religion des vainqueurs; car plusieurs grandes nations les avaient tenus dans la sujétion. Les rois de Yémen, au dire de leurs historiens, quittèrent leur pays plus d'une fois pour envahir l'Afrique, et en ces occasions, les Berbères firent leur soumission et adoptèrent les croyances de leurs nouveaux maîtres. Ibn-elKelbi rapporte que Himyer, le père des tribus yéménites, gouverna le Maghreb pendant cent ans, et que ce fut lui qui fonda les villes de ce pays, telles qu'Ifrikïa et Sicile. Les historiens s'accordent sur le fait d'une expédition entreprise contre le Maghreb par Ifricos-Ibn-Saïli le Tobba [roi de Yémen]. Les princes des Romains, aussi, firent partir des expéditions de leurs résidences, Rome et Constantinople, pour subjuguer les habitants de ce pays. Ce furent eux qui détruisirent la ville de Carthage et qui la rebâtirent plus tard, comme nous l'avons raconté dans notre chapitre sur les Romains. Ils fondèrent aussi, sur le bord de la mer et dans les provinces maritimes de l'Afrique, plusieurs villes devenues ensuite célèbres et dont les édifices et les débris qui restent encore attestent la grandeur ainsi que la solidité de leur construction. Telles étaient Sbaitla (Suffetula), Djeloula (Usalitanum), Mernac 3, Outaca (Utique), Zana (Zama) et d'autres villes que les Arabes musulmans détruisirent lors de la première conquête. Pendant la domination [des Romains], les Berbères se résignèrent à professer la religion chrétienne et à se laisser diriger par leurs conquérants, auxquels, du reste, ils payaient l'impot sans difficulté. Dans les campagnes situées en dehors de l'action des grandes villes où il y avait toujours des garnisons imposantes, les Berbères, forts par leur nombre et leurs ressources, obéissaient à des rois, des chefs, des princes et des émirs. Ils y vivaient à l'abri 1 Il est malheureux pour la réputation d'Ibn-el-Kelbi que notre auteur ait cité de lui un pareil renseignement. 2 Ce chapitre est assez court et passablement exact; il se trouve dans la partie inédite de cet ouvrage. 3 D'après quelques paroles du géographe Abou-Obeid-el-Bekri, on est tenté de placer cet endroit dans le voisinage de Carthage. — (Voyez Notices et Extraits, tome xII, page 490.) d'insultes et loin des atteintes que la vengeance et la tyrannie des Romains et des Francs auraient pu leur faire subir: A l'époque où l'Islamisme vint étendre sa domination sur les Berbères, ils étaient en possession des priviléges qu'ils venaient d'arracher aux Romains, eux qui avaient précédemment payé l'impôt à Héraclius, roi de Constantinople. L'on sait que ce monarque recevait un tribut de soumission, non-seulement d'eux, mais d'ElMacoucos, seigneur d'Alexandrie, de Barca et de l'Egypte, ainsi que du seigneur de Tripoli, Lebda et Sabra, du souverain de la Sicile et du prince des Goths, seigneur de l'Espagne. En effet, les peuples de ces pays reconnaissaient la souveraineté des Romains, desquels ils avaient reçu la religion chrétienne. Ce furent les Francs (Latins), qui exerçaient l'autorité suprême en Ifrîkïa, car les Roum (Grecs) n'y jouissaient d'aucune influence: il ne s'y trouvait de cette nation que des troupes employées au service des Francs; et si l'on rencontre le nom des Roum dans les livres qui traitent de la conquête de l'Ifrîkïa, cela ne provient que de l'extension donnée à la signification du mot. Les Arabes de cette époque ne connaissaient pas les Francs, et n'ayant eu à combattre en Syrie que des Roum, ils s'étaient imaginé que cette nation dominait les autres peuples chrétiens, et que Heraclius était roi de toute la chrétienté. Sous l'influence de cette idée, ils donnèrent le nom de Roum à tous les peuples qui professaient le christianisme. En reproduisant les renseignements