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meuse secte ismaélienne des Assassins? Leur Cheikh leur faisait entrevoir dans les vapeurs d'une lourde ivresse un palais féerique où leurs désirs grossiers étaient tous satisfaits, puis il les rendait à la réalité, et leur promettait au nom d'Allah, de leur rouvrir les portes du séjour diviu, s'ils le méritaient par quelque action hardie: ensuite il armait leur main du poignard familier aux Chiites. Bien avant les Ismaëliens, mais dans les justes limites d'une foi modéréc par la raison, les Ibadites, au temps d'Abou Bilal, achetèrent le Paradis en échange de leurs vies. Ils composèrent une sorte de bataillon sacré de dévoués avides de mourir. Bienheureux ceux qui mouraient les premiers, et devançaient les autres dans le royaume des joies éternelles ! Ces dévoués étaient quarante .Ils recrutaient des troupes, fomentaient des insurrections, conspiraient à Bosra, à Coufa, à La Mecque, au Caire, paraissaient sur les champs de bataille, se dérobaient, revenaient à la charge, jusqu'à ce que leur nombre fût réduit à trois. On les appelaient les Chourat, acheteurs, ou mieux vendus. Leur pacte avec Allah n'admettait pas le repos. Leur maison était la campagne, dit la Règle, et la campagne leur maison; la guerre était leur état ordinaire, la paix leur état exceptionnel. Les autres Ibadites faisaient les prières complètes chez eux, et les réduisaient à deux en voyage: les Chourat récitaient les prières complètes en voyage: et les prières réduites dans leur famille. N'est-il point quelque analogie entre ces quarante et les juges d'Israël? Ne saurait-on trouver dans le passé une institution à peu près semblable? Nous en voyons bien la suite dans les Assassins du treizième siècle; mais les chaînons antérieurs de ce fait historique se perdent encore dans l'obscurité.

On cite divers traits de courage d'Abou Bilal, Il avait battu complètement un ccrtain Eslem ben Draa, et ce dernier en avait gardé un souvenir si vif qu'il répondit un jour, comme on l'accusait de lâcheté : « J'aime mieux subir vos reproches et garder ma vie qu'affronter encore Abou Bilal. » Cependant, dès la fin du septième siècle, il fut évident pour les Ibadites aussi bien que pour les Sofrites, que leurs bandes, quelqu'animées qu'elles fussent, ne pouvaient rien contre les troupes régulières des Khalifes, et que toutes leurs tentatives, au moins dans l'Irak, ne leur rapporteraient jamais que les palmes du martyre. Comme la victoire est le signe des élus d'Allah, les populations qui les avaient d'abord suivis se détachaient d'eux. Ils ne désespérèrent pas, bien qu'ils fussent réduits à de petits groupes; car Allah a dit qu'il est avec les « moins nombreux » ; mais ils songèrent à porter la parole divine dans des contrées lointaines, peu accessibles aux armées des Tyrans; là, ils pourraient fonder en toute liberté le royaume de Dieu. En attendant, ils entretinrent leur foi dans des conciliabules et dans des écoles secrètes.

Nous possédons très peu de renseignements sur ces écoles secrètes des premiers temps du Ouahbisme persécuté; elles n'en sont pas moins un sujet d'étude digne d'intérèt, parce qu'elles furent le principe de la constitution théocratique actuelle de notre Oued Mzab.

Elles portaient communément le nom de Halga, « cercle », parceque les auditeurs avaient coutume de s'asseoir en cercle pour écouter la parole du maître ; mais le mot halga signifie aussi «< carcan», et ce sens est celui que les Clercs de l'Oued Mzab se plaisent à lui donner. Tous les élèves étaient en effet soumis à une discipline

sévère et à des devoirs communs qui nous rappellent nos confréries monastiques. Je n'oserais affirmer qu'il y eût dès cette époque des degrés parmi les membres de la Halga; rien ne m'autorise à faire remonter jusqu'au huitième siècle de notre ère l'institution des Néophytes, des Ecrivains, des Lecteurs, que nous trouverons plus tard au onzième chez les Ibadites du Magreb: cependant ces distinctions sont nécessaires dans toutes les écoles religieuses, et le Christianisme pouvait en offrir le modèle aussi bien dans la Perse que dans l'Afrique occidentale.

