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On raconte qu'après la journée de Mânoua, quand la nuit se fut faite sur le champ de bataille, un soldat d'Ibrahim ben Ahmed vint chercher son frère parmi les morts pour l'emporter et l'enterrer; il le trouva, en effet, et le chargea sur une bête de somme; mais il aperçut une forme à peu près semblable à un lévrier qui errait parmi les morts du côté des Musulmans, et il l'entendit qui disait « Proclamez le nom d'Allah, ô gens du paradis.» Les morts musulmans répondirent tous: «< Allah est grand. » La forme humaine passa du côté des soldats 'Abbassides et dit : « Aboyez, chiens de l'enfer. » Tous aboyèrent, et même son frère déjà placé sur la bête de somme, aboya. Il laissa le cadavre retomber à terre, et s'enfuit l'abandonnant sur le chemin.

Quand l'ennemi se fut rassasié du massacre des Nefousa et de leurs alliés, il apprit que le reste des gens de notre doctrine s'était retiré à Qantråra. Il marcha vers eux et les atteignit. I les attaqua après le lever du soleil, en fit un grand massacre, et choisit quatre-vingts de leurs légistes et de leurs docteurs, qu'il attacha avec des

entraves.

On rapporte que lorsqu'il sortit de Qantrâra, il demanda s'il restait encore des gens de la doctrine. On lui dit qu'il y avait dans le Nifzaoua un de leurs plus savants légistes, nommé Abou Beker Yousef el Nefousi. Il envoya des messagers de ce côté, avec ordre de ramener le cheikh. Quand ce dernier les vit venir, il leur demanda la permission de prier deux reka'at avant de partir avec eux, et quand il les eut priés, il invoqua le secours d'Allah (qu'il soit exalté). Allah envoya un vent extrêmement violent et une ombre épaisse qui sépara le cheikh d'avec ses ennemis Le Cheikh prit la main de son fils Yousef, car il

était presque aveugle, et se dirigea vers Maouteh (*5,...).

Cependant l'impie ennemi d'Allah marchait vers la ville de Kirouan, emmenant les quatre-vingts docteurs. Tous portaient des entraves Or, parmi eux, était un savant nommé Ibn letsoub, dont les talons avaient été coupés. Quand vint la nuit, ses compagnons l'exhortérent à fuir; mais il n'y voulut point consentir, à moins qu'ils ne le lui ordonnassent. Ils le lui ordonnèrent ; alors, il fit sortir son pied de l'entrave et s'échappa. Or, quand on était venu pour l'entraver, il avait bien montré d'abord que ses pieds manquaient de talons; mais on l'avait entravé quand même. Cependant, après sa fuite, Ibrahim ben Ahmed se vengea sur ses compagnons, et les fit tous massacrer jusqu'au dernier. Ensuite il continua sa marche sur Kirouan, y pénétra et s'y fortifia.

C'est lui qui fit bâtir une suite de poste-vigies sur toute la côte du Maghreb, depuis Sebta jusqu'à Alexandrie, et voici pourquoi il le fit: Au moyen de l'observatoire qu'avait bâti Alexandre Dou I'Kornin, les habitants d'Alexandrie apercevaient les voiles des Roum sur la mer aussi loin qu'elles fussent, et ainsi ils étaient en mesure de les éloigner d'eux et de tout leur voisinage. Or, quand Ibrahim ben Ahmed eut bâti ses châteaux le long de la mer, il ordonna aux Alexandrins d'allumer un feu dès qu'ils apercevraient une voile des Roum au moyen de la lorgnette de l'Observatoire; les gens du château le plus voisin devraient en allumer un à leur tour aussitôt qu'ils verraient ce signal, et ainsi de suite sur toute la ligne des châteaux, dont le dernier était à Sebta. Ainsi les Musulmans pourraient se défendre contre les Roum. En effet, pendant un très long temps ensuite, les Roum ne purent

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rien contre le rivage des Musulmans (1), et les Musulmans entreprirent, au contraire, contre eux et contre leur pays, des courses fructueuses. Le roi des Roum en conçut un vif chagrin ; il réunit les gens de son royaume et leur demanda quelle ruse il pourrait employer. Alors un Juif, à ce qu'on raconte, se présenta et dit : « O roi, si tu veux me permettre d'entrer dans le trésor public et d'y prendre ce qui m'est nécessaire, je t'affranchirai de ce souci, s'il plaît à Allah. » Le roi répondit : « Fais comme il te plaira, et puise à ton gré dans le trésor. » Le Juif alla donc au trésor et en tira une quantité considérable de perles de toute sorte et de pièces d'or frappées à l'effigie des anciens. Il s'en chargea et partit pour le pays d'Alexandrie. Là, il creusa des trous dans toutes les montagnes aux environs de la ville, et y enfouit ses richesses, puis il adopta une tenue et des allures magnifiques, et se présenta comme un homme savant dans l'art de découvrir les trésors des temps passés. La nouvelle de son arrivée parvint au Sultan du Caire; ce dernier l'envoya chercher, et le Juif se mit à faire sortir du sol ce qu'il y

