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conde. Certes, au point de vue politique, une parenté de doctrine entre nos commerçants mozabites d'Algérie et les princes guerriers du Nedjed est peu inquiétante. D'ailleurs, quel politique algérien s'embarrasserait d'un travail sur l'Arabie centrale ? Mais en s'élevant jusqu'au point d'où les décadences et les renaissances des peuples apparaissent à l'historien comme les modifications des planètes de différents âges se révèlent à l'astronome, l'esprit se réjouit de voir se renouveler dans l'Arabie une secte religieuse qui s'éteint parmi nous. Une vive lumière éclaira l'histoire des lettres quand nos trouvères reproduisirent les cycles homériques, l'histoire des arts quand les Medicis renouvelèrent en Italie la Grèce de Periclès, l'histoire de la nature quand le sol australien fut trouvé recouvert de la végétation primitive de notre globe. Etudier l'Arabie centrale contemporaine, c'est étudier l'Algérie telle qu'elle fut au Moyen-Age.

Revenons aux cinq Maugrebins, disciples d'Abou Obéïda. Au moment où Abou el Khottab, Abd er Rahman ben Roustem, Ben Derrar, Daoud, et Hacim, se dirigèrent de Bosra vers l'Afrique occidentale, toutes les populations berbères, depuis la Cyrénaïque jusqu'à Tanger, bouleversées par la conquête arabe, opprimées outre mesure, entraînées dans des guerres lointaines jusqu'au bord de la Loire, et, pour toute récompense, écrasées d'impôts, vendues sur les marchés, attendaient des libérateurs avec angoisse. Il y avait à peine cinquante ans que le roi de l'Aouras occidental, Kocila, à la tête de troupes chrétiennes, avait tué Sidi Okbah ben Nafa et fait une hécatombe de soixante-dix compagnons du Prophète sous les murs de Tehouda; à peine trente que la reine de l'Aouras oriental, la Kahina juive, avait écrasé

l'armée de Hassan dans la plaine de l'Oued Nini. El Bekri dit positivement qu'une partie du Maroc était encore chrétienne à la fin du VIIIe siècle de notre ère, et Ibn Khaldoun, que les Berbers furent onze fois apostats avant de croire décidément à l'islamisme. Ce n'est pas qu'ils fussent hostiles aux Musulmans: j'oserai même dire que la simplicité apparente de la formule « il n'y a qu'un Dieu »> convenait mieux à ces populations grossières que le profond mystère de notre Trinité chrétienne; mais dans la doctrine que leur appliquaient les Khalifes de Damas ils voyaient se renouveler l'orthodoxie des Empereurs de Rome et de Byzance, et les lieutenants de ces Khalifes les gouvernaient avec une rigueur qui dépassait de beaucoup celle des plus féroces Proconsuls.

C'est une longue histoire qui sera faite un jour sans doute, et qui jettera une vive lumière sur notre Algérie, que celle de ces Donatistes et de ces Circoncellions, mauvais chrétiens, plus berbères encore qu'hérétiques, dont les fureurs causèrent la ruine de l'Afrique romaine dès le quatrième siècle. Ce qu'ils demandaient ou repoussaient, nos Kabyles, nos Chaouïa et nos Mozabites, tous nos Berbers en un mot, le demandent et le repoussent encore. Nous en savons seulement qu'ils étaient ennemis de la hiérarchie ecclésiastique, poussaient les rigueurs de la discipline religieuse au-delà des limites de la nature humaine, vivaient dans une crainte perpétuelle de Dieu et de ses jugements, professaient le mépris du monde, et confondaient dans une haine commune les évêques catholiques et les grands propriétaires. Les populations indigènes que les lois et les mœurs romaines des trois premiers siècles de l'ère chrétienne avaient maintenues, quoi qu'on en dise, dans un abaissement réel, avaient

