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Arabchah; récit dont les détails pourraient inspirer une certaine méfiance au lecteur. Je vais maintenant traduire ces passages, d'après les manuscrits de la bibliothèque du roi et l'édition de l'Adjaïb-el-Macdour, imprimée à Calcutta. On sait que le texte et la traduction publiés par Manger fourmillent de fautes et qu'on ne doit s'en servir qu'avec beaucoup de circonspection.

« Quand ils [les habitants de Damas] se virent trompés dans leurs espérances [par le départ précipité du sultan d'Egypte], et qu'ils reconnurent le malheur qui venait de leur arriver, ils tinrent une réunion composée des grands de la ville, ainsi que des personnages marquants qui s'y trouvaient en ce moment, savoir le grand cadi Mohi-ed-dîn-Mahmoud-Ibn-el-Izz le hanéfite, son fils le grand cadi Chihab-ed-dîn, le grand cadi Teki-ed-dînIbrahim-Ibn-Mofleh le hanbelite, le grand cadi Chems-ed-dînMohammed-en-Nabolosi le hanbelite, le cadi Nacer-ed-din-Mohammed-Ibn-Abi-'t-Téib, secrétaire particulier [du sultan]; le cadi et vizir Chihab-ed-dîn-Ahmed-Ibn-es-Chehid (le grade de vizir conservait encore alors quelque éclat), le cadi Chihab-eddîn-el-Djéïani le schafite, le cadi Chihab-ed-din-lbrahîm-Ibn-elCoucha le hanéfite, le naïb-el-hokm (député du chef-magistrat). Quant au cadi chafite Alâ-ed-dîn-Ibn-Abi-'l-Bakâ, il avait accompagné le sultan dans sa fuite, et quant au cadi malékite Borhan-ed-din-es-Chadli, il venait de mourir martyr comme nous avons déjà dit. Ces hommes distingués sortirent de la ville pour demander grâce, après s'être consultés et mis d'accord sur le langage qu'ils devaient tenir. >>

« Lors du départ du sultan avec ses troupes, le grand cadi Ouéli-ed-din-Ibn-Khaldoun se trouva environné par l'armée de Timour. C'était un homme très-distingué et un de ceux qui étaient venus [en Syrie] avec le sultan. Quand celui-ci vit manquer son projet et abandonna son entreprise, Ibn-Khaldoun parut ne pas s'être aperçu [du mouvement rétrograde de l'armée], de sorte qu'il se trouva pris [dans la ville] comme dans un filet. Il logeait au collège Adlïa, et ce fut là que les personnages que nous avons nommés vinrent le trouver, afin de commettre à sa prudence la conduite de cette affaire. Il se trouva bientôt d'accord avec eux,

et ils lui confièrent l'entière direction de leur entreprise. En effet, ils n'auraient pu se dispenser de se faire accompagner par lui; il était malékite de secte et d'aspect 1, et il s'était montré un second Asmâi par le savoir. Il partit en conséquence avec eux, portant un turban léger, un habillement de bon goût, et un bournous aussi fin que son esprit et semblable par sa couleur [foncée] aux premières ombres de la nuit 3. »

« Ils le mirent à leur tête, parfaitement disposés à accepter les conditions, avantageuses ou non, qu'il pourrait obtenir par ses paroles et ses démarches. Ayant paru en présence de Timour, ils se tinrent debout, remplis de frayeur et d'appréhension, jusqu'à ce que le prince daignât calmer leurs inquiétudes en leur permettant de s'asseoir. Alors il s'approcha d'eux avec empressement, et passa de l'un à l'autre en souriant; puis il commença à les examiner attentivement et à étudier leur conduite et leurs paroles. Frappé de l'apparence d'Ibn-Khaldoun dont l'habillement différait de celui de ses collègues, il dit : « Cet homme-là n'est pas du pays. » Ceci amena une conversation dont nous raconterons les détails plus loin. Dès lors, on commença à s'entretenir librement, et un repas de viande bouillie ayant été servi, une portion convenable en fut placée devant chaque convive. Les uns s'en abstinrent par scrupule de conscience, d'autres négligèrent d'y toucher pour se livrer au plaisir de la conversation; quelques-uns, et le grand cadi Ouéli-ed-dîn fut du nombre, se mirent à manger de bon appétit..

