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Un autre fait caractéristique qui se dégage du livre d'El Adouani, c'est l'indifférence religieuse dans laquelle étaient tombés, vers les IXe ou Xe siècles de l'hégire, les habitants du Sahara, mélange inextricable d'aventuriers des premières invasions arabes répandus ça et là et fondus au milieu des anciennes populations juives, chrétiennes ou même berbères autochthones, refoulées par les nouveaux conquérants. Ils n'avaient plus aucune religion, dit-il, et leur abrutissement était tel, qu'ils ne rougissaient pas de jouer entre eux dans un état de nudité complète et de se livrer à des actes encore plus abominables.

Les marabouts missionnaires qui entreprirent de les convertir à l'islam, d'abord fort mal accueillis, furent mis dans la nécessité de suspendre leur œuvre de prosélytisme et de s'éloigner au plus vite, pour ne pas s'exposer à être massacrés. Ce passage succinct met en lumière une particularité curieuse faisant pressentir les difficultés que dut éprouver l'expansion du nouveau culte. « Les sahariens, gens entêtés, se répandaient en discours violents et en menaces envers ceux qui voulaient les faire renoncer à leurs vieux préjugés. » Du reste, Ibn Khaldoun ne nous dit-il pas que les populations berbères apostasierent jusqu'à douze fois?

Les guerres des Chabbia contre les souverains tunisiens, leurs incursions fréquentes en Ifrikïa, où ils semaient l'épouvante et la mort, sont également rapportées avec des détails d'un haut intérêt. La confédération des Chabbia, dont la puissance s'étendit depuis l'Ifrikïa jusqu'aux environs de Constantine et des Ziban, jusqu'au littoral de La Calle, a joué un rôle immense dans la province.

Elle portait le nom de la famille de son chef, douadi, c'est-à-dire noble personnage de la tribu des Dreïd, qui était originaire de Chabba ou Sabia, ville située près de Mohedia, dans un canton appelé Kaboudia (l'ancienne Caput Vada où débarqua Bélisaire).

A la suite de guerres malheureuses et de bouleversements politiques comme il devait souvent s'en produire à cette époque, d'autres familles influentes, lasses sans doute de leur rôle secondaire, se mirent à la tête de partisans qui, sous le nom de Hanencha, Nememcha, Harakta, Segnïa ou simplement de Kherareb (les fractions), réussirent à s'affranchir de la suprématie des Chabbia. Dans un travail spécial nous espérons faire connaître prochainement la monographie de chacune de ces tribus, dont les origines et le rôle politique doivent d'autant plus fixer notre attention, qu'elles occupent encore de nos jours une vaste partie du territoire de la province. C'est, du reste, au sein même des tribus qu'on peut le mieux recueillir les traditions originelles et étudier un passé qui sollicite vivement notre attention.

Quoiqu'il en soit, la grande confédération présidée par les Chabbia se disloqua et se morcela par le fait d'un besoin d'indépendance spontané qui surgit à la fois chez tous les fédérés. Les Chabbia, proprement dits, ont presque disparu de la scène du monde; les derniers membres de cette famille, qui exerça un si grand ascendant autour d'elle et finit par rivaliser de puissance avec les princes tunisiens et les pachas d'Alger, sont aujourd'hui réduits à la misère, obscurs et dispersés un peu sur tous les points, tant chez nous qu'en Tunisie.

L'existence agitée d'El Hadef, aussi romanesque que

celle de certains personnages imaginaires des mille et une nuits, présente aussi des phases très attachantes. Jeune orphelin des environs de Biskra, il arrive à Tunis, à la suite d'aventures multiples, et il ne tarde pas à être appelé au poste éminent de conseiller intime du souverain de cette ville. Mais sa chute est presque aussi rapide que son élévation. Il parvient cependant à ressaisir son ancienne position et se rend ensuite à Touzer, dont il est érigé gouverneur. Ses descendants héritèrent de son pouvoir et occupaient encore ce poste il y a peu

d'années.

L'étymologie des différents noms de localités donnés par El Adouani fera enfin l'objet de nombreuses notes explicatives.

Le pays qui a été le théâtre de la plupart des événements que raconte El Adouani n'est autre que la mystérieuse Gétulie des auteurs grecs et romains, c'est-à-dire le Sahara au ciel brûlant, au sol de sable, mais bien moins désert et inculte que son nom ne semble l'indiquer.

