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INTRODUCTION

Ce volume intitulé Chronique d'Abou Zakaria est le premier d'une série dont je ne puis moi-même prévoir la fin. Plaise à Dieu que j'achève ma tâche ! Mais déjà cette publication est à mes yeux une belle récompense de mes courses et de mes fatigues.

Quand, il y a trois ans, je sollicitais de Monsieur le Ministre de l'Instruction Publique et de Monsieur le Gouverneur Général de l'Algérie une mission archéologique et ethnographique dans l'Aouras et dans le Mzab, je ne me dissimulais pas que la seconde partie de mon travail serait la plus difficile. Les Mozabites sont les gens les plus secrets du monde. Tout leur passé et tout leur présent, contenus dans leurs anciens manuscrits et leurs recueils de lois, sont entre les mains de leurs Clercs, (1) Hazzaben, qui nous craignent ou nous haïssent, et, quand

(1) Je traduis ici Tolba ou Hazzaben par Clercs. Les ecclésiastiques du Mzab actuel sont encore constitués comme ils l'étaient au Moyen-Age vis à vis des laïques. Je me réserve d'expliquer cette organisation dans un ouvrage subséquent.

j'entrai dans leur mosquée de Rardaïa, je pus me comparer justement à un Turc pénétrant dans un monastère chrétien du moyen-âge. J'ai réussi sans autre peine que celle d'être patient et d'appliquer les règles de conduite que je me suis faites en pays musulman; mais ce n'est point le lieu d'insister sur ces détails : je dirai plus tard · pourquoi mes devanciers obscurs ou illustres, bien ou mal recommandés, avaient échoué dans leurs tentatives: je raconterai comment je suis parti de Laghouat pour le Mzab, en plein été saharien, quel concours de circonstances m'a concilié les Hazzaben, quelles déceptions m'ont trouvé ferme, et quelles joies m'ont récompensé. Je veux seulement remercier, dès à présent, Monsieur le Général Chanzy, Gouverneur de l'Algérie, qui m'a recommandé de sa personne à la députation des Beni Mzab venue pour le saluer; Monsieur le Général Wolff, commandant le treizième Corps, qui m'a fait faire mon premier voyage dans l'intérieur de l'Algérie, et a dirigé tous les autres de ses bienveillants conseils ; Monsieur le Général de Loverdo, qui a mis à ma disposition, avec une rare libéralité, toutes les notes réunies par ses soins à la subdivision de Médéa; Monsieur Flatters, commandant supérieur du cercle de Laghouat, qui m'a prêté l'appui de son autorité dans le moment le plus critique de mon intrigue à Beni Sjen; Monsieur le capitaine Coyne, chef du Bureau arabe de Médéa, dont tant de voyageurs ont pu apprécier avant moi le savoir et l'urbanité ; enfin les diverses personnes qui m'ont, à Laghouat, aidé de leurs renseignements, fortifié de leur généreuse sympathie : parmi elles, Monsieur le capitaine Spitalier, du bureau arabe, et mon excellent ami Monsieur Gitton, officier d'administration.

La Chronique d'Abou Zakaria était encore inconnue de tous et de moi-même, quand je gravissais, le 5 mai 1878, le rocher abrupt, isolé, qui porte la petite ville guerrière de Melika. J'avais rendu visite, la veille et l'avant-veille, aux riches Clercs de Rardaïa et aux savants de Beni Sjen. Froidement reçu, et leurré de promesses sans effet, je savais que tous les Clercs du Mzab devaient se réunir bientôt dans le marabout de Sidi Abd er Rahman pour se concerter contre moi, et je me demandais quelle parole magique m'ouvrirait le trésor dont la troisième porte allait sans doute m'être fermée comme les deux autres. On m'avait répondu à Rardaïa : « Vous en savez autant que nous sur notre législation: elle dérive du Koran; or, le Koran est entre vos mains. », et à Beni Sjen: << Nos livres d'histoire sont notre propriété personnelle. »> Si les Clercs de Melika, petites gens d'ailleurs en comparaison de ceux de Rardaïa, m'écartaient par ces fins de non recevoir, j'étais perdu; car, le surlendemain au plus tard,les cinq colléges ecclésiastiques des Clercs de l'OuedMzab auraient arrêté leur ligne de conduite à mon égard. Je craignais, mais sans désespérer de ma bonne étoile. Je m'assis en haut du rocher de Melika. Une immense forêt de palmiers s'étendait au loin devant mes yeux depuis le pied de la grosse ville de Rardaïa jusqu'à huit ou dix kilomètres au-delà. En dessous de Rardaïa jusqu'à Melika, les jardins étaient clairsemés; on ne voyait qu'espaces sablonneux et champs de pierres. A droite, dans un ravin latéral de l'Oued Mzab, une bande noirâtre m'indiquait les palmiers de Bou Noura; à gauche, je devinais une autre forêt en arrière de Beni Sjen. Melika, aride, imprenable, propre comme un soldat sous les armes, se dressait au milieu de ces richesses. Je dis aux