d'abord accueilli le Christianisme avec joie parce que le Sauveur est mort pour tous les hommes, et elles avaient interprété les divines promesses de l'Evangile dans le sens d'une Rédemption sociale immédiate; mais l'orthodoxie officielle de Constantin et de ses successeurs les avait cruellement détrompés. D'ailleurs, le Christianisme ne pouvait pas faire que les grands propriétaires romains ou romanisés ne détinssent toutes les bonnes terres et tout le commerce de l'Afrique. Parqués dans de grands villages dont nous surprenons encore les maigres vestiges au sud de la province de Constantine, ils n'avaient point accès dans les villes monumentales de leurs maîtres, sinon les jours où ils venaient y porter, comme des tributs, leurs huiles et leurs laines. Le semblant d'égalité qu'ils tiraient du Christianisme était pour eux une cause de révolte incessante, plus active peut-être que les souffrances de l'ancienne oppression, car les classes inférieures qui s'élèvent s'irritent plus du dernier obstacle que des premiers. Ils écoutaient donc avec avidité les clercs chrétiens qui par excès de zèle se prodiguaient au milieu d'eux, et leur enseignaient un christianisme conforme à leurs désirs. Nommés Circoncellions à cause de la fréquence de leurs tournées, ces clercs leur répétaient qu'ils étaient devant Dieu les égaux, sinon les supérieurs des riches, que les titres et les grades provoquent plutôt la colère que les faveurs célestes, que la richesse matérielle est un vain et dangereux ornement, et qu'un jour viendra où les palais orgueilleux tomberont au souffle de la trompette de l'Archange, comme les murs de Jéricho. Les Berbers du quatrième siècle, gens à tête dure, comme les nôtres, entendaient ces beaux discours dans leur sens réel, et n'en demandaient pas davan

tage. Peu leur importait que le schisme des Donatistes eût commencé par une simple compétition, presque une question de préséance: ils n'en voulaient voir que la conséquence brutale, et, le fer et le feu à la main, tous ces nouveaux convertis qui la veille encore adoraient Ifru ou Djann dans leurs cavernes et dans leurs bois, ravagèrent les villas, puis les villes, au nom du Christ. C'est aux Circoncellions que nous devons les steppes desséchés qui s'étendent aujourd'hui entre les ruines de cent villes, autrefois florissantes, et les canaux brisés, les sources taries, les plantations détruites à jamais sur ce sol africain dont la fertilité doit autant à l'industrie de l'homme qu'à la nature.

<< Le donatisme, dit M. Saint-Marc Girardin (1), n'est point une hérésie, c'est un schisme; car les donatistes croient ce que croit l'Eglise catholique; seulement, selon eux, les traditeurs ont souillé la pureté du caractère épiscopal; ils ont interrompu la descendance naturelle des apôtres. Ne cherchez ici aucune des subtilités famillières aux hérésies de la Grèce ou de l'Orient. L'esprit africain est à la fois simple et violent, et il ne va pas jusqu'à l'hérésie, il s'arrête au schisme; mais il y met un acharnement singulier. Il y a peu d'hérésies qui soient nées en Afrique. L'Arianisme n'y vint qu'avec les Vandales, et encore ce n'était pas l'Arianisme subtil, tel que l'Orient l'avait connu, disputant sur la consubstantialité du Père et du Fils; c'était un Arianisme plus simple et plus à la portée de l'esprit barbare, qui faisait du Père et du Fils deux dieux, dont l'un était plus grand et plus puissant que

[1) Cité par M. d'Avezac, dans son Histoire et description de l'Afrique. (Collection de l'Univers.)

l'autre. Les hérésies Africaines, et elles sont en petit nombre, n'ont jamais rien eu de subtil et de raffiné. Les Célicoles, dont Saint-Augustin parle quelque part, ne sont qu'une secte qui penche vers le déïsme primitif des Juifs; ils semblent être en Afrique les précurseurs lointains dn Mahométisme. Les donatistes Africains n'ont ni avec le Judaïsme, ni avec le Mahométisme aucune analogie de dogme, car ils ne contestent aucune des croyances chrétiennes; mais ils ont avec ces deux religions une grande ressemblance extérieure.

« C'est la même allure de fanatisme; c'est le même goût pour la force matérielle. Les Donatistes ont, comme tous les partis, leurs modérés et leurs zélés; les modérés, qui s'appellent surtout les donatistes; les zélés qui sont les circoncellions. Les Donatistes sont les docteurs et les diplomates du parti, ils désavouent l'usage de la violence, ils font des requêtes aux empereurs; ils inventent d'habiles chicanes pour échapper aux arrêts rendus contre leur schisme; ils écrivent contre les docteurs catholiques, ils les calomnient et les insultent. Ils ne sont du reste ni moins obstinés, ni moins ardents que les Circoncellions. Ils se déclarent les seuls saints, les seuls catholiques. Les Circoncellions sont l'armée et le peuple du parti; ils représentent l'Afrique barbare, comme les donatistes représentent l'Afrique civilisée. Les Circoncellions sont des bandes nomades qui se mettent sous un chef, parcourent le pays. Ils font profession de continence; mais le vagabondage amène la débauche dans leurs bandes. Le but de leurs courses est de faire connaître la sainteté de leur église, aussi leur cri de guerre est: Louange à Dieu (Deo Laudes), cri redouté, car, partout où il retentit, il annonce le pillage et la mort. Comme les Circoncellions

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