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discours de même genre dans lequel la digue de Rardaïa tenait sa place, je vis un des Clercs poser sur la table un objet carré enveloppé d'un mouchoir blanc. C'était un volume. Si j'avais su alors ce que je sais aujourd'hui, que des préceptes religieux transmis de siècle en siècle interdisent aux Mozabites et surtout à leurs Clercs toute communication avec l'étranger, j'aurais pu juger de mon bonheur; néanmoins, je fus pénétré d'une joie que je dissimulai de mon mieux. Toutes mes fatigues passées me revinrent en mémoire pendant que le Clerc déliait les nœuds du mouchoir: je revis dans un éclair rapide les mauvais chemins de l'Aouras, les plaines nues des Nememcha, Tolga où j'ai failli être assassiné, Khamissa où j'ai fait travailler seul quatre-vingts Arabes pendant deux mois, et mes longues stations sous la tente chez les Amamra et les Ouled Yacoub. Le livre, de dimension moyenne, pouvait contenir quatre cents pages d'une bonne écriture arabe. Je lus en tête :

Première partie du Livre des Biographies et des Chroniques des Imams, ouvrage du cheikh, du distingué, du savant, du seigneur, du généreux, de l'équitable Abou Zakaria Iahia ben Abi Bekri, qu'Allah le recueille dans sa miséricorde, et nous fasse trouver dans son livre profit et bénédiction. Amen.

Les clercs m'expliquèrent que la Chronique proprement dite comprenait seulement le premier tiers du volume, et que le reste était rempli de traditions analogues à nos Vies des Saints. Je ne devais pas songer à l'emporter, mais on laisserait copier pour moi la partie historique. Le livre fut refermé avec soin, enveloppé de nouveau dans le mouchoir, et le Clerc qui me l'avait apporté me dit : « Vous vous êtes fié à nous: nous nous fions à vous. Nous vous demandons le secret tant que vous serez

dans l'Oued Mzab, et nous espérons que vous ne nous

oublierez pas. >>

Le même jour, un jeune homme, voleur fugitif mais calligraphe émérite, vint jusqu'à la maison de mon hôte en se couvrant le visage, et me fit ses offres de service. Nul Clerc ne pouvait, sans encourir l'excommunication, me copier une seule page de la Chronique, et la copier moi-même était me réduire à l'inaction pendant un mois. J'acceptai l'aide du jeune homme, et je lui fis remettre le volume; mais je ue négligeai pas de revenir à Melika pour prendre de ses nouvelles, et mon inquiétude ne cessa que quand il me remit les cahiers dont je donne ici la traduction. Que dis-je ? Je ne fus rassuré qu'en rentrant dans Laghouat. Il est vrai que je rapportais alors d'autres manuscrits encore plus précieux.

La Chronique d'Abou Zakaria n'est point un livre d'histoire, à proprement parler. Emanée d'une société religieuse, rédigée par un Cheikh pour ses disciples, elle contient des détails qu'un lecteur moderne peut croire. inutiles; mais ce reproche de puérilité que l'on adresserait aussi bien à la Chronique de Villehardouin, est généralement mal fondé en ce qui touche les documents du Moyen-Age chrétiens ou musulmans, et serait particulièrement injuste dans le cas présent. L'Introduction qui va suivre, empruntée à d'autres ouvrages Mozabites également inédits, me permettra de définir exactement cette compilation et d'en faire valoir l'importance.

Les Beni Mzab, qualifiés d'hérétiques par les Arabes d'Algérie et par les autres Berbers convertis aux doctrines de l'Imam Malek, sont la plus ancienne de toutes les sectes de l'Islamisme. Leur nom véritable en tant que sectaires est Ouahbites Ibadites, et le moment précis de leur

constitution à l'état de groupe distinct est l'époque du fameux Arbitrage entre Ali et Moaouïa.

On sait qu'Ali, gendre du Prophète, en était venu aux mains avec Maoaouïa, son compétiteur au Khalifat. Les milices persanes et les milices syriennes avaient couvert de morts le champ de bataille de Siffin, et les Persans vainqueurs s'étaient arrêtés devant les exemplaires du Koran que les Syriens avaient élevé subiteinent au bout de leurs piques. Ali s'était laissé fléchir, et avait admis que deux arbitres décideraient entre lui et Moaouïa. Le sang n'avait-il pas assez coulé ? N'était-il pas temps de fonder à jamais sur une convention adınise par tous les Musulmans le Khalifat, cette base de l'Islam? L'Envoyé d'Allah ne s'était point désigné de successeur. Le premier Khalife avait été élu après de longs débats; le second avait été nommé d'avance par son prédécesseur; le troisième était sorti d'une élection restreinte et contestée. Tous trois avaient péri de mort violente, Abou Bekr empoisonné, Omar frappé d'un coup de poignard dans la mosquée, Othman traversé de deux coups d'épée dans sa maison. Quel avenir un tel désordre promettait-il aux Croyants et à leurs Emirs? Ne valait-il pas mieux s'en remettre à une famille, aux Alides, aux Omméïades, et promettre d'un commun accord obéissance à ces nouveaux Césars lieutenants du Prophète ?

