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région des plaines, ils ne réussirent à étendre leur influence qu'en semant la division parmi les grands personnages des tribus. Les marabouts leur furent également d'une immense utilité. En flattant l'amour-propre de ces hommes religieux par des cadeaux et des compliments emphatiques, en leur constituant des apanages seigneuriaux pour satisfaire en même temps leur cupidité, les Tures se créaient ainsi des alliés assez fidèles, dont le concours était fort utile pour mettre un frein à l'esprit indépendant et en même temps turbulent des Kabiles. Je ne répéterai pas ici ce que j'ai déjà dit sur les marabouts des montagnes du Babor, et autres qui servaient les intérêts des Turcs. On trouvera ces renseignements dans mes Monographies de Bougie et de Gigelli.

Tous les ans, un peu avant la moisson, le bey, à la tête d'une petite colonne de troupes turques et de contingents de cavaliers arabes, pénétrait sur les contre-forts des montagnes, aussi avant qu'il le pouvait, sans grand danger. Les populations s'enfuyaient devant lui et se retiraient sur les hauteurs. Le bey s'installait dans le pays, prenait des positions, et faisait alors prévenir les fuyards qu'ils avaient à payer telle somme qu'il fixait arbitrairement, s'ils ne voulaient voir détruire leurs récoltes. Les Kabiles, atteints dans leurs intérêts, s'exécutaient presque toujours. Aussitôt l'amende perçue, le bey se retirait, accompagné le plus souvent à coups de fusil, et laissait le pays dans l'état d'insoumission où il l'avait trouvé en arrivant. Le point que les colonnes turques avaient l'habitude d'occuper pour ces sortes d'excursions est Tazrout, chez les Richïa. Là, existe un vaste plateau appelé Stab-Djebel-el-R'enem. Comme l'eau était assez loin de ce lieu

de campement, le bey El-Hadj-Ahmed fit creuser sur le plateau même, à un endroit humide et couvert de jones, une sorte de grand puisard qui a conservé le nom d'AïnTurc.

Avant l'occupation française, les populations de la montagne, dont l'énergie n'avait pu s'user, vivaient indépendantes des Turcs, qui ne tentèrent jamais de les sou

mettre.

Dans la plaine, les tribus étaient divisées en autant de fractions qu'il y avait de familles puissantes. La politique turque, fondée sur l'art de diviser et d'opposer les influences les unes aux autres, entretenait avec soin ces inimitiés, qui eurent pour conséquence la formation des sofs, c'est-à-dire de ligues offensives et défensives d'un parti contre le parti rival. Des tribus entières, faisant cause commune avec telle ou telle famille féodale, étaient ainsi organisées en confédérations toujours prêtes à s'entre-déchirer pour le motif le plus futile. Afin d'expliquer les causes de certains événements politiques que nous aurons à raconter, il n'est pas sans utilité d'exposer sommairement ici l'origine des rivalités existant dans quelques-unes des principales tribus, ainsi que la position de certains personnages influents.

RIR'A.

Les Rir'a-Dahara et les Rir'a-Guebala, c'est-à-dire du Nord et du Sud, sont deux portions d'une même tribu; ils sont aujourd'hui rangés sous deux commandements distincts, mais ils ont toujours été mêlés aux mêmes événe

ments.

La tradition mentionne un certain lahïa-ben-Msahel

comme chef de cette tribu, et cela, postérieurement à l'invasion hilalienne. Ce labia est représenté comme descendant des Hammadites. D'après cette tradition, il recueillit ou appela à lui des familles étrangères à sa tribu et leur donna des terres.

La suprématie sortit de la famille de Iahïa pour passer dans celle de Ouadfel, fils adoptif du chef de la fraction des Oulad-Mohammed-ben-Iahia. Voici comment la légende rapporte l'adoption de Ouadfel : Une caravane de pélerins revenant de la Mecque, passa sur le territoire des Rir'a. Une jeune veuve, originaire de la tribu des Oulad-Sidibou-Abd-Allah de la province d'Alger, qui se trouvait dans la caravane avec son petit enfant, quitta ses compagnons de route. Elle vint trouver le chef de la fraction des Oulad-Amer-ben-lahïa, et lui demanda s'il voulait la prendre pour femme.

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Quel est ton nom? lui dit le cheikh.

Khetsara (la choisie), répondit-elle.

Khetsara, répliqua le cheïkh, ce nom ressemble trop à Khessara (la perte), je ne veux pas de toi.

