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L'arrière-garde d'Omar-Agha, attaquée brusquement à son passage aux Biban, éprouva des pertes énormes, et ce qui avait été prévu par Tchaker se réalisa. Le bachagha, ayant un sujet de plus pour faire naître la malveillance et le mécontentement, réussit à obtenir la destitution de son ennemi.

Nous avons déjà vu que l'infortuné Nâman-Bey fut, en effet, étranglé à Msila. Tchaker lui succéda en 1814. En même temps qu'il apprenait sa nomination, le nouveau bey recevait du pacha l'ordre formel de signaler ses premiers actes en punissant les Bou-Rennan d'une manière exemplaire. L'ordre du pacha dénonçait cette famille comme s'étant liguée avec Nâman pour détruire les troupes du bach-agha à leur passage aux Biban, singulière façon d'expliquer l'attentat commis, et à laquelle Tchaker, dans sa duplicité, ne devait pas être étranger.

Tchaker, type incarné de la barbarie turque, était d'autant plus disposé à exécuter strictement la volonté du souverain, qu'il avait lui-même grand intérêt à se débarrasser au plus tôt de complices gênants, dont les révélations intempestives eussent infailliblement fait écrouler tout l'échafaudage de sa nouvelle fortune. Il tint secrètes les instructructions du pacha, et il eut même l'astuce d'envoyer un de ses agents dévoués et aussi fourbe que lui aux Ouladbou-Renan, leur annoncer la nouvelle de son avénement au pouvoir et de la réalisation très-prochaine de leurs souhaits. En agissant avec tant de duplicité, il n'avait d'autre but que de donner encore plus de confiance aux Bou-Rennan, de détourner tout soupçon et de prendre au piége toute la nichée d'un seul coup de filet.

Aussitôt cette nouvelle connue, les Bou-Rennan, chas

sèrent les Oulad-el-Hadj, les Abd-el-Selam et les BenGuendouz, firent de grandes fêtes en l'honneur de leur avénement prochain, et leur doyen, Mohammed-el-Messaoud, se mit à la tête du pays.

L'hiver suivant, Tchaker, parti de Constantine avec une colonne, passa par Setif et Aïn-Taghroul, où il resta deux jours. C'est de là qu'il entra en relations directes avec les Mokrani, invitant séparément chaque branche de la famille à se réunir sans en excepter personne, et à se présenter à lui dès qu'il serait arrivé auprès de Bordjbou-Arreridj, où il comptait régler les affaires de la Medjana.

Deux jours après, la colonne turque dressait son camp autour de la Koubba de Sidi-Betka. Les Oulad-el-Hadj et les Bou-Rennan, venus de points différents au rendez-vous, se rencontrèrent à une faible distance des tentes turques. Ces derniers, joyeux et fiers, narguaient leurs rivaux en leur disant que le nouveau bey étant leur ami, ils allaient seuls recueillir l'héritage de l'autorité le malheur des uns faisait la satisfaction des autres.

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Les Oulad-el-Iladj, choqués par la fierté de ce langage et sentant le péril extrème de leur position, s'arrêtèrent dans l'angoisse et l'indécision, ne sachant s'ils devaient continuer leur marche ou revenir sur leurs pas.

El-Hadj-Abd-el-Selam calma leur terreur en leur recommandant de ne point perdre courage.

Nos rivaux, leur dit-il, ont mis en effet le nouveau bey dans leurs intérêts; mais ils oublient qu'il est au monde trois choses sur la stabilité desquelles on ne doit pas compter: la mer, le temps et le caprice des sultans. Ce jour nous sera peut-être funeste, mais il est main

tenant trop tard pour réfléchir. Allons par conséquent où la destinée nous conduit. Nul ne meurt sans l'ordre de Dieu tenons tête à l'orage! »

Les groupes se remettent en marche, toujours séparément et pénètrent bientôt au milieu du camp turc. Tchaker-Bey, impassible, les attendait. Pour bien faire connaître le principal acteur de la scène de carnage que nous allons raconter, nous n'avons qu'à retracer le portrait caractéristique qu'en a fait l'historien des beys (1):