Des voix s'élevèrent du sein même de l'armée d'Ali contre cette tentative de paix. Que signifie, dirent les mécontents, l'arbitrage en pareille matière? Le livre d'Allah, le Koran, admet le jugement par arbitres dans deux cas seulement la chasse sur le territoire sacré de la Mecque, et le désaccord entre deux époux. Nulle autre contestation ne peut être résolue par des arbitres. D'ailleurs, y a-t-il

contestation touchant le Khalifat? La parole d'Allah est claire. Quelque nom qu'il porte, Khalife, Imam, Emir, le chef des Croyants est celui que les Croyants ont élu, à condition qu'il commande avec justice et se conforme aux bons exemples de ses devanciers. La seule faveur que la loi accorde au rebelle est de laisser ses vêtements sur son cadavre, s'il a cru à l'unité d'Allah. Donc Ali, Emir des Croyants, chargé par eux de défendre la religion, n'a qu'un devoir, strict, immuable, celui de combattre à outrance Moaouïa. S'il hésite et lui propose la paix, il devient rebelle à son tour.

Ces farouches interprètes des paroles divines, ne songeaient certes pas à substituer, comme on pourrait le dire aujourd'hui, une sorte de gouvernement républicain au despotisme naissant des Alides et des Omméïades. Au contraire, ils réclamaient d'Ali l'application de la plus despotique des lois, dans son sens le plus rigoureux, prêts à perdre les biens fragiles du monde présent, et même la vie, pour maintenir la saine interprétation du texte koranique. Ils ne craignirent pas de menacer Ali lui-même. Que leur importait même le gendre du Prophète, s'il cessait de marcher dans la voie d'Allah?

Cette fois, les Montagnards furent victimes de la Gironde. Ali déclara les adversaires de l'arbitrage sortis de son commandement, Kharidjites (1); bientôt ils furent

(1) Un de mes interprètes mozabites, comme je traduisais Kharidjites par rebelles, hérétiques, sortis de la religion, s'indigna. Je lai objectai que ce sens, dérivé du verbe arabe kharadja « sortir » est celui que nous trouvons chez tous les historiens arabes et chez leurs traducteurs [ Ibn Khaldoun.- Baron de Slane ] ; il me répondit : « Il n'est pas un Mozabite qui l'accepte, car Ali a dit : Ils m'ont nui parce qu'ils sont sortis contre moi. Cela signifie que nos ancêtres religieux se sont séparés d'Ali, mais non pas de la religion. Nous sommes plus religieux,meilleurs musulmans que les Arabes. «

persécutés avec tant de violence, qu'ils se résolurent à vendre leur vie les armes à la main. Eux-mêmes rapportent qu'ils se réunirent à Bosra, chez un d'entre eux, Abd Allah ben Ouahb, et se choisirent deux chefs, l'un pour le combat, l'autre pour la prière; mais Abd Allah ben Ouahb leur dit : « Il vous faut mieux, il vous faut un chef perpétuel, une colonne inébranlable, un drapeau dans la lutte. » Ce n'était rien moins que proposer d'élire un Khalife. Ils suivirent son conseil, et offrirent, mais vainement, à quatre d'entre eux l'honneur funeste de les précéder toujours dans la bonne voie. Un cinquième accepta: c'était précisément Abd Allah ben Ouahb. Il ajouta « Certes, ce pouvoir n'est pas une jouissance dans ce monde, mais je ne l'abandonnerais pas par crainte de la mort. » Ils combattirent à Nehrouan, sous le nom de Kharidjites, que leur donnaient leurs adversaires, mais ils se disaient entre eux Ouahbites, (1) du nom de leur chef. Ali engagea l'action avec répugnance, et se montra clément après la victoire. Ils étaient quatre mille tout au plus il n'en resta que dix, suivant Maçoudi. Abd

(1) Si l'on écrivait Ouahabites au lieu de Ouahbites, on commettrait une grosse erreur. Le chef des Kharidjites de Nehrouan ne se nommait pas Abd Allah ben Ouahab, mais Abd Allah ben Ouahb. Il existe un Imam Ouahbite, fils d'Abd er Rahman ben Roustem, qui se nomme Abd el Ouahab : écrire Ouahabite serait faire dériver la doctrine de nos beni Mzab de cet Imam. Pour faire valoir cette distinction, je citerai l'exemple suivant: nos Mozabites se disent Ouahbites Ibadites Mizabites Ouahabites, et une de leur secte se dit Ouahbites Ibadites Mizabites Noukkar. Cette secte repousse (de là le nom de Noukkar) le nom de Ouahabites par ce qu'elle ne reconnait pas l'Imam Abd el Ouahab, mais elle se dit Ouahbite parce qu'elle vénère comme tous les Kharidjites Abd Allah ben Ouahb. Je dois cette remarque au cheikh Amhammed Atfièch de Beni Sjen.

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