...

<< Pendant le repas, Timour les épia d'un regard furtif, et Ibn-Khaldoun tournait ses yeux de temps à autre vers le prince, les baissant chaque fois que ce dernier fixa les siens sur lui.

Malékite d'aspect, c'est-à-dire d'un aspect grave et imposant comme celui de Malek, l'ange gardien de l'eufer. Le style d'Ibn-Arabchah fourmille de jeux de mots semblables.

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* Asmâi était un célèbre philologue et littérateur arabe.

3 L'auteur de l'Anbd dit positivement qu'Ibn-Khaldoun conservait toujours l'habillement de son pays et ne portait jamais le costume des cadis.

Enfin, il haussa la voix et parla ainsi : « Seigneur et émir, je >> rends grâce à Dieu tout-puissant! J'ai eu l'honneur d'être pré» senté aux rois de plusieurs peuples dont j'ai immortalisé les >> exploits dans mes ouvrages historiques; j'ai vu tel et tel prince » d'entre les Arabes, j'ai été à la cour de tel et tel sultan, j'ai » visité les pays de l'Orient et de l'Occident, je me suis entre>> tenu avec chaque émir et officier qui y gouvernait, et, grâce » à Dieu! je viens de vivre assez longtemps pour voir celui » qui est le véritable roi, le seul qui sache gouverner. Si les >> mets qu'on sert chez d'autres princes ont la propriété de ga>> rantir [de leur colère] celui qui en mange, les mets que tu » fais servir ont, de plus, celle d'ennoblir le convive et de le >> rendre fier.» Timourfut charmé de ces paroles, et, se tournant vers l'orateur, il négligea toutes les autres personnes pour s'entretenir avec lui. Il lui demanda les noms des rois de l'Occident, leur histoire et celle de leurs dynasties, et il entendit avec le plus vif plaisir le récit que lui en fit Ibn-Khaldoun. ' » «Quéli-ed-dîn-Abd-er-Rahman-Ibn-Khaldoun le malékite, grand cadi d'Egypte et auteur d'un ouvrage historique, dressé sur un plan entièrement original, était (à ce que j'ai entendu dire par une personne qui l'avait vu et s'était entretenue avec lui) un homme d'une grande habileté dans les affaires, et un littérateur de premier ordre. Quant à moi, je n'ai jamais eu l'occasion de le voir. Il vint en Syrie avec les troupes de l'islamisme [l'armée égyptienne], et, lors de leur retraite, il tomba entre les mains de Timour. Dans un de leurs entretiens, l'affabilité de Timour l'ayant mis à son aise, il lui tint ce discours : « Seigneur et émir! je te >> prie en grâce, qu'il me soit permis de baiser cette main qui >> doit subjuguer le monde ! » Une autre fois, ayant récité à ce prince une portion de l'histoire des rois de l'Occident, celui-ci, qui prenait un grand plaisir à lire et à entendre lire des ouvrages historiques, en témoigna une vive satisfaction et exprima le désir de l'emmener avec lui. A cette invitation Ibn-Khaldoun fit la

1 Dans cet endroit et dans le paragraphe suivant, le traducteur s'est attaché à rendre les idées piutôt que les paroles d'Ibu-Arabchah.

réponse suivante : « Seigneur et émir! l'Egypte ne veut plus >> d'autre maître que toi; c'est à ton autorité seule qu'elle con>> sentira à obéir. Quant à moi, je dois reconnaître que tu me >> tiens lieu de richesses, de famille, d'enfants, de patrie, d'amis >> et de parents; pour toi, j'oublie les rois, les hommes puissants, » les grands, l'espèce humaine tout entière; car tu réunis >> toutes les qualités qui faisaient leur mérite. Je n'ai qu'un seul » regret, c'est de ne pas avoir passé toute ma vie à ton service > et de n'avoir pas eu le plaisir de te voir plus tôt. Mais le destin >> m'a enfin dédommagé de cette privation; je vais maintenant » échanger l'illusion contre la réalité; et combien aurai-je raison » de répéter ce vers du poète :

Que Dieu te récompense de ta démarche! Mais, hélas! tu es arrivé bien tard.

