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venir comparaître devant lui. Voulant éviter la nécessité de se rendre auprès du khalife, Ibrahîm annonca sa détermination d'abdiquer afin de se consacrer à une vie de pénitence. Il se revétit alors d'habillements grossiers, fit mettre en liberté toutes les personnes qu'il retenait dans ses prisons et supprima les gabelles (mocabilat). Dans le mois de Rebiâ premier il remit l'autorité suprême entre les mains de son fils, Abou'-l-Abbas, qui venait d'arriver de Sicile, et voulant faire le pèlerinage de la Mecque, il se rendit à Souça et envoya des messagers à Baghdad pour annoncer cette nouvelle 'au khalife. Quelque temps après, il fit prévenir la cour de Baghdad qu'il n'aurait pu donner suite à son projet [de pèlerinage] sans qu'il y eut un conflit entre lui et les Toulounides [qui gouvernaient l'Egypte], et que pour cette raison il s'était décidé à partir pour la guerre sainte. Un appel public de venir combattre pour la cause de Dieu attira plusieurs volontaires auxquels il distribua des fortes sommes, et le 22 du mois de Rebiâ second, il partit de Souça. Arrivé à Nouba, il distribua des armes et des chevaux à ceux qui l'accompagnèrent et accorda une gratification de vingt dinars à chaque cavalier et de dix à chaque fantassin. De Nouba il se rendit par mer à Tripoli, où il passa dix-sept jours à faire des largesses au peuple, et de là il partit pour Palerme où il débarqua le 18 du mois de Redjeb. Son premier soin en arrivant fut mettre fin aux injustices dont les habitants de la Sicile avaient à se plaindre, et après avoir employé quatorze jours à enrôler des soldats et des matelots il se porta sur Taormine. Le siége de cette ville coûta beaucoup de monde aux deux partis, et la garnison se 'défendit avec tant de résolution que les musulmans furent sur le point d'abandonner leur entreprise. Dans ce moment on entendit la voix d'une personne qui récitait ces paroles du Coran : Voici deux adversaires qui se disputèrent au sujet de leur Seigneur; mais on a taillé pour les infidèles des vêtements de feu el on leur versera sur la téte de l'eau bouillante. Alors, les guerriers les plus braves s'élancèrent à l'assaut, décidés à vaincre ou à mourir; ils mirent

1 Coran; sourate 22, verset 20.

les infidèles en pleine déroute, les passèrent au fil de l'épée, les poursuivirent jusqu'aux vallées et aux cîmes des montagnes pendant qu'lbrahîm et ses compagnons pénétrèrent dans la ville, exterminèrent une partie des habitants et firent le reste prisonnier. Il envoya alors son petit-fils Zîadet-Allah contre le château de Tifech, et son fils Abou-'l-Aghleb contre Demonich (Val Demona). L'armée musulmane trouva ces forteresses évacuées et s'empara de tout ce que les habitants n'avaient pu emporter dans leur fuite précipitée. Ibrahîm fit marcher Abou-'l-Hodjr, son autre fils, contre Rametta. Les habitants de cette ville obtinrent leur grâce en se soumettant à payer la capitation. Son général Sâdoun-el-Djeloui somma le peuple de Lebedj (Aci Reale) de se rendre, et bien qu'ils lui offrirent de payer la capitation, il ne voulut point accorder la paix jusqu'à ce qu'ils eussent livré leurs châteaux. Quand il se trouva maître de ces forteresses, il les abattit et en fit jeter les matériaux à la mer. L'armée musulmane se dirigea ensuite vers Messine et, après y avoir passé trois jours, elle partit avec Ibrahîm pour envahir la Calabre. Arrivé dans ce pays, le 26 de Ramadan, il s'approcha de la ville de Kasta dont les députés vinrent audevant de lui solliciter la paix. Il se refusa à leur prière, et fit avancer son armée; mais il resta luimême avec l'arrière-garde, à cause d'une indisposition dont il venait d'être attaqué. Les troupes allèrent camper sur le bord de la rivière, et le 24 du mois de Choual, Ibrahîm leur donna l'ordre de marcher en avant et assigna à chacun de ses fils et à ses officiers principaux leurs différents postes pour l'attaque. On se disposait à donner l'assaut de tous les côtés à la fois, et les catapultes venaient d'être dressées, quand la maladie interne dont Ibrahim souffrait prit subitement une grande intensité; le râle de la mort se déclara, et ses compagnons perdirent tout espoir de le sauver. Sous l'empire de ces circonstances, ils se décidèrent sécrètement à confier le commandement à Zîadet-Allah, fils