fournis par les Arabes, je n'y ai fait aucun changement, mais je dois néanmoins déclarer que Djoreidjîr (Grégoire), le même qui fut tué lors de la conquète, n'était pas roumi (grec) mais franc (latin) et que le peuple dont la domination avait pesé sur les Berbères de l'Ifrikïa, et qui en occupaient les villes et les forteresses, étaient des Francs. Une partie des Berbères professait le judaïsme, religion qu'ils avaient reçue de leurs puissants voisins, les Israélites de la Syrie. Parmi les Berbères juifs on distinguait les Djeraoua, tribu qui habitait l'Auras et à laquelle appartenait la Kahena, femme qui fut tuée par les Arabes à l'époque des premières invasions. Les autres tribus juives étaient les Nefouça, Berbères de l'Ifrîkïa; les Fendelaoua, les Mediouna, les Behloula, les Ghiatha et les Fazaz, Berbères du Maghreb-el-Acsa. Idris premier, descendant d'ElHacen, fils d'El-Hacen [petit-fils de Mahomet], étant arrivé en Maghreb, fit disparaître de ce pays jusqu'aux dernières traces des religions [chrétienne, juive et païenne] et mit un terme à l'indépendance de ces tribus. Aussi, nous disons qu'avant l'introduction de l'islamisme, les Berbères de l'Ifrikïa et du Maghreb vivaient sous la domination des Francs et professaient le christianisme, religion suivie également par les Francs et les Grecs ; mais, en l'an 27 (647-8)1, sous le khalifat d'Othman, les musulmans, commandés par Abd-Allah-Ibn-Sad-Ibn-Abi-Sarh, descendant d'Amer-Ibn-Louaï [chef d'une famille coreichide], envahirent l'Ifrikïa. Djoreidjîr était alors roi des Francs établis en ce pays. Son autorité s'étendait depuis Tripoli jusqu'à Tanger, et la ville de Sbaitla formait la capitale de son empire 2. Pour résister aux Arabes, il rassembla tous les Francs et Roum qui se trouvaient dans les villes de l'Ifrîkïa, ainsi que les populations berbères qui, avec leurs chefs, occupaient les campagnes de cette province. Ayant réuni environ cent vingt mille combattants, il livra bataille aux vingt mille guerriers dont se composait l'armée musulmane. Cette rencontre amena la déroute des chrétiens, la mort de leur chef et la prise et destruction de Sbaitla. Dieu livra aux vrais croyants les dépouilles des vaincus ainsi que leurs filles; et Abd-Allah-Ibn-ez-Zobeir reçut de ses troupes, comme cadeau, la fille de ce même Djoreidjir auquel il avait ôté la vie 3. Le voyage d'Ibn-cz-Zobeir à Medine pour annoncer au khalife et aux musulmans la nouvelle de cette victoire est un fait aussi remarquable et aussi bien connu que les événements dont nous venons de parler. 1 Le texte arabe et les manuscrits portent à tort 29. 2 Carthage reconnaissait l'autorité de l'empereur de Constantinople, et Tanger appartenait aux Goths d'Espagne. 3 L'inexactitude de ce renseignement a été démontrée dans une lettre adressée à M. Hase, membre de l'Institut, et publiée dansle Journal asiatique de 4844. 4 Voyez le récit d'En-Noweiri, dans l'appendice, ne п. On peut aussi Après cette défaite, les Francs et les Roum se réfugièrent dans les places fortes de l'Ifrîkïa, pendant que les musulmans s'occupaient à en parcourir et dévaster le pays ouvert. Dans ces expéditions ils eurent plusieurs rencontres avec les Berbères des plaines, et leur firent éprouver des pertes considérables, tant en tués qu'en prisonniers. Au nombre de ceux-ci se trouva OuezmarIbn-Saclab', l'ancêtre de la famille Khazer, et qui était alors chef des Maghraoua et des autres peuples zenatiens. Le khalife Othman-Ibn-Affan, à qui on l'envoya, reçut sa profession d'islamisme et le traita avec une grande bienveillance. Il lui accorda non-seulement la liberté, mais aussi le commandement en chef des Maghraoua. D'autres historiens rapportent que Ouezmar se rendit auprès d'Othman en qualité