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méfiance du monarque ayant été éveillée, il nous fit emprisonner tous les deux. L'émir fut bientôt relâché, mais ma détention se prolongea pendant deux ans et ne finit qu'à la mort du souverain. >> On verra plus tard l'émir lui envoyer un diplôme de premier ministre, circonstance qui nous paraît justifier l'accusation qui lui coûta ainsi la liberté.

<< Le sultan Abou-Einan, continue-t-il, mourut le 24 de Dou'l-Hiddja 759 (1358), et aussitôt le vizir, régent de l'empire, El-Hacen-Ibn-Omar, me tira de prison et m'ayant revêtu d'une pelisse d'honneur, il me fit monter à cheval et réintégrer dans tous mes emplois. Je voulus retourner à ma ville natale, mais je ne pus obtenir son assentiment; aussi, je continuai à jouir des honneurs qu'il se plaisait à m'accorder. A la fin, les Mérinides se révoltèrent contre lui et il succomba. >>

te ministre avait placé sur le trône un fils du monarque défunt, jeune enfant de cinq ans, sous le nom duquel il espérait gouverner l'empire. Il ne se doutait guère que le prince AbouSalem, frère d'Abou-Einan, viendrait bientôt de l'Espagne où il s'était réfugié et enlèverait au jeune sultan le commandement des Mérinides. Abou-Salem s'étant fait débarquer sur le territoire des Ghomara, au Sud-Est de Ceuta, travailla à se gagner des partisans, pendant que son agent, Ibn-Merzouc, agissait à Fez dans le même but. « Cet homme, dit Ibn-Khaldoun, connaisait l'amitié » qui régnait entre moi et les principaux Mérinides; aussi, eut-il >> recours à mes services dans l'espoir de gagner ces chefs. En » effet, je décidai la plupart d'entre eux à promettre leur appui >> au prince. J'étais alors secrétaire du régent Mansour-Ibn>> Soleiman, lequel venait d'être placé par les Mérinides à la tête » de l'empire, et tenait El-Hacen-Ibn-Omar assiégé dans la » Ville-Neuve de Fez.» « Quand j'eus obtenu des Mérinides >> la promesse de soutenir le sultan Abou-Salem, Ibn-Merzouc » invita El-Hacen-Ibn-Omar à reconnaître cè prince pour sou» verain. Fatigué de la longueur du siége, El-Hacen y consentit >> avec empressement, et aussitôt on vit les chefs mérinides aban>> donner Mansour et passer dans la ville assiégée. Je partis sur >> le champ pour annoncer cette bonne bonne nouvelle à Abou

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» Salem. » « Ce fut au milieu du mois de Châban 760 » (juillet 1339), que ce monarque fit son entrée dans la capitale » du royaume. Il y avait seulement quinze jours que je m'étais » rallié à lui, et maintenant je me trouvais faire parti de son >> cortège. Il me sut bon gré de mon empressement à le seconder, >> et m'ayant nommé son secrétaire privé, il me chargea de rédi>> ger et écrire toute sa correspondance. Bientôt après ma nomi>> nation, je me dévouai à la culture de la poésie, et je composai plusieurs pièces de vers, les uns bons, les autres médiocres, » que je récitai, en présence du sultan, aux jours de fète. Quelque >> temps s'était déjà écoulé quand Ibn-Merzouc, ayant été admis >> dans la familiarité du souverain, parvint à s'emparer de son >> esprit à l'exclusion de tout autre concurrent. Dès lors, je cessai » de me mettre en avant, pour m'occuper uniquement de mes >> devoirs officiels. Le sultan, vers la fin de son règne, me confia » les fonctions de juge souverain, chargé de rendre justice aux >> malheureux qui avaient à se plaindre des hommes trop pais» sants pour être justiciables de tribunaux ordinaires. Je fis >> alors droit à bien du monde; aussi, Dieu, je l'espère, m'en >> récompensera. Pendant ce temps je demeurai en but aux ca» lomnies d'Ibn-Merzouc qui, poussé par l'envie et la jalousie, >> cherchait à me perdre dans l'esprit du sultan ; - non-seule>>ment moi, mais tous les autres hauts fonctionnaires de l'état ; >> mais enfin, sa conduite imprudente amena la déchéance et la >> mort de son maître. »>« Le vizir Omar-Ibn-Abd-Allah s'étant >> alors mis à la tête des affaires, me confirma dans mes fonctions et >> m'accorda une augmentation d'ictá1 et de traitement. L'impru>>dence de la jeunesse me porta alors à viser plus haut : comptant » sur l'amitié de longue date qui régnait entre le vizir et moi, je >> présumai trop de mon pouvoir sur son esprit ; puis, trouvant >> qu'il ne montrait pas assez d'empressement à reconnaître mes >> services par l'avancement, je cessai de le fréquenter. Dès lors, >> il changea de sentiments à mon égard, et me témoigna une telle » froideur que je demandai la permission de m'en retourner à