Qu'il me soit permis, avant de continuer, d'émettre ici une opinion sur l'étymologie de ce nom de Gétulie. Rien n'est aussi élastique et plus scabreux, je ne l'ignore pas, que les questions de cette nature; on ne doit les aborder qu'avec une extrême réserve: je n'hésite pas cependant, en attendant mieux, et au risque de la voir traiter d'absurde, à formuler une hypothèse qui, de prime abord, peut sembler plausible.

Lors de la fondation de Cyrène, c'est-à-dire 630 ans avant J.-C., les Grecs trouvèrent sur les bords du golfe de la Syrte une population à laquelle ils donnèrent le

nom de Libuë. Cette population n'était autre que la tribu berbère des Leouata, portant le nom patronymique de Liouâ son ancêtre, qui devint Libuë dans la bouche des Grecs. Ceux-ci firent alors ce qu'ont fait tous les conquérants de l'Afrique septentrionale: ils appliquèrent à l'ensemble du pays le nom du premier peuple qu'ils y avaient rencontré, et c'est ainsi que s'est introduit dans la géographie africaine le nom classique de Libye.

Cette étymologic, résultant du rapprochement de diverses circonstances historiques, de la similitude du nom gree Libuë et du nom berbère Liouà, a été présentée par M. Carette et admise comme probable (1).

Ce premier fait exposé, je me suis demandé, à mon tour, si le nom de Gétulie ne proviendrait pas du mot Djalout, qui s'écrit en hébreu et en arabe presque d'une manière identique: Djalout et Djalit.

Or, d'après les traditions recueilliés par les plus anciens auteurs musulmans, la majeure partie des populations de l'Afrique du nord, et surtout du Sahara, sont d'origine Chananéenne. Ils prétendent que lorsque David eut tué le géant Goliath, les Philistins vaincus s'enfuirent de Palestine et vinrent se réfugier en Afrique, et que cette contrée se peupla de leur postérité. Les historiens. et géographes grecs ou latins rapportent des traditions à peu près analogues.

On pourrait admettre, comme dans l'hypothèse relative à l'origine du nom de Libuë, que les Grecs et les Romains, entrant en relations avec les populations du sud, se

(1) Recherches sur l'origine et les migrations des tribus, par M. E. Carette.

disant descendues de Djalout, donnèrent au pays le nom de ses habitants. Si l'on transcrit le mot Djalout ☺lạ, la similitude est très apparente, et on conçoit que, par suite d'une transposition des deux lettres lam et ta, chose qui se voit fréquemment dans toutes les langues transcrites en caractères étrangers, ce mot a pu

être transformé en Djatoul J, d'où serait venu Djétule ou plus correctement Gétule, et par suite Gétulie. Je livre cette étymologie à la sagacité des savants, déclarant d'avance que je ne la présente que comme hypothèse et sans y attacher plus d'importance (1).

L'histoire du Sahara est féconde et ne le cède guère en intérêt aux événements politiques de la zône du Tell. Malgré les ouvrages publiés par plusieurs écrivains distingués, beaucoup de gens en Europe, et même en Algérie, n'ont encore sur cette région lointaine, que des idées fort vagues qu'il serait grand temps de rectifier. Elle est encore, pour beaucoup, une terre inconnue.

(1) Notre confrère, M. Cahen, nous communique à ce sujet la note suivante.

« Votre opinion au sujet des Gétules, qui pourraient bien descendre de la famille de Djelouth, nom arabe du Goliath de la bible, trouve son appui dans ce que certains auteurs juifs du moyen-âge appellent les Berbères ou Maures d'Afrique, du nom de Philistin ou Pelischtim. (Voir Scepher ha-kabala de Abraham ben Daoud, Ed. Amst. p. 6, 43, 44, etc.). Vous n'ignorez pas, sans doute, que Goliath, le Djelouth des Arabes, était le célèbre champion provocateur des Philistins, lorsqu'ils luttèrent contre les Hébreux. (V. Samuel, I, ch. XV). Je dois cependant vous dire que dans le Talmud se trouvent plusieurs passages qui indiquent l'origine des peuples de l'Afrique comme des émigrants de la Palestine, à l'époque où Josué, à la tête des Hébreux, s'emparait du pays promis à leurs ancêtres (v. Talmud Jerus. Schebiith, ch. VI, et Talm. Baby, sanhedrin, p. 91). Cette opinion viendrait à l'appui de celle de Procope.

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