(1) Le texte porte « les Unitaires ». Je le traduis par Musulmans, bien qu'il s'agisse ici des Mahometans en général, et que le mot « Musulmans » soit généralement réservé par la chronique aux seuls Ibâdites. Musulmans traduit, en effet, plus exactement que Mahometans. Quant au sens exact de Unitaires, on sait que tous les Musulmans sont unitaires par rapport aux chrétiens, qui « associent » suivant eux, deux Dieux au Dieu unique, et les Ibâdites, les Çofrites, les Ouahhabites actuels du Nedjed, se disent unitaires par rapport aux autres Mahométans. La légende ci-dessus est un de ces contes qui se mêlent si souvent aux souvenirs historiques des Berbers; mais je ne sache pas que les Aghlebites aient jamais établi une suite de phares d'Alexandrie ȧ Tanger.

avait enterré lui-même. Comme les richesses qu'il mit au jour étaient extraordinaires, il excita d'abord un grand étonnement, puis il gagna bientôt la confiance de tous. Quand il en fut là, il dit au Sultan : « Certes, il existe ici un trésor plus considérable que tous les autres réunis, Ce trésor est dans l'Observatoire, sous le télescope. Si le Sultan me permet de déplacer le télescope, nous enlèverons ce qui se trouve au-dessous, et nous le nettoierons, car il est rouillé, puis nous le remettrons en place. » Le Sultan y consentit par avidité, mais quand le télescope eut été déplacé par les gens qui devaient creuser en dessous et le nettoyer ensuite. le Juif disparut sans laisser de traces. En vain on tenta de rétablir le télescope dans sa position primitive; on n'y put jamais parvenir.

TRADITION CONCERNANT OBEÏD ALLAH (1) ET SON ARRIVÉE DANS LE MAGHREB, PUIS SES SUCCESSEURS EL KACEM ET SON FILS ISMAÏL ET SON FILS MAHAD, AINSI QUE LA MARCHE DE MAHAD SUR LE CAIRE ET LA MARCHE DU CHEIKH ABOU KHEZER, EN OUTRE RÉCIT DES LUTTES QUE SOUTINRENT CONTRE EUX LES BADITES.

Un grand nombre de nos compagnons ont rapporté qu'obeïd Allah vint de l'Orient, et que son origine re

(1) Ce personnage est le fameux Obeïd Allah el Mehdi, fils de Mohammed el Habib, onzième imâm de la secte chiite des Ismaïliens. Nous voulons d'autant plus insister sur cette secte, que ce fut elle qui ruina le petit royaume ibâdite de Tiâret.

Le mot Chia'a, d'où nous avons fait Chiites, signifie compapagnons, « sectaires », et désigne les partisans d'Ali et de ses descendants. Leurs sectes s'accordent à déclarer :

1° Que l'imâmat ne doit pas être électif ;

2. Que l'Imam est impeccable;

montait à Ali ben Abi Taleb et à Fatma, fille de l'Envoyé d'Allah (qu'Allah répande sur eux ses bénédictions). Il savait par avance qu'il serait roi dans une ville nommée

3° Que le premier Imam fut désigné par le Prophète ; 4 Qu'Ali fut la personne choisie pour cet office.

Ils devaient donc être ennemis mortels des Ibâdites; car ces derniers veulent que l'Imâm soit électif et constamment révocable; en outre Ibn Moldjem, qui tua Ali, était un des leurs. L'histoire nous offre ici un spectacle curieux, éminemment dramatique, les héritiers de la doctrine et du meurtre d'Ion Moldjem aux prises avec les descendants d'Ali, deux cent cinquante ans après le forfait.

Les sectes principales des Chiites sont :

1 Les Zéïdites. Une branche de cette secte admettait, comme les Ibâdites, l'imâmat d'Abou Beker et d'Omar, et même l'élection de l'Imam, à condition que le personnage choisi descendit de Fatma, femme d'Ali. Les Imâms zéïdites sont : Ali, fils d'Abou Talib; El Hasan ben 'Ali; El Hocein ben 'Ali ; 'Ali Zeïn el 'Abedin ben el Hocein; Zeïd ben 'Ali Zeïn, fondateur de la secte, tué en Orient; Iahia ben Zeïd; Mohammed ben 'Abd Allah, tué par les troupes d'El Mansour l'Abbasside, dans le Hidjaz; Ibrahim, frère du précédent, qui eut le même sort : Mohammed, cousin des précédents, tué en Orient par les troupes du khalife El Motacem; El Zendji, qui eut le même sort; Idris, frère de Mohammed ben 'Abd Allah, qui fonda le royaume de Tlemcen et de Fez; El Hasan Ibn Zeïd, qui fonda un royaume dans le Tabaristan; El Atrouch, qui s'établit dans le Dilem. C'est donc de ces Zeïdites que sont sortis les Idricites de Fez. Cette considération, qu'une de leurs fractions admettait l'éligibilité de l'Imâm, s'ajoute à celles que nous avons déjà exposées, d'où il résulte qu'ils ne voulurent ni ne purent nuire réellement aux Ibâdites de Tiåret.

2° Les Keiçanites. Ils enseignaient que l'Imamat passa des enfants de Falma à un autre fils d'Ali, Mohammed Ibn el Hanefia (Keïçan, l'auteur de la secte, était client de ce Mohammed). De Mohammed, l'Imamat passa à son fils Ibrahim, puis à son neveu 'Abd Allah es Saffah, fondateur de la dynastie des 'Abbassides. C'est pourquoi Ibn Khaldoun compte les 'Abbassides au nombre des Chiites.

3o Les Imâmiens duodécémains. Ils comptent jusqu'à douze

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