Elle alla trouver alors le cheïkh des Oulad-Mouça, Benlahïa, qui lui fit la même réponse. Elle se présenta ensuite au cheikh des Oulad-Mohammed, qui, ayant appris son nom, lui dit Khetsara ressemble, il est vrai, à Khessara. Qu'il y ait gain ou perte, peu m'importe, entre sous ma tente; et il l'épousa. Le cheïkh éleva, comme s'il avait été son propre fils, l'enfant adoptif qui s'appelait Ouadfel.

Devenu homme, ce dernier s'acquit bientôt, par sa bravoure, une certaine influence sur la peuplade au milieu de laquelle il vivait. Il fut, un jour, arrêté à Constantine par le gouvernement ture, qui était mécontent de son

père adoptif. Pour éluder la responsabilité qu'on voulait faire peser sur lui, il représenta que les liens de parenté qui l'unissaient au cheikh Mohammed-ben-lahïa étaient tout à fait fictifs. En se disculpant, il sut plaire à ses juges, et le gouvernement turc lui offrit le commandement de la tribu, s'il voulait s'engager à faire périr son père adoptif. Ouadfel accepta et repartit pour les Rir'a. Grâce à l'appui des Turcs, grâce à son habileté, il se fit accepter du plus grand nombre. Le cheïkh des Oulad-Mohammedben-lahia s'enfuit dans la montagne avec ses partisans, el, après sa mort, les familles qui avaient partagé sa forlune revinrent peu à peu dans le pays.

Pour asseoir son pouvoir naissant, Ouadfel chercha à se constituer une sorte de makhzen, qu'il composa des personnes et des fractions les plus influentes; il sut se les attacher en leur permettant de choisir les meilleures terres, et, progressivement, il parvint à réunir tous les Rir'a sous son commandement. Les descendants de Ouadfel, qui furent Guessoum, Såda, Msaoud, Bou-Abd-Allah, Mohammed ben-Guessoum, Saâd et Moubarek, exercèrent successivement le pouvoir sur la totalité de la tribu. Sous le commandement de Moubarek, un fait, insignifiant en apparence, fut la première cause de l'importance qu'acquit rapidement la tribu des Rir'a, importance qui lui vaut encore maintenant une influence marquée sur les tribus voisines. Le cheikh Moubarek, à la suite de quelques différends survenus entre le bey et lui, se révolta. Il envoya à Alger un de ses parents, pour demander au pacha à relever directement de lui et non du bey de Constantine. Le pacha, mécontent en ce moment d'un de ses lieutenants qui était à la tête d'une colonne près de Bis

kra, résolut de le faire tuer. La femme de ce lieutenant, qui était à Alger, ent vent de cette résolution, et elle s'adressa précisément au messager du cheikh Moubarek pour le prier de prévenir son mari des desseins du pacha. Elle lui donna son anneau comme signe de reconnaissance. Le messager accepta la mission, et partit déguisé avec les cavaliers chargés d'assassiner le lieutenant. Il fit route avec eux jusqu'à Medoukal, oasis du Sahara. Arrivé là, il prit les devants, atteignit la colonne, prévint le chef du danger qui le menaçait, et l'emmena avec lui aux Rir'a. Quelque temps après, ce lieutenant rentra en grâce, et, à la mort du pacha, il lui succéda. Par reconnaissance, il protégea toujours les Rir'a, donna à cette tribu le marché du Khemis, qui, auparavant, se tenait aux Aïad, et les maintint dans le commandement d'Alger.

Jaloux de faire rentrer les Rir'a sous son autoritè immédiate, le bey de Constantine engagea alors le cheïkh Saad, neveu du cheikh Moubarek, à tuer ce dernier, lui promettant de l'investir à sa place.

Le cheïkh Saâd, cédant à ces suggestions, donna une fête dans laquelle il tua son oncle de sa propre main. A la nouvelle de ce crime, une partie des Rir'a ayant pour chef Bou-Abd-Allah, frère du cheikh Moubarek, se souleva contre le cheïkh Saâd. Pendant cinq ans, ces deux fractions bataillèrent. Le cheïkh Saâd fut enfin forcé de quitter la place; il s'enfuit dans l'ouest; mais, bientôt éprouvé par la misère, il revint dans son pays, demanda et obtint l'aman et l'oubli du passé de Bou-Abd-Allah, et s'installa près de lui.

Malgré la leçon qu'il avait reçue, le cheïkh Saâd, loin

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