d'ambassadeur. Les musulmans prodiguèrent aux chefs berbères des honneurs tels qu'ils n'accordaient ni aux Francs, ni aux autres nations, et ayant remporté sur les Francs une suite de victoires, ils les forcerent à implorer la paix. Ibn-Abi-Sarh consentit à évacuer le pays avec ses Arabes, moyennant un don de trois cents kintars d'or2. Ayant reçu cette somme, il ramena les musulmans en Orient. La guerre civile qui éclata ensuite au sein de l'islamisme empêcha les vrais croyants de s'occuper de l'Ifrîkïa; mais Moaouïa, fils d'Abou-Sofyan, ayant enfin rallié à sa cause la grande majorité de la nation, confia à Moaouïa-Ibn-Hodeidj 3 de la tribu 3 consulter la notice sur Abd-Allah-Ibn-ez-Zobeir que M. Quatremère a publiée dans le Journal asiatique. 1 On a déjà vu, page 199, ce nom écrit Soulat. Dans l'histoire des Maghraoua, l'auteur appelle le même chef Soulat-Ibn-Ouezmar. Les docteurs musulmans ne sont pas d'accord sur la valeur légale du kintar suivant les uns, c'est 1080 pièces d'or (dinar); suivant les autres, c'est plein un grand cuir d'or; d'autres l'évaluent à quarante onces d'or et quelques-uns à 1100 dinars. Ibn-Sîda dit que le kintar est de 400 rolls (livres) d'or ou d'argent, et l'on rapporte que Mahomet a dit: le kintar est de 1200 onces. · (El-Macrîzi; (Poids et mesures musulmans.) - Au moindre taux, les trois-cents kintars d'or mentionnés par Ibn-Khaldoun vaudraient plus de trois millions de francs. 3 L'orthographe de ce nom est fixée par Abou-'l-Mahacen, dans son Nodjoum, an 50, et dans son El-Bahr-ez-Zakher. C'est donc à tort de Sokoun la conduite d'une nouvelle expédition contre ce pays. Ce fut en l'an 45 (665) que ce général quitta l'Égypte pour aller à la conquête de l'Ifrîkïa. Dans l'espoir de repousser cette invasion, le roi des Roum fit partir de Constantinople une flotte chargée de troupes. Cette tentative fut inutile: son armée essuya une défaite totale dans la province maritime d'Edjem, en se mesurant avec les Arabes, et la ville de Djeloula fut assiégée et prise par les vainqueurs. Quand Ibn-Hodeidj fut de retour au Caire, Moaouïa-Ibn- Abi-Sofyan nomma Ocba, fils de Nafè, gouverneur de l'Ifrîkïa. Ce fut Ocba qui fonda la ville de Cairouan. Les Francs, dont la discorde avait affaibli la puissance, se réfugièrent alors dans leurs places fortes, et les Berbères continuèrent à occuper les campagnes jusqu'à l'arrivée d'Abou-'l-Mohadjer, affranchi auquel le nouveau khalife, Yezid, fils de Moaouïa, venait d'accorder le gouvernement de l'Ifrîkïa. Le droit de commander au peuple berbère appartenait alors à la tribu d'Auréba et fut exercé par Koceila, fils de Lemezm, et chef des Beranès. Koceila avait pour lieutenant Sekerdîd-IbnRoumi Ibn-Marezt, l'aurébien. Chrétiens d'abord, ils s'étaient tous les deux faits musulmans lors de l'invasion arabe; mais, ensuite, sous l'administration d'Abou-'l-Mohadjer, ils renoncèrent à leur nouvelle religion et rallièrent tous les Beranès sous leurs drapeaux. Abou-'l-Mohadjer marcha contre les révoltés, et, arrivé aux sources (oïoun) de Tlemcen, il les battit complètement et fit Koceila prisonnier. Le chef berbère n'évita la mort qu'en faisant profession de l'islamisme. Ocba, qui était revenu en Ifrîkïa pour remplacer Abou-'lMohadjer, traita Koceila avec la dernière indignité, pour avoir montré de l'attachement à ce gouverneur. Il s'empara ensuite des places fortes du pays, telles que Baghaïa et Lamboesa 3, et dé que les copistes d'Ibn-Khaldoun et d'En-Noweiri l'ont écrit Khodeidj. 1 La tribu de Sekoun ou Sokoun est une branche de celle de Kinda. (Lobb-el-Lobab d'Es-Soyonti.) Ailleurs ce nom est écrit Zoufi. 3 Dans le manuscrit et le texte imprimé, ce nom est écrit (Lemis); il faut y supprimer un point et lire (Lembès). |