Le Cheikh, maître de la Halga, enseignait d'abord la grammaire arabe sans laquelle la religion ne saurait être comprise, ensuite les preuves de l'unité de Dieu et tout ce qui concerne les actes d'adoration, tels que la prière, lə jeûne, le pèlerinage, puis la jurisprudence et particulièrement les «< jugements, » chapitre important qui règle les rapports des vrais Croyants avec le monde entier, puis diverses sciences accessoires, telles que les mathématiques, dont la première utilité était l'équité dans les partages, enfin la science des étoiles qui était à proprement parler l'astrologie. Il s'attachait surtout à réfuter les opinions contraires à la saine doctrine. Ces Mchèkh formaient une classe très militante. Nous les verrons conduire chacun sa halga sur les champs de bataille, à la façon de nos évêques du moyen-âge qui menaient leurs clercs contre les païens. Il en périt des centaines autour de Tiaret et dans le Djebel-Nefous. Ils n'hésitaient pas à invoquer les foudres du ciel contre eux-mêmes aussi bien que contre leurs adversaires en cas de dispute théologique. Les deux rivaux allaient se poser chacun sur une colline, face à face, et là, prosternés devant Allah, ils le priaient d'immoler à l'instant celui des deux qui commettait l'erreur. Rompus

aux persécutions, tenaces dans leur assurance de la vie future, pleins de mépris pour ce bas-monde fugitif, toujours tremblants devant Allah, juge souverain de leurs œuvres, mais fiers à l'excès de leur pauvreté devant les grands de la terre, ils étaient ce que sont encore leurs successeurs de Beni-Sjen ou de Rardaïa, avec cette différence qu'il y avait toujours alors un cachot ouvert pour les recevoir, une épée levée pour les frapper. Les peuples qui ne vivent que dans les choses présentes ont leurs listes de rois célèbres qui sont les époques de leur histoire : les Roum avaient les Césars; les Persans, les Kosroès; les Espagnols, les Alphonse; les Tartares, les Khans; les Arabes, les Khalifes: les Ibadites ont leurs Mchèkh. Ils disent à l'époque du cheikh Omar ou du cheikh Ahmed, comme nous disons: au siècle de Henri IV et de Louis XIV. Ils en suivent la descendance spirituelle depuis le Prophète, et nulle part la chaîne n'est interrompue. Leurs paroles, leurs fuites, leurs combats, leurs miracles sont les grands événements de leurs annales étranges, si contraires à toutes nos conceptions, annales dans lesquelles tout ce qui nous intéresserait est regardé comme inutile, et dont les détails les plus fastidieux pour nous sont le plus longuement exposés, reflet d'une société dont les chefs qualifient nos inventions et nos tendances vers un état meilleur de désordre impie, et qui, repliée sur ellemême, daignant à peine compter les jours qui passent sur elle comme les flots sur un écueil, n'attend qu'une aurore, celle du jugement dernier.

Vers 720, à Bosra, dans une cave soigneusement fermée, dont la porte était gardée par un esclave, une halga recueillait les paroles d'un Cheikh, élève de Djabir ben Zied, et originaire du Nedjed. On le nommait Abou Obeïda.

Si quelque passant s'approchait du réduit, l'esclave agitait une chaîne, et le bruit des voix cessait à l'instant dans la petite catacombe. Les auditeurs étaient presque tous venus de loin, et jeunes. L'un descendait des rois de Perse et arrivait de Kirouan d'Afrique, l'autre était né à Rdamès; tel était de pure race arabe, tel était sorti de l'Oman encore sabéen. En même temps qu'il leur imprimait à tous la même marque religieuse, le Cheikh éveillait en eux l'ambition de régner sur leurs compatriotes. Malgré la misère des temps, il n'était rien d'impossible à la volonté d'Allah. Déjà des Ouahbites isolés, véritables missionnaires, avaient pénétré dans les profondeurs de l'Afrique et de l'Arabie. Peut-être le moment était venu de proclamer là-bas la vraie religion. Les Musulmans persécutés par les Omméïades avaient dû se cacher, comme autrefois le Prophète lui-même, pendant l'Hégire; mais, après la Voie secrète de l'Hégire, Allah avait accordé aux Fidèles la Voie de gloire, la prospérité miraculeuse d'Abou Bekr et d'Omar. Pourquoi cette Voie de gloire ne serait-elle pas ouverte une seconde fois dans l'Oman ou dans le Magreb? Allah a prédit que l'Islam deviendrait un jour aveugle, puis recouvrerait la vue, qu'il tomberait comme un arbre, puis serait relevé: Or, on ne relève pas un arbre par les racines, mais par la tête. Où était le pied de l'arbre ? Dans le Hidjaz. Où en était la tête ? Bien loin, aux extrémités de l'Empire. L'Oman était un pays d'élection le Prophète a dit que le pélerinage des gens de l'Oman vaut deux fois celui des autres. Quant au Magreb, Allah a déclaré positivement par la bouche de l'Envoyé que les Berbers régénèreront l'islamisme. » Certes, ce fut un grand jour, que celui où les disciples du Cheikh de Bosra le quittèrent, et partagés en deux troupes, se

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