1 Variante: Bikech.

Il faut sans doute lire Kasna, qui n'est autre qu'une altération du nom Cosenza.

d'Abou-'l-Abbas et petit-fils d'Ibrahîm. Ibrahim mourut la veille de samedi, 48 de Dou'l-Câda, 289 (octobre 902). Les chefs de l'armée montèrent aussitôt à cheval et se rendirent auprès d'Abou-Moder-Ziadet-Allah, le fils aîné d'Abou-'l-Abbas, fils d'Ibrahim, auquel il proposèrent d'accepter le commandement de l'expédition et de le garder jusqu'au moment où il aurait rejoint son père. Le jeune prince s'adressa alors à son oncle, Abou-'l-Aghleb, et le pria d'accepter ce poste éminent comme en étant plus digne, mais celui-ci craignait trop d'engager sa responsabilité et ne voulut pas y consentir. Les habitants de Kasta qui ne savaient pas encore la mort d'Ibrahîm, sollicitèrent la paix de nouveau, et obtinrent leur grâce. Les musulmans attendirent jusqu'à ce que tous leurs détachements fussent rentrés, et s'en retournèrent alors à Palerme, emportant avec eux le corps d'Ibrahim. On l'enterra à Palerme et on éleva un château sur sa tombe; ensuite tout le corps expéditionnaire rentra en Ifrîkïa.

Ibrahîm était né le 10 du mois de Dou'l-Hiddja de l'an 235 (juin 850); il vécut cinquante-trois ans, onze mois et quelques jours, et avait régné vingt-huit ans, six mois et douze jours. La vie d'Ibrahîm était un tissu de vertus et de crimes: Ibn-erRakîk en a fait le récit et nous en parlerons ici d'une manière abrégée. Selon cet historien, c'était un homme d'une grande résolution, qui gouvernait d'une main ferme. Pendant les sept premières années de son administration, il imita l'excellente conduite de ses ancêtres, mais, après son expédition contre El-Abbas fils d'Ibn-Touloun, lorsqu'il se fut débarassé des troubles que ce prince lui avait suscités, il changea de caractère et de conduite. Alors il commenca à thésauriser, et à tuer ses compagnons, ses intendants et ses chambellans; il finit par ôter la vie à son fils et à ses filles et par commettre des horreurs inouies'.

▲ Ibn-el-Athir, dans ses annales, parle longuement d'Ibrahim-Ibn-elAghleb; il loue la justice et la piété de ce prince et ne fait pas la moindre allusion aux forfaits épouvantables qu'En-Noweiri lui attribue. L'auteur du Baïan s'accorde avec Ea-Noweiri et nous apprend que ces actes de férocité ont été rapportés non-seulement par Ibn-er-Rakik mais par d'autres écrivains.