Voy. page 447, note 2.

» Tunis. Cette faveur me fut refusée : les Beni-Abd-el-Ouad >> venaient de reprendre Tlemcen et l'empire du Maghreb central; » je pouvais être utile à Abou-Hammou, le souverain abd-el» ouadite, et cette pensée décida le vizir à repousser mes » sollicitations. Je persistai néanmoins dans mon intention, et » ayant gagné l'appui de son gendre et lieutenant, Masoud-Ibn>> Rahhou-Ibn-Maçaï, en lui récitant un poème dans lequel je lui dépeignis ma position, j'obtins l'autorisation d'aller partout où » je voudrais, excepté à Tlemcen. Je me décidai pour l'Espagne, >> et ayant écrit au seigneur de Constantine, le sultan Abou-'l>> Abbas, pour lui recommander 1.a femme et mes enfants, je >> les envoyai dans cette ville chez leurs oncles maternels, les fils » d'Ibn-el-Hakim, ancien caïd [ou général en chef des armées » hafsides]. Je me mis alors en route pour Ceuta. >>

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Voici le motif qui décida Ibn-Khaldoun à passer en Espagne. En 761 (1359-60), Abou-Abd-Allah-Mohammed-Ibn-el-Ahmer, fils d'Abou-'l-Haddjadj et sultan de Grenade, avait été détrôné par son frère Ismaïl. Obligé de se réfugier auprès du souverain mérinide, il s'y présenta avec son vizir, le célèbre Liçan-ed-DînIbn-el-Khatib. Fortement appuyé par Ibn-Khaldoun, il obtint du sultan Abou-Salem assez de secours pour pouvoir rentrer en Espagne. Une année plus tard, il remonta sur le trône de ses pères, et depuis ce moment il conserva pour Ibn-Khaldoun une reconnaissance qui ne se démentit jamais.

En l'an 764 (4362-3), notre historien arriva à Ceuta d'où il traversa le Détroit, et aussitôt débarqué à Gibraltar, il écrivit à Ibn-el-Ahmer et à Ibn-el-Khatib pour les avertir de son arrivée. L'accueil le plus honorable et le plus empressé l'attendit à Grenade; installé dans un beau logement que le vizir avait fait disposer pour sa réception, il fut admis dans la société intime du souverain et il en devint bientôt le confident et le compagnon inséparable.

<«<L'année suivante, dit-il, ce monarque m'envoya en mission >> auprès de Pèdre (Pierre-le-Cruel), fils d'Alfonse et roi de Cas» tille. J'étais chargé de ratifier le traité de paix que ce prince >> avait conclu avec les souverains de la côte africaine; et, à cet

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» effet, je devais lui offrir un présent composé de belles étoffes » de soie et de plusieurs chevaux de race portant des selles d'or. » Arrivé à Séville où je remarquai plusieurs monuments de la >> puissance de mes ancêtres, je fus présenté au roi chrétien. >> Il me reçut avec de grandes marques d'honneur, et m'assura qu'il éprouvait une vive satisfaction à me voir. Son médecin >> juif, Ibrahîm-Ibn-Zerzer, lui avait déjà fait mon éloge et l'avait >> instruit de la haute illustration de mes aïeux. >> << Il voulut >> alors me retenir auprès de lui, en promettant de me faire >> rendre les biens que mes ancêtres avaient possédés à Séville » et qui se trouvaient alors entre les mains d'un des grands de >> son empire. Tout en lui faisant les remercîments que méritait une pareille offre, je le priai de m'excuser si je ne l'acceptais » pas, et je continuai à conserver ses bonnes grâces. Lors de >> mon départ, il me fournit des bêtes de somme et des provi»sions de voyage, ainsi qu'une très-belle mule, équipée d'une » selle et d'une bride garnies d'or, que je devais présenter au >> sultan de Grenade. >>