« Le physique, chez Tchaker-Bey, rendait fidèlement << l'image de ce qu'il était au moral. Son corps, de << moyenne taille, était gros et trapu; et au moment où nous le dépeignons, il avait acquis avec les années une obésité remarquable. Sa tête était solidement rattachée ‹ à ses épaules par un cou court et gras. Un poil long « et rude couvrait son visage. Il prisait beaucoup, et les Π <taches de tabac dont ses moustaches grisonnantes et

sa barbe à demi blanchie, étaient sans cesse maculées, << donnaient à cette figure un aspect repoussant. Sous de noirs et épais sourcils fortement arqués et ne laissant << entre eux qu'une imperceptible solution de continuité,

se cachaient deux petits yeux vitreux, rayés de sang, <qui s'illuminaient par fois d'un éclat sinistre. Le jeu <habituel de sa physionomie révélait une cruauté

froide, qui se traduisait au dehors par un rire sardonique et strident. Mais quelque accès de rage, affluant du cœur à la tête, venait-il empourprer sa joue d'ordinaire incolore, alors ce n'était plus un homme; « c'était un tigre sauvage que la balle mal assurée du

(1) M. Vayssettes, Histoire des Beys de Constantine.

chasseur imprudent a rendu furieux. De ses deux prunelles jaillissaient des étincelles de feu, ses narines se < gonflaient démésurément, sa bouche écumait et ses lèvres à peine desserrées ne s'entr'ouvraient que pour articuler des paroles de mort. >

Les Bou-Rennan, avec cet empressement qui distingue des gens qui, se sentant appuyés dans leurs prétentions, s'attendent à être bien accueillis et comblés d'honneur, mettent pied à terre et courent vers le bey.

Mohammed-el-Messaoud, doyen de la branche des BouRennan, se présente le premier, le sourire sur les lèvres pour commencer le cérémonial du baise-mains. Au moment où il se penche obséquieusement vers Tchaker-bey, celui-ci le saisit rudement par la barbe et fait un signe à ses satellites, qui s'emparent aussitôt de la victime. Les BouRennan, atteints subitement d'une terreur panique cherchent à se dérober à la mort par la fuite; mais huit d'entre eux restent entre les mains des chaouchs. Sur un nouveau signe du bey, on leur tranche la tête. Cet ordre brutal fut exécuté dans toute son épouvantable rigueur sous les yeux de Tchaker, qui, insensible à la pitié et aux remords, contemplait ce terrible spectacle avec un sourire amer.

L'un des Bou-Rennan tomba, assure-t-on, comme foudroyé par la terreur en voyant décapiter ses frères. Les cadavres des victimes furent enterrés sur place, et leurs têtes, expédiées à Constantine, restèrent pendant plusieurs jours exposées sur les remparts de la ville. Un autre, duquel descendent les derniers représentants de cette branche de la famille, réussit à se sauver au galop, laissant la bride de son cheval entre les mains du janissaire qui l'avait déjà saisie.

La sévérité de ce châtiment souleva contre Tchaker la haine de toutes les familles influentes du pays. Du reste, le massacre des Bou-Rennan n'était pas le moindre des crimes du despote, qui joua le principal rôle dans toutes les scènes de sang et de pillage et fut l'auteur de tous les maux que peut produire la rapacité et la cruauté.

Les Mokrani survivants firent immédiatement le vide autour du camp turc, et allèrent de tente en tente répandre le bruit de l'atroce massacre, exhortant chacun à la vengeance et à pousser la guerre à outrance. La sinistre nouvelle de ce guet-apens se répandit ainsi de proche en proche, soulevant contre les Turcs tous les esprits et tous les cœurs.

Tchaker, sans plus tarder, se porta contre les douars des rebelles établis à Dra-Metnan. Le succès dépendait de la rapidité et de la vigueur de l'attaque; mais l'alarme était déjà donnée dans les tribus lorsqu'il y arriva, et chacun, pour venger la trahison et le meurtre d'un père ou d'un frère était résolu à défendre vaillamment sa vie. Les janissaires furent reçus à coups de fusil, et tandis que les hommes défendaient le terrain pied à pied, les femmes et les enfants purent s'enfuir en sûreté dans les montagnes avec leurs troupeaux et leurs tentes sans avoir essuyé aucune perte. Là, se borna l'expédition contre les Mokrani; la passion sanguinaire du bey trouva largement de quoi s'assouvir; mais sa cupidité n'y gagna rien. I revint à Constantine les mains vides, et songea à tourner ses vues ailleurs.

Quelques mois s'écoulèrent sans nul incident, pendant lesquels la Medjana vécut indépendante, c'est-à-dire absolument livrée à elle-même. Cependant les Mokrani ne

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