« Entouré de ton patronage, j'entrerai dans une nouvelle vie, je blâmerai la fortune de m'avoir tenu si longtemps éloigné de » ta présence, et je passerai le reste de mes jours à ton service. >> Attaché à ta personne, j'aurai atteint le faîte des honneurs, et » ce temps sera l'époque la plus brillante de mon existence. >> Mais ce qui m'afflige, c'est [de ne pas avoir ici] mes livres, dans >> la composition desquels j'ai passé ma vie, y travaillant jour et »> nuit. Ils renferment les fruits de mes études, l'histoire du >> monde depuis la création, celle des rois de l'Orient et de l'Oc>>cident. Si j'avais ces volumes sous la main, je t'assignerais la première place parmi ces princes, et le récit de tes exploits >> ferait pâlir leur renommée; car tu es l'homme aux batailles, >> celui dont les triomphes ont répandu le plus vif éclat, même >> jusqu'au fond du Maghreb. C'est toi qui as été annoncé par la langue inspirée des favoris de Dieu; c'est toi que les tables astrologiques et le Djefer attribué à Ali, le commandant des » croyants, ont désigné ; c'est toi dont la naissance a eu lieu >> sous la grande conjonction des planètes, toi dont la venue de

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1 Le Djéfer est un livre de prédictions fort célèbre parmi les musulmans. Voy. la Chrestomathie de M. de Sacy, t. II, p. 300.

2 Tamerlan portait effectivement le titre de Saheb-el-Coroun, c'est-àdire seigneur des conjonctions.

>> vait être attendue vers la fin du temps ! Mes ouvrages sont au >> Caire, et si je pouvais me les procurer, je resterais attaché à >> ton service; car, Dieu soit loué, j'ai rencontré celui qui sait » m'apprécier, patroniser, et estimer, etc.!....

>> Timour lui demanda alors la description du Maghreb, des royaumes que ce pays renferme, de ses routes, villes, tribus et peuples..., et Ibn-Khaldoun lui raconta tout cela comme s'il eût eu le pays sous les yeux, et il fit ce rapport de manière à ce qu'il s'accordât avec les idées de Timour sur ce sujet... Timour lui fit alors le récit de tout ce qui s'était passé dans son propre pays, de ses guerres avec les autres rois, de l'histoire particulière de ses officiers et de ses enfants..... Il convint ensuite avec le cadi Ibn-Khaldoun, que celui-ci se rendrait au Caire pour en amener sa famille, ses enfants et prendre ses beaux ouvrages, et qu'il reviendrait sans aucun retard, lui promettant le sort le plus avantageux lors de son retour.

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>> Ibn-Khaldoun partit donc pour la ville de Safed, et se tira ainsi de sa position difficile. »>

Dans le mois de Ramadan de la même année, Ibn-Khaldoun fut nommé grand cadi malékite d'Egypte, en remplacement de Djemal-ed-dîn-el-Acfehsi; et dans le mois du second Djomada 804, il fut lui-même remplacé par Djemal-ed-dîn-el-Biçati.

Au mois Dou-'l-Hiddja 804, il fut encore nommé cadi à la place d'El-Bicati, par lequel il fut remplacé de nouveau dans le mois de Rebiâ premier 806.

Dans le mois de Chaban 807, Ibn-Khaldoun fut nommé grand cadi pour la cinquième fois; il remplaça El-Biçati; mais, dans le mois de Dou-'l-Câda de la même année, il fut encore remplacé par El-Bicati.

Enfin, vers le milieu du mois de Ramadan 808, il remplaça El-Biçati; mais il mourut le 25 du même mois (16 mars 1406 de J.-C.).

1 Si Ibn-Arabchah a rapporté exactement les paroles d'Ibn-Khaldoun, celui-ci se sera remarié en Egypte.

FIN DE LA VIE D'IBN-KHALDOUN.

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