme était désormais stigmatisé et aucune femme ne consentait à l'épouser: il se trouvait tellement isolé au milieu des siens, qu'il était souvent obligé de s'expatrier. Cette proscription ne cessait que dans le cas où il parvenait å se réhabiliter par quelque acte de valeur, par quelque prouesse chevaleresque qui faisait oublier sa conduite antérieure. La réhabilitation d'un delil était l'occasion d'une cérémonie présidée par les femmes, qui, toutes, lui donnaient l'accolade en signe d'oubli du passé,

Les Troud, d'après une opinion assez répandue, seraient venus de la Perse: nous verrons plus loin qu'elle est leur véritable origine, et nous dirons dans l'appendice la position que, de nos jours, ils occupent encore dans l'Oued Souf.

(1) Chez les Kablles zouaoua, les femmes suivaient également leurs maris au combat.

« PrécédentContinuer »