notables qui m'entouraient : « Où sont vos palmiers? >>

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« Vous ne possédez

« Fort peu. »

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pourquoi ? «‹ l'Oued, au-dessous de Rardaïa ; il y en a de pareilles audessus. L'Oued Mzab appartient aux gens de Rardaïa qui nous font mourir de faim : ils captent l'eau. »> - « Et vous ne pouvez rien du côté de Bou Noura ou de Beni Sjen ?»> - « Nous possédons un peu, de concert avec Bou Noura; mais nous sommes ennemis de Beni Sjen. Nous l'avons incendiée autrefois, du temps du cheikh Baba Aïssa. » Cette conversation dissipa mon souci. J'entrai dans la ville.

Voyez cette longue digue en travers de

Les ruelles de Melika sont plus propres que celles de nos villages. Les maisons basses, toutes bâties sur le même modèle, et de plain-pied sur le rocher, y rendent sensible plus que nulle part ailleurs le principe égalitaire de la cité mozabite. Les visages qui m'entouraient étaient sympathiques. Un des principaux Laïques me conduisait par la main et me prodiguait les paroles bienveillantes. Il me fit entrer dans sa maison. Tous les autres grands de Melika vinrent m'offrir leurs services. J'acceptai un verre d'eau, et je demandai que l'on avertit les Clers. Ils m'attendaient dans une petite maison voisine de la mosquée. Dans aucune ville Mozabite les Clercs ne sont venus à moi; ils représentent l'antique royauté des Imams ibadites. Comme je portais le costume arabe, moins la corde de chameau signe distinctif des laïques chez les Beni Mzab, je n'hésitais pas à laisser mes chaussures à la porte de leurs salles de conseil, suivant la coutume, et je leur accordais toutes les marques de déférence que notre politesse admet et que leur situation

exige. J'allai donc chez les Clercs de Melika, et je les saluai profondément, les pieds nus, la main sur la poitrine, comme j'avais salué ceux de Rardaïa et de Beni Sjen.

Nous nous assîmes sur des chaises, autour d'une table, dans une petite pièce carrée surmontée d'une coupole. Les principaux Laïques étaient entrés, et causaient familièrement avec les Clercs. Parmi ces derniers, trois seulement semblaient d'importance. Ce n'était point l'assemblée rigide et taciturne de Rardaïa ; j'avais devant moi des sortes de paysans lettrés qui tenaient aux choses de ce monde par mille attaches. Si c'était là que je devais décidément vaincre ou mourir, je n'avais qu'à remercier la fortune de son dernier champ de bataille.

Je leur fis lire ma lettre de recommandation, et je leur dis: « Je viens à vous du Nord de la France; je ne suis pas Algérien ; je désire obtenir connaissance de vos chroniques, de vos coutumes, et de vos documents législatifs. Je suis un chercheur de science comme vous-mêmes. Si vous me refusez vos livres, il n'en résultera pour vous aucun mal; si vous me les communiquez, vous en retirerez de grands avantages, car les Arabes vous calomnient, disant que vous êtes sortis de la religion par ignorance. Je vous répète ce que j'ai dit à Rardaïa et à Beni Sjen. On m'a beaucoup promis à Rardaïa; mais on m'a conseillé de ne point m'adresser ailleurs je ne pense pas que Rardaïa, bien qu'elle soit la plus riche, commande dans l'Oued Mzab. A Beni Sjen, on m'a dit que je ne trouverais rien chez vous. J'ai voulu néanmoins vous rendre visite; et vous offrir l'occasion d'être tout ensemble agréables au Gouvernement et utiles à votre pays. Je ne vous demande pas de réponse immédiate. »>

J'avoue que le lendemain je fus ému quand, après un

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