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Envers ses sujets il était le plus équitable des princes; jamais il ne repoussa un plaignant qui demandait justice, et tous les vendredis, après la prière, il tenait une séance à laquelle tous les opprimés étaient invités, par proclamation, à se rendre. Il arriva souvent que personne ne se présenta à ces audiences, tant était grand le respect qu'on montrait pour les droits d'autrui. Il accabla du poids de sa sévérité les puissants et les riches : « Il n'est permis à personne, disait-il, excepté au prince, de mal faire; et si on laisse croire à ces gens-là que leurs richesses peuvent leur servir de protection, tout le monde serait exposé à leur méchanceté et à leur violence. Si le souverain les épargne, cette indulgence les porte à lui resister et à conspirer contre lui. Quant aux sujets, ils sont le soutien de l'empire, et si l'on permet aux grands de les opprimer, le prince en a tous les désavantages et d'autres en retirent tout le profit. >>

Pendant qu'il se tenait un jour dans la tribune (macsoura) de la mosquée de Raccada, deux hommes de Cairouan se présentèrent devant lui et lui exposèrent qu'ils s'étaient associés avec la Cîda (maitresse), nom par lequel ils désignaient la mère d'Ibrahîm, pour faire le commerce de chameaux et d'autres objets, et qu'elle leur avait retenu six cents dinars qui leur revenaient de droit. Il dépêcha aussitôt un eunuque chez sa mère pour lui faire part de cette plainte. Elle reconnut la dette, tout en s'excusant d'avoir retenu l'argent : « Il me restait, disait-elle, un compte à régler avec eux et, comme ils sont mes débiteurs, je garde cette somme en attendant la liquidation.» Ibrahîm envoya alors l'eunuque lui déclarer que si elle ne leur rendait pas l'argent, il les renverrait tous les trois devant (le cadi) Eïça-Ibn-Miskîn. Elle lui fit tenir la somme sur-le-champ, et il la remit aux plaignants en disant « J'ai rempli mon devoir en vous rendant justice; maintenant, allez régler vos comptes avec la Cîda ou bien vous aurez affaire à moi. » Quand il avait la certitude qu'un membre de sa famille s'était rendu coupable d'une injustice, il le punissait

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avec la plus grande sévérité. Son fils et ses officiers faisaient parcourir les rues et les caravansérails, tous les jeudis, par leurs esclaves et domestiques, afin de découvrir s'il y avait quelqu'un qui eût à se plaindre d'un acte d'oppression; aussitôt, ils l'amenaient chez ce prince ou bien chez un autre membre de la famille, afin que justice fût faite.

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Il répandait à grands flots le sang de ses compagnons et de ses chambellans. Une de ses concubines laissa tomber un mouchoir dont il se servait pour s'essuyer la bouche après avoir bu du nebid (vin); quelque temps après, il le vit entre les mains d'un eunuque et, pour ce seul motif, il fit mettre à mort ce malheureux avec trois cents de ses camarades. Ce fut vraiment là le comble de la tyrannie et de l'injustice. Sur un simple soupçon, il fit décapiter son fils, Abou-'l-Aghleb; et il traita de la même manière huit de ses propres frères qui étaient à son service. L'un d'entre eux avait beaucoup d'embonpoint et demandait grâce, mais Ibrahîm répondit qu'il ne pouvait faire une exception en sa faveur. Plus tard, il fit mourir ses propres filles et se porta à des méfaits tels qu'aucun prince ni émir n'en avaient jamais commis avant lui. Toutes les fois qu'une de ses concubines accouchait d'une fille, la mère d'Ibrahîm prenait soin de l'enfant à l'insçu du père; elle en avait déjà élevé seize, quand, un jour, en le voyant de bonne humeur, elle lui dit : « Seigneur! je désire vous montrer quelques jolies esclaves que j'ai élevées pour vous. >> « Voyons, dit-il, faites-les venir. » Comme il les trouva belles, sa mère lui fit observer que l'une était sa propre fille par telle d'entre ses concubines, et l'autre sa fille par telle autre, les désignant toutes successivement. Il sortit quelque temps après et dit à un esclave nègre appelé Meimoun, qui lui servait de bourreau: « Va et apporte-moi les têtes de ces jeunes filles. » A cet ordre, l'esclave fut pénétré d'horreur, et son maître, voyant son hésitation, éclata en injures contre lui et le menaça de l'envoyer dans l'autre monde avant elles. Il alla donc

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