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Établi tranquillement en Andalousie, Ibn-Khaldoun se décida à y faire venir sa famille, et pendant quelques mois il demeura avec elle dans sa belle campagne d'El-Bîra. Cette terre, située dans la plaine de Grenade, lui avait été donnée par Ibn-elAhmer.

Il commença enfin à remarquer que la faveur dont il jouissait auprès du sultan excitait la jalousie du vizir Ibn-el-Khatib. Cette découverte le décida à quitter l'Espagne et à rentrer en Afrique. Un autre motif contribua à hâter son départ : l'émir Abou-AllahMohammed, son ami et son compagnon de prison, venait de remonter sur le trône de Bougie et l'avait invité à venir remplir auprès de lui les fonctions de chambellan, charge que Yahya, frère d'Ibn-Khaldoun, remplissait déjà par interim. « Dans nos >> royaumes du Maghreb, dit notre historien, l'office de cham» bellan (hadjeb) consiste à diriger l'administration de l'état et » à servir d'intermédiaire entre le souverain et ses grands >> officiers. >>

Bien que le sultan de Grenade désapprouvât le projet d'Ibn

Khaldoun, il finit par y donner son consentement. Vers le milieu de l'an 766 (mars-avril 1365), notre auteur fit voile d'Alméria, et, après quatorze jours de navigation, il débarqua à Bougie où le sultan Abou-Abd-Allah avait fait de grands préparatifs pour le recevoir. Revêtu sur le champ des fonctions de chambellan, il y réunit celles de prédicateur de la grande mosquée, et tous les matins, après avoir expédié les affaires publiques, il se rendait à la mosquée de la citadelle afin d'y enseigner la jurisprudence pendant le reste de la journée. Vers cette époque, le sultan fut obligé de conduire une expédition contre les Douaouida, Arabes nomades dont une partie s'était établie dans le Ferdjîoua, et IbnKhaldoun prit une part très-active à cette expédition.

En l'an 767 (1365-6), le sultan sortit de nouveau pour repousser son cousin, Abou-'l-Abbas, seigneur de Constantine, qui venait d'envahir le territoire de Bougie; mais il se laissa surprendre dans son camp, pendant la nuit, et y perdit la vie. << Plusieurs habitants de Bougie vinrent alors, dit Ibn-Khaldoun, >> me trouver au palais où je résidais, et me prièrent de prendre >> la haute direction des affaires et de proclamer un des enfants >> d'Abou-Abd-Allah. Loin d'écouter cette proposition, je sortis » de la ville, et me rendis auprès d'Abou-'l-Abbas dont je reçus >> un excellent accueil. Je le mis alors en possession de Bougie.»>

Malgré le service important qu'il venait de rendre au seigneur de Constantine, il ne put réussir à gagner sa confiance, et s'étant aperçu que des gens malveillants le dépeignaient au prince comme un homme fort dangereux, il se décida à demander un congé de départ. A peine eut-il quitté Bougie que le prince Abou-'l-Abbas fit emprisonner Yahya-Ibn-Khaldoun et fouiller les maisons des deux frères, dans le vain espoir d'y trouver des trésors. Dans l'intervalle, l'ex-chambellan avait passé chez les chefs des Arabes douaouida pour se rendre auprès du seigneur de Biskera, AhmedIbn-Mozni, dont il avait connu le père. Ce chef le reçut très-bien et l'aida de sa bourse et de son influence.

A peine fut-il installé à Biskera qu'Abou-Hammou, sultan de Tlemcen, fut informé de sa disgrâce, et comme il méditait une expédition contre Bougie, il lui envoya l'invitation de venir à

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